Pierre Sidon

Notre humanité n’est pas seulement caractérisée par les récurrences de la guerre, des épidémies et des accidents de l’économie, conditions ordinaires de la vie humaine. Elle subit aussi les conséquences décevantes, décourageantes, de ce qu’il est convenu d’appeler le progrès, soit de la technique, sous la forme d’une destruction de la vie et du lien social. Si, en ce qui concerne la première, le sceptique le dispute à l’effondriste, il est difficile de ne pas reconnaitre le « progrès » et l’accélération des mutations de ladite « société », qu’on les accepte, les craigne ou les récuse.

En préférant, à ce concept de société, la notion de discours, Lacan – en plus de tenir à distance le binaire société méchante vs individu libre – nous rend lisible les modalités variées selon lesquelles l’humanité a maintenu à distance la pulsion de mort : cette « pulsion abyssale (…) où ne reste plus que cette anangkè, cette nécessité du retour au zéro de l’inanimé »[1]. Les discours se spécifient en effet d’articuler les modalités du rapport à la « jouissance interdite »[2] : « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance. »[3]

Mais c’est aussi en inventant le mathème supplémentaire du Discours capitaliste, correspondant à la transgression de cette interdiction, qu’il élucide l’affaiblissement contemporain de ces digues et les transformations du lien social qui en résultent. Nous en constatons tous les jours les effets dans la montée de la jouissance au zénith de la civilisation, soit, nous dit Lacan en 1974, qu’« il y a quelque chose qui est devenu impossible du fait d’un certain envahissement… quelque chose que je pointe comme le réel (…) Le réel est devenu d’une présence qu’il n’avait pas avant à cause du fait qu’on s’est mis à fabriquer un tas d’appareils qui nous dominent, comme ça ne s’était jamais produit auparavant. »[4]

L’ensemble des rapports sociaux est concerné par le spectre d’une atomisation des individus en « particules élémentaires »[5], « n’ayant nul discours de quoi faire semblant c’est-à-dire lien social »[6]. Les institutions, en tant que sédimentations qui instituent et constituent le lien social sont particulièrement impactées. En tant que « systèmes intégrés de règles qui structurent les interactions sociales »[7], incluant les règles informelles, les « conventions », mœurs et coutumes, traditionnelles comme la famille, ou instituées par des lois, leur destin est celui du Discours du maître. Les fastes des funérailles de tel Souverain qui émaillent l’actualité ne font que répercuter les désormais lointains échos de l’Empire[8]. Loin de perturber l’emporium des marchés communs, il ajoute ses images au spectacle du monde infiniment continué : pour la galerie (l’expression désigne les spectateurs du jeu de paume ; on peut dire que, d’être entrés dans l’arène, ils sont sonnés, KO, perdus sur le chemin du Pélérinage qu’il n’y a plus… paumés[9]).

Or « quand Lacan formalise le discours du maître, nous dit Jacques-Alain Miller, il dit en même temps que c’est le discours de l’inconscient »[10]. C’est dire que ces remaniements profonds du lien à l’autre, de la politique et des institutions, sont aussi ceux de l’inconscient contemporain : « l’inconscient c’est la politique ». Comment, dès lors, au-delà du cadre profondément remanié de nos existences de sujets de droit, en tant que psychanalystes, pourrions-nous ne pas être intimement concernés par le destin des institutions, dont les institutions de soins auxquelles se consacrent une majorité de ceux que Jacques-Alain Miller épinglait du terme de « travailleurs de la santé mentale »[11] ?

Lacan lit le symptôme social contemporain en termes d’un « temps planétaire » caractérisé par « la destruction d’un ancien ordre social », l’« Empire », auquel se substitue le pluriel des « impérialismes »[12]. C’est ce qu’illustre bien le destin de la monarchie anglaise comme l’a écrit Alain Frachon dans son éditorial du Monde du 15 septembre dernier : « il y eut aussi, entre Londres et ses anciennes colonies, la naissance d’une communauté originale – le Commonwealth. La reine Elizabeth y était attachée. Exerçant une lointaine et symbolique tutelle sur les ex-membres de l’empire, elle a cultivé des liens privilégiés avec eux, faits d’intérêts économiques, militaires et culturels partagés – ces derniers incarnés dans quelques solides piliers : l’anglais, le cricket et le polo (du sérieux). Passé de puissance mondiale à puissance européenne, le royaume s’est épanoui, libéré, enrichi. Il a maintenu sa place parmi les principales économies de la planète. L’abandon de l’empire a sans doute été l’une des conditions de cette histoire heureuse. »[13]

Il s’agit désormais des impérialismes de chacun, consommateur, consommateur des « marchés communs »[14],emporium, impérieux dans ses exigences solipsistes et son identité de jouissance.

C’est à ce sujet que les institutions ont désormais affaire. Il est leur nouveau maître, tandis que les autorités de tutelle plient face à la pression.

Tandis que les « droits de l’usager » ont fait leur chemin dans le fonctionnement des institutions du médico-social depuis leur inscription dans la loi de 2002, le champ s’est depuis transformé à l’instar de toutes les institutions ployant sous l’empire des droits des individus. Dernier en date, l’État Civil disparaîtra-t-il, comme l’interroge récemment Caroline Nissan ?[15] Ce sera au programme des prochaines Journées de l’ECF : « je suis ce que je dis ».

Si l’inconscient c’est l’Autre en tant qu’il ne se réduit pas à l’Un, l’invasion des Uns témoigne de la forclusion de l’inconscient à quoi nous voue le Discours capitaliste. C’est aussi l’amour qui est emporté et, avec lui, le lien social : d’où l’avènement du Hikikomori.

Mais si l’on peut prévoir, voire souhaiter, le maintien d’un reliquat de Discours du maître, c’est surtout le Discours psychanalytique qui est appelé à venir à l’appui afin de ne pas laisser le réel déchaîné envahir l’existence : c’est parce que « le réel prendra l’avantage, comme toujours. Et [que] nous serons, comme toujours, foutus » que « les choses en sont à ce qu’on ait besoin d’analystes »[16].

Quel lien social en découlera, qui ne soit réglé par le Maître ? La fondation et l’expérience de l’École de Lacan développée par Jacques-Alain Miller en donne quelques pistes : cartels, permutation, « transfert de travail », « travailleurs décidés », désir de l’analyste, différence absolue, « épars désassortis »… Nous disposons d’une pléthore de concepts éprouvés par l’expérience et à même de faire poids dans l’urgence qui nous assaille. Et c’est grâce à ceux-ci que nous nous mobilisons à nouveau malgré et grâce à l’extension de l’individualisme qui… nous rassemblera dans cette nouvelle saison des Conversations « Clinique et addictions ».

Les Conversations proposent chaque mois un exposé suivi d’un débat, en présence, à Paris, centré sur la clinique des addictions. Le champ de ladite « addictologie » a été depuis longtemps constitué dans une tentative de scientifisation illusoire car elle n’était que numérisation (voir par exemple sur ce site : Addictologie). Il est temps de reconquérir ce champ par la clinique et la singularité. Nous proposons aux travailleurs concernés par ces problématiques de converser à-partir de nos expériences et d’en extraire un savoir communicable. Il s’agit de ne pas céder à l’isolement en maintenant l’élaboration à plusieurs et la transmission : participer à l’art de la Conversation remis au goût du jour par Jacques-Alain Miller dans un temps où l’usage de la parole qui prévaut est plutôt de l’ordre de « cause toujours » (Coluche sur la démocratie) (voir sur ce site : Conversation). Car comment aiderions-nous ceux qui nous sont confiés ou qui viennent nous voir pour se défaire de leur isolement avec leur addiction si nous restions nous-mêmes seuls ?

Lacan avait, en son temps, nous explique Jacques-Alain Miller dans sa « Vie de Lacan » résisté à un fantasme : « je me suis abandonné, après Fontenelle à ce fantasme d’avoir la main pleine de vérités pour mieux la refermer sur elles »[17].« Cette notation, nous dit Jacques-Alain Miller, me semble indiquer la position primordiale de Lacan comme étant la solitude dans le rapport à la vérité et, de là, au savoir. Le partage de la vérité que seul on a acquis, ce partage qu’on appelle l’enseignement de Lacan en définitive, c’est une concession. C’est une concession faite aux autres en leur permettant d’assister à l’élaboration qui se fait seul. Lacan qui crée une École, Lacan qui crée des cartels, ce Lacan est aussi bien celui qui pose que ce qu’il fait, il le fait seul. »[18] Plus loin, il nous explique : « Il y a une cohérence parfaite entre ici la façon dont il fait son entrée en psychiatrie et en psychanalyse. Le stade du miroir tel qu’il le présente c’est évidemment le drame du rapport à l’Autre, d’un rapport foncièrement instable qui oscille entre l’Autre et moi et qui bascule entre ceci et l’Autre me dépossède de mon être, ce qui engagera Lacan dans la recherche de ce qui peut pacifier le rapport à l’Autre, de ce qui peut défaire l’évidente affinité paranoïaque de la structure du stade du miroir. Dans cette veine, il m’apparait que dans son tout premier enseignement, Lacan n’a parlé que de ça, ou au moins que ceci a été le pivot de sa réflexion : comment surmonter l’affinité paranoïaque de l’homme ? » De même : dans la « logique collective où le rapport à l’Autre, nous dit J.-A. Miller, est constituant sous la forme d’un groupe de trois, les fameux trois prisonniers, formés de relations réciproques (…) c’est un apologue qui montre comment on surmonte le pathétique du rapport à l’autre : « L ‘assertion de certitude anticipée » se conclut sur la reconnaissance réciproque de l’humanité de chacun. »[19] Et : « C’est au moment où Lacan résout la paranoïa par la parole (…) qu’il détermine que son enseignement commence à proprement parler, avec son écrit dit « Rapport de Rome ». C’est à ce moment-là̀ que cessent ses « Antécédents », c’est le moment où la parole lui paraît la puissance capable de surmonter et de résoudre la paranoïa native du moi. »[20]

Dans son interprétation inouïe de « Lacan analysant », Éric Laurent concluait que « Lacan analysant est celui qui a su rêver plus loin que Freud et affronter l’insupportable de la question féminine pour un homme, et ce, dans des termes qui allaient renouveler la psychanalyse de façon décisive (…) L’analysant Lacan allait s’avancer en payant de sa personne, sans la garantie des systèmes de parenté standard, dans l’espace de confrontation avec la femme, et de la féminisation impliquée par la position de l’analyste. D’Aimée à Encore, la conséquence est bonne. Grâce à la lettre, il finira par donner le mathème, la raison ininscriptible de la passion entre les sexes. Il pourra s’appuyer sur cette écriture pour formuler un amour qui inscrive l’indignité pulsionnelle, la Chose, la Ding de chacun. C’est l’amour « plus digne » que Lacan analysant appelle de ses vœux, c’est l’aperception qu’il a ouverte pour nous tous, un par un. »[21] De l’Un qu’il y a, à l’Autre, tel est notre désir dans ces Conversations.

[1] Lacan J., Le transfert, Le Séminaire, Livre VIII, Le Seuil, 2001, p. 226.

[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits II, Paris, Seuil, 1971. p. 302.

[3] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, Le Seuil, 2001, page 364.

[4] Lacan J., « Alla “Scuola freudiana” », le 30 mars 1974, in Lacan in Italia 1953-1978. En Italie, Lacan, La Salamandra, Milan,1978, p. 107-108.

[5] Selon le titre du roman de Michel Houellebecq

[6] Lacan J., « La troisième », Revue La Cause freudienne, n° 79, 2011, pp. 11-33.

[7] Selon la conception de Geoffrey M. Hogdson, professeur en « institutional economics ».

[8] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, Le Seuil, 2001, pp. 362-363.

[9] Wikipedia nous informe qu’ « Au début des pèlerinages vers Compostelle à l’époque carolingienne, des pèlerins francs vers Compostelle quittant la Navarre débouchaient sur des vastes plateaux dénudés sans vrai chemin balisé. Une partie de ceux-ci semblaient faire signe de la main avec les doigts écartés qu’ils s’étaient perdus. Les autochtones les désignaient ainsi de palmados ou paulmados ; ce que sans bien comprendre, certains ont par dérision traduit en pau(l)més, ceux qui tendaient simplement la paume évoquant vaguement la coquille jacquaire ou simplement la feuille de palmier. »

[10] Miller J.-A., « L’inconscient c’est la politique », Hebdo-Blog n° 105, 2017, revue sur Internet, extrait de : « Intuitions milanaises », Mental n°11, 2002.

[11] In Lacan J. « Autres Écrits », Le Seuil, 2001, p. 517.

[12] Lacan J., Ibid.

[13] Frachon A. « Sur la manière de survivre brillamment à la fin d’un empire, Elizabeth II savait des choses que Poutine ignore toujours », Le Monde, 15.9.22

[14] Lacan J. « Proposition sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Le Seuil, 2001, p. 257.

[15] Nissan C., « Vers un effacement de l’État Civil », Hebdo-Blog n°278, 2022, sur Internet.

[16] Lacan J., « Entretien au magazine Panorama. Questions d’Emilio Granzotto », La Cause du désir, n° 88, 2014, p. 171.

[17] Lacan J., Écrits, Le Seuil, 1966, p. 151.

[18] Miller J.-A., « Vie de Lacan », Cours du 17.2.2010, l’Orientation lacanienne, tenu dans le cadre de l’Université Paris VIII, inédit.

[19] Miller J.-A., Ibid., Cours du 7.4.2010.

[20] Miller J.-A., Ibid, Cours du 14.4.2010.

[21] Laurent É., « Lacan analysant », La cause freudienne, n° 74, 2010, p. 79.

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