Pierre Sidon

Récemment apparu sur la scène de la prise en charge desdites addictions, l’Entretien Motivationnel est venu combler un manque. Il prend désormais une place importante dans l’accueil des patients au cabinet du médecin ou au sein des institutions de soins. À quelle nécessité est-il venu répondre ? Peut-on ou doit-on s’en passer ?

L’entretien motivationnel a été imaginé et conçu dans l’espoir d’écarter des thérapies cognitivo-comportementales le maximum de sujets susceptibles d’abandonner le traitement en cours, car leur taux important mine les résultats statistiques sur lesquelles elles fondent leur marketing. Dans l’approche psychanalytique, qui fonde au contraire ses preuves sur ses réussites au cas par cas, le diagnostic, avec Freud, se fait au cours du traitement – j’avance et je vois, disait ailleurs Napoléon. Le premier traitement est déjà l’accueil, pourquoi pas inconditionnel, et cet accueil est déjà un premier traitement. À un premier niveau, on pourrait dire avec Heinz Kohut cité par Éric Laurent[1]que « c’est ce oui fondamental que Kohut considère comme l’essentiel de l’opération psychanalytique. Il l’attribue à la mère, mais il s’agit plus profondément de la fonction de la Bejahung, celle que Lacan attribue au Witz. »[2]

Des contre-indications aux traitements

Cependant, s’il n’est pas exigé de test psychotechnique ou d’examen de motivation pour entrer en contact avec un analyste, la question des contre-indications au traitement psychanalytique a fait débat dès Freud avec la question des psychoses. En 1913, il conseillait ainsi : « Quand le patient est atteint non d’hystérie ou de névrose obsessionnelle mais de paraphrénie, le médecin est dans l’impossibilité de tenir sa promesse de guérison et voilà pourquoi il a tout intérêt à éviter une erreur de diagnostic »[3]. Freud avouait même un certain recul devant ce qu’il identifiait comme psychoses : il écrivait ainsi en 1928 à Istvàn Hollos : « Je n’aime pas ces patients… Je m’ennuie avec eux… Je les sens beaucoup trop distants de moi et de tout ce qui est humain. Curieux type d’intolérance, qui certainement me rend incapable d’être un psychiatre. »

Il est pourtant attesté qu’il n’a pas « reculé » devant la pratique, et sans parler même des psychoses qu’on dirait aujourd’hui « ordinaires » avec Jacques-Alain Miller, et non diagnostiquées comme telles par lui, au premier rang desquelles celle de l’homme aux loups. Freud atteste ainsi, dans sa correspondance avec le pasteur Pfister, qu’il a su faire passer son désir épistémique derrière son désir thérapeutique, notamment avec son patient nommé A.B. et dont une enquête du psychanalyste David J. Lynn en 2007 a rapporté des éléments cruciaux[4] : « Ce qui me fait de la peine, dans son cas, écrit Freud, c’est la conviction que cela finira très mal si cela ne finit pas bien. J’entends que le garçon se donnera la mort sans le moindre scrupule. C’est pour- quoi je n’épargnerai rien de ce qui pourrait écarter cette issue. » (3 janvier 1926) et : « Je pense que je vais laisser de côté le problème médical du diagnostic et continuer à travailler sur le matériel vivant (…) L’impression que sa personne vaut bien tous ces efforts n’est pas accessoire. » (14 septembre 1926). Le 11 avril 1927 : « Je ne m’arrête pas au problème du diagnostic ; il est certain qu’il y a chez lui en abondance des traits schizophréniques, sans que je puisse pour autant le rejeter dès maintenant. » Le 28 juillet de la même année, Freud écrit à la mère du patient : « Je n’ai pas le droit de vous cacher que le diagnostic dans le cas de votre fils est celui de schizophrénie paranoïde. Cependant, vous avez le droit de souligner qu’un tel diagnostic a peu de sens et ne nous aide pas à évaluer l’incertitude quant à son avenir. Même Rousseau était un cas pareil, non moins anormal (…) On peut garder beaucoup d’espoir, mais on doit garder aussi autant de craintes. »

La liberté de Freud à l’égard de la technique psychanalytique apparaît aussi nettement dans cette enquête formidable de Lynn lorsqu’il rapporte avoir interrogé des psychiatres qui ont pris en charge A.B. dans les années 60 : « Le patient leur avait décrit en détail le processus de son analyse avec Freud. Celui-ci n’insistait pas toujours sur les associations libres; parfois, il permettait à A.B. de s’asseoir… » Lynn module encore la réticence de Freud envers les patients psychotiques en s’appuyant sur une lettre de 1925 à Pfsiter : « Dans le cas de A.B., dans la lettre du 22 février 1925, Freud indiquait à Pfister qu’une évaluation initiale était essentielle, mais la suite a montré que Freud utilisait les rencontres initiales, non pas pour écarter une psychose objectivement établie, mais plutôt pour évaluer son expérience personnelle à l’égard de son futur patient. Freud a ainsi admis et gardé A.B. en analyse, malgré sa psychose, car le patient lui a plu. » Lynn fait pour finir l’hypothèse que A.B. lui a permis d’avancer dans sa théorie sur le fétichisme.

Le désir plus décidément orienté des successeurs de Freud de traiter les psychoses (Bleuler, Jung, Abraham puis Mélanie Klein notamment et enfin Lacan) nous permettent aujourd’hui d’accueillir et de prendre en charge toute demande « d’un qui souffre de son corps ou de sa pensée »[5], fut-il épinglé d’un diagnostic de psychose. Il en est de même des sujets dits addicts, sans devoir évoquer déjà ladite « comorbidité » ou « double diagnostic » souvent en question dans ces cas.

L’ambition de l’Entretien Motivationnel

Quant aux TCC, si elles pâtissent d’une faible attractivité qui occasionne un fort taux d’abandon en cours de traitement, disons tout de suite que c’est parce qu’elles conçoivent l’être parlant comme une machine cognitive sans pouvoir prendre en compte le corps parlant et sa faille épistémo-somatique. Muni de cette abstraction, ils pensent, comme Jean Cottraux par exemple, que quelques séances peuvent suffire pour épingler les « scénarios de vie »[6]en cause dans la répétition et les désactiver par la force de la suggestion. Je ne résiste pas à la tentation d’en donner un exemple reçu pas plus tard qu’il y a quelques jours d’un courrier adressé à nous au CSAPA – c’est la pointe la plus récente du phénomène me semble-t-il :

Bonjour, 

Étudiant en M1 « psychologie clinique et psychothérapies », je souhaiterai effectuer, dans le cadre de mon mémoire, une recherche expérimentale dans votre structure. Cette dernière porte sur l’entretien motivationnel.

[etc..]

L’hypothèse générale que je pose est la suivante: après deux mois d’entretiens motivationnels, les sujets auront un besoin moindre d’avoir recours à la consommation d’alcool.

[etc..]

Ce courrier, largement amputé ici pour des raisons confidentielles, relève d’une naïveté complète à moins qu’il ne s’agisse purement et simplement d’un délire de présomption.

On peut décrire simplement la tentative de l’Entretien Motivationnel comme celle d’une récupération du transfert volontairement éliminé du processus de la thérapie cognitivo-comportementale : ne s’agit-il pas d’un dialogue là où la thérapie se fonde sur la suggestion autoritaire éventuellement administrée par le truchement d’un manuel ou d’un ordinateur sans la présence d’un opérateur humain ? Pas étonnant que la méthode tourne court dans bien des cas. Aussi l’Entretien Motivationnel intervient à cet endroit pour réintroduire une présence thérapeutique désirante.

Malheureusement elle vise, encore, à subvertir la jouissance du sujet en la faisant rentrer, à coup de reformulations et de calcul économique, dans une comptabilité visant à convaincre le sujet de réformer les habitudes qui lui nuisent. L’idée est qu’il en ignore les effets péjoratifs et qu’il suffit de rectifier son évaluation erronée, ses « discordances cognitives ». Nous avons illustré ces conceptions dans le dialogue théâtral fictionnel « Addictodialogue » que nous avons joué à quelques-uns lors du 2èmeColloque International du TyA à Barcelone en mars dernier[7]. Pour le dire en quelques mots, la motivation est du Moi qui est, selon Lacan, « fonction de méconnaissance » et qui, en tant que telle, elle ignore ce que le sujet, sa jouissance, veut : d’où la loufoquerie inhérente à toute pratique qui s’appuie sur ce savoir. Il s’agit d’une idéalisation complète qui fait du patient une machine cybernétique boguée dont il suffirait de réparer le programme erroné.

Néanmoins, le simple fait que cette modalité d’entretien réintroduit le corps parlant d’un professionnel de santé dans une machine thérapeutique d’où il était évacué, suffit à relancer la relation et la thérapeutique qui s’appuie sur elle. Cette réintroduction répond donc au manque qu’on a fabriqué et en effet les thérapeutes TCC voient d’un bon œil qu’on rétablisse un peu de chair, y compris au cours du traitement afin de réinstaller quelque chose du transfert indispensable à la poursuite de la thérapie.

Mais cette procédure a aussi l’avantage de donner corps et fonction aux professionnels qui interagissent avec le patient en les élevant à un équivalent officieux de psychothérapeute. Ce faisant, elle n’est qu’une nième resucée de la « méthode » que Lacan épinglait comme celle « du grand patron » dans son Discours aux psychiatres, afin d’éviter l’angoisse « inhérente » à la « rencontre avec le fou » : « il interpose entre lui et le fou, un certain nombre de barrières protectrices, qui sont à la portée des grands patrons, il met, par exemple, d’autres personnes que soi, n’est-ce pas, qui lui fournissent des rapports… »[8]

Malheureusement, les principes sur lesquels il repose, reformulation et numérisation, le rendent inapte à répondre aux objectifs qu’il s’assigne : la numérisation, d’abord, car : « D’un côté, il y a donc le Quantified Self et tout ce qui peut se numériser, nous dit Éric Laurent, et, de l’autre, il y a ce qui se numérise pas : la jouissance qui, elle, justement est toujours soit en excès, soit en défaut, et ne cesse de se loger dans les failles de tout ce qui peut venir à se numériser. »[9]Et d’autre part, la reformulation, dont les buts ne sont pas à même de masquer le désir de maître qui les sous-tend : il s’agit de contrefaire son expression et pour amener le sujet à rejoindre, à son corps défendant, le désir thérapeutique. Celui-ci relève comme tel, nous a enseigné Jacques-Alain Miller, du Discours du Maître. Ainsi l’énoncé de l’opérateur ne peut-il, dans son inauthenticité, démentir son désir qui transparaît dans l’énonciation. Qu’on se réfère au Manuel pour juger de ces dialogues dont le niveau ne se compare en rien à la sophistication et à la délicatesse de la direction de conscience, évoquée par Lacan dans ses « La direction de la cure » : « Le psychanalyste assurément dirige la cure. Le premier principe de cette cure, celui qu’on lui épelle d’abord, qu’il retrouve partout dans sa formation au point qu’il s’en imprègne, c’est qu’il ne doit point diriger le patient. La direction de conscience, au sens du guide moral qu’un fidèle du catholicisme peut y trouver, est ici exclue radicalement. Si la psychanalyse pose des problèmes à la théologie morale, ce ne sont pas ceux de la direction de cons­cience, en quoi nous rappelons que la direction de conscience en pose aussi. »[10]J.-A. Miller en a donné jadis aussi une évocation détaillée à l’occasion de sa critique de Pierre Rosanvallon à propos de la pratique jésuitique amenant le sujet à « pencher » du côté de son conseil. Comparé à cette noble tradition, l’Entretien Motivationnel, évoque plutôt un des premiers embryons de conversation cybernétique du proto-logiciel LISA programmé en LISP et qui tournait sur des machines grand public (Apple II) dans les années 80 en émulant joyeusement un psy caricatural…

Il n’y a pas de métalangage

Le à 21 avril 1971 à Tokyo, Lacan explique :  « Il est d’autant plus difficile d’en parler qu’on ne pourra jamais le faire qu’avec des paroles, c’est-à-dire qu’on ne peut pas en sortir. Si vous ne prenez pas au départ la notion qu’il n’y a pas de métalangage, c’est ce que j’enseigne, vous tomberez dans tous les pièges. Il n’y a pas de métalangage, c’est-à-dire plus on parle du langage plus vous vous enfoncez dans ce que l’on pourrait appeler ses failles et ses impasses. Je ne fais là que donner l’amorce de ce qu’implique un certain usage des termes linguistiques : usage dans lequel je ne me sens aucunement dans la dépendance du linguiste. J’en fais ce qui me convient, et jusqu’à un certain point, si j’écris comme j’écris, c’est à partir de ceci, que je n’oublie jamais, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage. En même temps que j’énonce certaines choses sur les discours, il faut que je sache que d’une certaine façon c’est impossible à dire. C’est justement pour ça que c’est réel. (…) Ce que j’ai appelé le grand Autre, ce lieu indispensable à penser même ce qui est de l’ordre du symbolique ; sa principale caractéristique c’est qu’il n’existe pas. C’est bien pour ça que j’ai écrit signifiant de grand A barré. C’est un signifiant de la non-existence du grand Autre comme tel. C’est un signifiant indispensable à ce que fonctionne tout l’appareil. Il est bien certain qu’il ne faut jamais oublier que puisque il n’y a pas de métalangage, en disant même quelque chose comme ça, nous disons quelque chose qui doit forcément y échapper, n’être pas maniable. »[11]Et en 72 à Milan, lapidaire, répondant à une question dans la salle : « Il faut dire aux gens qui parlent du métalangage : alors, où est le langage ? »[12]

Dans son article « Interpréter la psychose au quotidien »[13], Éric Laurent dépliait largement les conceptions à l’œuvre dans la pratique analytique : Il n’y a pas un niveau qui serait un langage objet – le matériel – et le niveau de l’interprétation qui serait d’un niveau distinct et qui serait appliqué sur le segment de « matériel ». On peut concevoir toutes sortes de formes de cette application. Cela peut être un long segment de « matériel » et une petite interprétation ou bien une interprétation aussi extensive que le « matériel ». Quoi qu’il en soit, dans une conception de ce genre, les deux niveaux sont soigneusement distincts. Cette conception de l’interprétation appliquée à un langage objet est la plus répandue dans les orientations psychanalytiques. » Après avoir déployé le débat entre Kohut, Wallerstein et Etchegoyen, il concluait que, malgré ses critiques, « Etchegoyen sauvegarde une théorie dénotative de la vérité. Cette conception permet donc à Horacio Etchegoyen d’aller même jusqu’à une sorte de positivisme logique de l’interprétation. En effet, à un moment donné, l’interprétation a une signification isolable et vise une correspondance assurée. », évoquant la nécessaire postulation d’une « table de vérité » dans cette conception. Tandis que « Lacan laisse de côté l’épistémologie de l’adéquation. Il situe l’interprétation comme évocation, elle « fait entendre ». Ce qu’il s’agit de faire entendre est déterminé par la direction de la cure. L’interprétation selon Lacan n’est pas adéquation, elle est créationniste, elle détermine ce qu’il faut faire entendre à l’analysant (…) Dès «Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan situe l’interprétation loin d’un métalangage. C’est une dimension de la parole où se nouent, de façon spéciale, parole et langage. À partir de la mise en valeur de «l’instance de la lettre » et au détriment de la fonction de la parole, Lacan reformule sa thèse fondamentale sous la forme : «le désir, c’est son interprétation ». Cette formulation s’oppose à la définition d’un désir inconscient définissant le niveau d’un langage objet et à l’interprétation de ce désir inconscient comme ^langage qui je déchiffrerait en le surplombant. Dire que «le désir, c’est son interprétation », revient à faire coïncider les deux niveaux. On ne peut plus alors séparer le désir inconscient du niveau de l’interprétation. C’est dire aussi que l’interprétation déployée se soutient d’un désir, à l’occasion du désir du psychanalyste d’interpréter. Une autre façon de reformuler le principe de l’interprétation est de dire que l’interprétation est une ponctuation. C’est un fait que Jacques-Alain Miller a dégagé avec force. Il a même réussi à la soutenir à la radio, sur France-Culture. Elle se situe au niveau même de l’inconscient structuré comme un langage. La ponctuation fait interprétation car elle est située au même niveau que le discours inconscient. L’inconscient est un langage avec des ponctuations. On demandait à Umberto Eco à une époque où il était le chouchou des médias avec son Nom de la Rose : « Qui êtes-vous dans le roman? » Il répondait : «Je suis le point-virgule.» Se donner la place de celui qui ponctue, se donner la place de la ponctuation même, est une ré­ ponse très lacanienne. C’est une interprétation-ponctuation formulée en abîme. Jacques-Alain Miller formule ceci de façon frappante en disant que 1’analyste est l’éditeur du texte de l’analysant. »

Nous en donnerons une illustration clinique au plus près du texte d’une analysante en tout début de traitement lors de la soirée du 29 mai prochain à la Conversation Clinique et Addictions du TyA Envers de Paris.

Une entrée en analyse d’un sujet addict.. 

[Il s’agit d’un sujet notamment alcoolique qui en quelques séances se sépare de l’alcool en traitant une relation à la mère caractérisée par un abus massif. Nous ne rapportons pas ici ces éléments cliniques privés impropres à la publication.]

Commentaires sur le transfert et l’interprétation

En 1958, Lacan s’était arrêté sur la question du transfert dans les psychoses. C’est le passage, dit Dominique Laurent, du régime du « patriarcat au partenaire jouissance »[14], soit la « réduction qui fait la clef de la manœuvre du transfert avec un partenaire de jouissance sans la garantie du Nom-du-Père, évoquait Éric Laurent à Barcelone. N’est-elle pas à situer, poursuit-t-il, comme préliminaire à la grande réduction finale du dernier enseignement de Lacan ? »[15]. Comme en témoigne ce cas – on en jugera -, la pratique peut se passer de cette croyance du sujet. Le rejet du signifiant « perfectionniste » nous en a très tôt averti. Dans Le moment de conclure, séance du 15.11.77 Lacan dit : « Le sujet supposé savoir, d’où j’ai supporté, défini le transfert, supposé-savoir quoi ? Comment opérer ? Mais ça serait tout à fait excessif que dire que l’analyste sait comment opérer. Ce qu’il faudrait, c’est qu’il sache opérer convenablement, c’est-à-dire qu’il se rende compte de la portée des mots pour son analysant, ce qu’incontestablement il ignore. » Il s’agit que l’analyste, lui, ne l’ignore pas, ce qui n’est pas toujours immédiat.

Si « la névrose, ça tient aux relations sociales. », dit encore Lacan en 1977[16], par contre « il n’y a rien de plus naturel que l’automatisme mental,évoque-t-il le même jour. Qu’il y ait des voix…
des voix, d’où viennent-elles ? Elles viennent forcément du sujet lui-même (…)  C’est normal l’automatisme mental. (…)
Il y a quand même, quand même quelque chose qui peut s’appeler de mauvaises habitudes. Si on se met à se dire des choses à soi-même… » Mais lorsqu’un sujet se présente pour parler de lui à un autre, fût-ce seulement pour le prendre à témoin, il ne parle plus tout à fait seul et il transforme de fait son rapport au savoir. Peut-on supporter pour autant qu’il ne nous suppose pas un savoir ? C’est probablement affaire de structure chez l’analyste avant que d’être de formation. – Moi, j’étais fait pour ça -. Mais Lacan recommandait déjà en 58 « une soumission entière, même si elle est avertie, aux positions proprement subjectives du malade »[17] : n’est-ce pas lui qui sait ? L’apport des psychoses à l’analyse des névroses, n’est-ce pas, dès lors, l’hygiène même que recommandait Lacan en 1967, dans sa « Proposition du 9 Octobre » ? : l’analyste n’a pas à « se glisser dans ce signifié [celui du Sujet-supposé-Savoir], même si son partenaire l’en habille. »[18]

Quelle pratique dès lors ? En 1956 Lacan mettait déjà l’accent sur la ponctuation comme l’intervention foncière de tout commentaire[19]. À la fin de son enseignement, il généralise le procédé : « L’analyste tranche. Ce qu’il dit est coupure, c’est-à-dire participe de l’écriture. »[20]Il me semble ainsi que j’ai surtout coupé, ponctué. Et encouragé à la coupure de ce sujet, pétrifiée dans un fantasme.

Deux citations encore à ce sujet, dans le dernier séminaire de Lacan :

« Le lisible, c’est en cela que consiste le savoir… Ce que je dis du transfert et que j’ai timidement avancé comme étant le sujet…un sujet est toujours supposé, il n’y a pas de sujet bien entendu, il n’y a que le supposé, le supposé-savoir. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Le supposé-savoir-lire-autrement.

L’autrement en question, c’est bien celui que j’écris – moi aussi – de la façon suivante : S(Abarré). Autrement, qu’est-ce que ça veut dire ? Il s’agit du grand Α là, à savoir du grand Autre. Est-ce qu’autrement veut dire, autrement que ce bafouillage qu’on appelle psychologie ? Non ! « Autrement » désigne un manque. C’est de manquer autrement qu’il s’agit. »[21]

Et : « Freud, dans L’interprétation des rêves, ne fait pas mieux : sur le rêve, par l’association libre, sur le rêve il rêve. Comment savoir où s’arrêter dans l’interprétation des rêves ?  (…) On reste dans les pensées, et agir par l’intermédiaire de la pensée, c’est quelque chose qui confine à la débilité mentale. Il faudrait qu’il existe un acte qui ne soit pas débile mental. Cet acte, j’essaye de le produire par mon enseignement. Mais c’est quand même du bafouillage. »[22]

Conclusion

Cet exemple illustre l’intrication très souvent au principe des addictions, et ici elles sont multiples (alcool, cocaïne, boulimie) : le toxique s’avère à la fois traitement et opérateur du destin d’objet du sujet. Ce destin révèle une structure psychotique.

Il illustre aussi comment une pratique orientée vient couper dans les dires afin de le cerner le réel en cause afin d’en produire l’écriture. On n’a même pas souligné l’insistance du signifiant « abus », signifiant du transfert qu’on on a simplement laissé s’articuler à l’analyste. Cette écriture, produite par la conduite des séances, a des effets paradoxaux d’apaisement du fait de l’intercession d’un autre avec qui dialoguer, autre qui tient lieu de « secrétaire », c’est-à-dire, selon l’expression de Lacan reprise à Kojève et commenté par Éric Laurent : « celui qui a le concept », afin de produire la sélection et le classement des dits. Cette opération qu’Éric Laurent a qualifié à Barcelone de : « celui qui fait vrai, l’achoppement »[23]. Cet autre est celui qui maintient la coupure effective dans son Autre, qui comprend la mère – la mère qu’elle a dans la tête. C’est pourquoi ce dialogue n’a pas vocation à s’interrompre tant que le sujet n’a pas construit un lien social à même de surmonter son destin primordial d’abjection.

On est ici, je crois, aux antipodes de toute technique ou méthode de dialogue dont la visée naïve et explicite croit pouvoir tromper le patient, son désir ou ce qu’il est comme objet primitif dans le désir de l’Autre : autant croire au père Noël.

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[1]Laurent E., « Interpréter la psychose au quotidien », Mental n°16, p.10.

[2]H. Kohut, How does psychoanalysis cure?, University of Chicago Press, Chicago, 1984.

[3]Freud S., « Le début du traitement », De la technique psychanalytique, PUF, 1953, trad. A. Berman, p. 80-104.

[4]Lynn David J., « L’analyse par Freud d’un homme psychotique, A.B., entre 1925 et 1930 », Journal of the American Academy of Psychoanalysis, Filigrane, volume 16, Numéro 1, 2007, pages 110 à 123. https://www.erudit.org/fr/revues/fili/2007-v16-n1-fili1754/016181ar.pdf

[5]Lacan J., « Télévision », Autres Écrits, p. 512.

[6]Cottraux J., La répéition des scénarios de vie, Odile Jacob, 2001.

[7]« Addictodialogue », Saynette, 2è Colloque International du TyA, Barcelone 2018. Video visible sur Internet : https://addicta.org/2018/04/01/addicodialogue-tyatre-2eme/

[8]Lacan « Petit discours aux psychiatres », conférence à Sainte Anne, 10 novembre 1967, inédit.

[9]Laurent E., Entretien sur le thème « Un réel pour le XXIe siècle », réalisé par Anaëlle Lebovits-Quenehen, site du Congrès de l’AMP 2014

[10]Lacan J., Écrits, Le Seuil, 1966, p. 586.

[11]Lacan J., Conférence à Tokyo, 21 avril 1971, inédit.

[12]Lacan J. « Du discours psychanalytique », Conférence à Milan, 12 mai 1972, inédit.

[13]Laurent É., « Interpréter la psychose au quotidien », RevueMental, n°16.

[14]Laurent D., L’ordinaire de la jouissance, fondement de la nouvelle clinique du délire, La Cause du désir, n°98, p.27.

[15]Laurent É., « Disruption de la jouissance dans les folies sous transfert », L’Hebdo-Blog, n°132, 16 avril 2018, http://www.hebdo-blog.fr/disruption-de-jouissance-folies-transfert/

[16]Lacan J., Séminaire XXIV, 17 mai 1977, inédit.

[17]Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits,Le Seuil, 1966, p. 534.

[18]Lacan J., « Proposition sur le psychanalyste de l’Ecole », 1ère version, in, Analytica, Vol. 8, avril 1978, Supplément au numéro 1 d’Ornicar?.

[19]Lacan J., Les psychoses, Le Séminaire livre III, 27 juin 1956.

[20]Lacan J., Le Séminaire, « Le moment de conclure », 20 décembre 1977, inédit.

[21]Lacan, Ibid., 20 janvier 1978.

[22]Lacan Ibid.,11 avril 1978.

[23]Laurent É., « Disruption de la jouissance dans les folies sous transfert », L’Hebdo-Blog, n°132, 16 avril 2018, http://www.hebdo-blog.fr/disruption-de-jouissance-folies-transfert/