Un étrange paradoxe contemporain : jouir et se soigner : les nouvelles obligations de la santé mentale

 

Fondée sur la contrainte, l’institution de soins est un dispositif du Discours du maître. La psychiatrie, même si elle se rêve libre, affranchie de son histoire et de ses missions d’ordre public, est aussi historiquement et structurellement comme un auxiliaire de police. Il en est de même de la santé mentale, sous ses atours bienfaiteurs : une tyrannie douce du bien-être dans le silence des organes et au-delà… Soigner est devenu un impératif sans limite dans le paradigme contemporain où le droit de souveraineté est passé de « faire mourir ou laisser vivre » à « faire vivre et laisser mourir » (Foucault). Dans cette tyrannie du Bien sans envers qui étend son Empire (Philippe Murray), il n’y a plus d’anormalité et le pousse-à-jouir – forme du surmoi contemporain – s’étend. Mais avec lui, ses excès sont à soigner : jouir et se soigner de jouir… trop ! Comment trouver la bonne mesure ? C’est le secret du succès de ces nouveaux épicurismes dont les marchands d’ataraxie font commerce jusque sous la bannière de l’Université. « La passion est positive quand elle laisse encore le loisir de gérer la vie quotidienne », professe l’un d’eux !! En attendant, la consommation flambe : « just do it » ! et dans le même temps « la consommation d’alcool est dangereuse pour la santé. » Ecartelés entre ces deux Surmois le sujet contemporain peut être amené à franchir les lignes et à devoir se soigner par obligation de justice. Il n’y a pas d’envers du bien-être  ! Il n’y a pas d’envers de ce surmoi. Précipité au CSAPA, le condamné peut rencontrer l’occasion de trouver un chemin singulier.

Pierre Sidon

Avec Ana de Melo & Eric Colas

 

Ana de Melo

Le discours du maître est le moyen par lequel une société tente de maitriser la jouissance. Lacan situe le discours analytique comme seule façon d’en délivrer les ressorts normatifs.

Il est très courant de recevoir au CSAPA, où j’exerce en tant que psychologue, des sujets adressés par un membre de la famille, par un médecin, par la justice…  Dès lors peut se créer une tension pour le sujet, tiraillé entre la demande de l’Autre et son impératif de jouissance.

Dans « Kant avec Sade »[1], Lacan avance l’impératif insensé de la jouissance : il faut surtout que ça ne serve à rien. Puis, dans le séminaire Encore, la jouissance se définit comme « ce qui ne sert à rien ».[2]

Quels enjeux pour la clinique ? Déjà, il est possible d’avancer que nous ne savons et ne pouvons pas tout. Mais aussi que vouloir s’approcher de « ce qui ne sert à rien », ce réel de la jouissance qui excède les normes du discours du maître aussi bien que les normes du sujet lui-même est un appel au savoir.

Je propose d’aborder cette question à partir d’un cas clinique, où le sujet confondu par la demande de l’Autre et confronté à l’inconciliable s’adresse à un psychologue dans un Centres de Soin, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie.

[1]Jacques LACAN, « Kant avec Sade », dans les ECRITS, Paris, Seuil, 1966, p.765-790.

[2]Jacques LACAN, Le séminaire, livre XX, ENCORE, Paris, Seuil, 1995, pg.13.

Eric Colas : Variétés de l’obligation

Nous recevons des usagers condamnés à une « obligation de soin ». Cette condamnation est souvent associée à une peine d’incarcération (ferme, uniquement en sursis, aménageable en placement extérieur ou avec un bracelet électronique), à une amende, des jours-amendes, un retrait ou une suspension du permis de conduire et quelques contraintes, comme de trouver un travail, pointer au commissariat, ne pas aller dans certaines villes ou ne pas rencontrer certaines personnes. Pour ceux qui viennent dans un CSAPA, on leur a reproché des faits en lien avec des stupéfiants ou de l’alcool : possession, trafic, bagarre, trouble à l’ordre public, conduite sous l’emprise d’un produit.

L’exécution de cette condamnation est vérifiée par le Juge d’Application des Peines (JAP) et organisée par les conseillers du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP). Ils orientent ces justiciables vers nos services pour « l’obligation de soins ». La prise de rendez-vous dans notre institution est à leur initiative. Souvent, ils nous demandent d’informer le JAP ou la SPIP qu’ils n’ont pas besoin de tout cela, car ils ont réglé leurs problèmes, que tout ça, ce sont de vieilles histoires, qu’ils ont changé de vie, ne se droguent plus, … Ce qui des fois est vrai. Mais quand même, il reste la condamnation.

Ils nous demandent d’attester de leur exécution de leur obligation, mais pas de se soigner d’une addiction ni d’un symptôme. C’est pour eux l’occasion de rencontrer des soignants spécialisés (psychologue, addictologue, psychiatre) et qu’ils parlent un petit peu d’eux, de ce qu’était leur vie à cette époque, de ce qu’ils font depuis. Parfois, ils déplient leur rapport à la société, à leur famille, la place qu’ils y prennent, l’Autre auquel ils ont affaire et qui cette fois a barre sur eux, via cette obligation. Nous ne sommes pas complaisants concernant cette peine qu’il ne nous appartient ni d’abolir, ni d’abréger. Cette condamnation et son obligation sont pour nous choses sérieuses.

Lors des rendez-vous, nous les écoutons, discutons et à la fin, nous leur remettons une attestation de passage qu’ils produiront aux services du JAP. Le contenu des entretiens nous appartient : il n’y a pas de compte-rendu fait à la Justice, qui ne nous le demande pas. Parfois, un appel téléphonique s’impose lorsque l’état de l’usager se dégrade, qu’il va récidiver ses actes délinquants, voire criminels. La prise de rendez-vous leur appartient : c’est leur choix d’accepter de ne pas être seul dans ce monde et de se soumettre un peu à quelques règles communes, maintenant qu’ils sont hors les murs de la prison et que la contrainte n’est plus exercée directement par la force. Nous constatons ce qu’ils en font, ce que cela rencontre chez eux.

Nous nous proposons d’illustrer quelques figures d’ « obligés », comme ils se présentent. « J’ai une obligation de soin », « je suis obligé de venir ». À l’instar desdits « toxicomanes » à qui certain a demandé « ce que ça voulait dire », ceux-là sont des obligés qui ne demandent pas en leur nom mais qu’un Autre contraint, sous peine d’aller en prison, ou d’y retourner. Il y a quelque chose qu’ils ont fait et qu’en général ils renâclent à expliquer, voire dont ils ne peuvent presque rien dire quand ce n’est qu’un acte, pur et simple.

Et nous signons pour eux une attestation qu’ils pourront remettre à cet autre qui les oblige, afin de renouer régulièrement cette boucle. Les rendez-vous exigés par le SPIP sont généralement mensuels, mais rares sont les « obligés » à respecter cette fréquence. Sauf à souhaiter parler d’eux ou craindre l’imminence d’une nouvelle peine privative de liberté.

La rencontre se fait à-partir de cette obligation dont nous demandons le récépissé du jugement. Nous le lisons avec eux et leur en demandons des explications : on ne sait pas a priori ce que ça veut dire pour eux, ce que ça a changé dans leur vie, en plus de la barrière langagière de la Justice et du Droit dont les mots leur sont Autre, comme à tous. La suite des rencontres peut permettre de nommer un peu du Réel qu’ils ont rencontré.

Le 23 mars 2020 à 20h30

Renseignements et inscriptions sur addicta.org/conversations