Pierre Sidon

« Le monde n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu », Marcel Proust

« Les noms changeaient, mais les mots qui les accompagnaient Ă©taient toujours les mĂŞmes (…) ils Ă©taient frères Ă  jamais, parce qu’ils avaient subi le mĂŞme mal dĂ©vorant »…« Extraordinaire litanie ! », nous raconte Joseph Kessel dans son livre : Avec les Alcooliques Anonymes. Pour notre part, cette litanie, nous la constatons aussi, dans le corps social, dans les pratiques qu’il conditionne et qui le dĂ©finissent en retour : nous constatons la litanie des diagnostics rĂ©pĂ©tĂ©s, copiĂ©s-collĂ©s : des dĂ©pressions, des bipolaritĂ©s, des hyperactifs… et des addicts bien sĂ»r. De cette litanie assommante, on parlerait peut-ĂŞtre en termes de post-clinique comme on parle du monde post-apocalyptique dans les fictions les plus effrayantes de notre univers remaniĂ© par la science. Il s’agit en apparence, nous en faisons le constat depuis des dĂ©cennies, et tout particulièrement depuis le DSM III, d’un appauvrissement tragique, d’une sorte de dĂ©bilitĂ© grandissante du symbolique, incapable de suivre le rĂ©el dĂ©bridĂ© qui « a pris le mors aux dents ». Mais n’est-ce que cela ? Est-ce simplement, comme on l’a Ă©voquĂ© tant de fois, une acculturation, une perte d’acuitĂ©, une dĂ©gradation ? La montĂ©e des groupes de pairs, nĂ©s dans les annĂ©es 30 aux USA avant d’ĂŞtre exportĂ©s notamment en France dans les annĂ©es 60, peut peut-ĂŞtre Ă©clairer et nuancer notre jugement.

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Les alcooliques anonymes : un million et demi de membres en 1960, deux millions et demi dans notre dĂ©cennie. Et puis tous ces membres d’autres communautĂ©s qui se sont depuis crĂ©Ă©es et qui ont multipliĂ© et prospĂ©rĂ© sous la bannière dĂ©sormais cĂ©lèbre et populaire des « anonymes ». Critiquer les anonymes, c’est comme critiquer la disparition de la clinique : position classique peut-ĂŞtre, mĂ©dicale souvent, et ce, depuis des dĂ©cennies. Notre matĂ©riau clinique mĂŞme, la glaise que nous travaillons dans le colloque le plus singulier soit-il de nos cabinets les plus privĂ©s soient-ils, c’est cette mutation irrĂ©versible qui modifie le rapport traditionnel du professionnel du soin audit «malade», rapport de supĂ©rioritĂ© – donc de mĂ©pris – que Lacan dĂ©jĂ  dĂ©nonçait dès 1956, en pointant le : « principe rĂ©actionnaire qui recouvre la dualitĂ© de celui qui souffre et de celui qui guĂ©rit, de l’opposition de celui qui sait Ă  celui qui ignore. »[1]

Nous prĂ©fĂ©rerons, quant Ă  nous, comprendre plutĂ´t que critiquer, accompagner plutĂ´t que lutter contre lorsqu’il s’agit du choix croissant de nombre de nos contemporains. Qui plus est, expliquer le phĂ©nomène nous permettra non seulement d’Ă©viter une polĂ©mique qui n’est pas une polĂ©mique entre professionnels mais entre professionnels et usagers. L’exemple navrant de l’autisme a en effet suffisamment dĂ©montrĂ© la montĂ©e en puissance remarquable des usagers dans le paysage jusque lĂ  domaine rĂ©servĂ© des professionnels. C’est bien sĂ»r le premier symptĂ´me social Ă  considĂ©rer dans notre tentative de comprĂ©hension. Mais il nous indique aussi le bienfondĂ© Ă©thique de notre approche : l’importance de la participation des « usagers », comme on les nomme aujourd’hui – dont les anonymes est un effet entre autres puisqu’il faut aussi compter sur les communautĂ©s, non pas d’abstinents mais aussi de consommateurs – n’est pas seulement une condition nouvelle de notre exercice professionnel, qu’il soit clinique ou mĂŞme de responsabilitĂ© institutionnelle : c’est l’Ă©tat mĂŞme, actuel, du matĂ©riau clinique dont on sait, depuis Freud, qu’il est, comme l’inconscient, le social lui-mĂŞme.

Au contraire de Pascal Coulon, auteur de Les groupes d’entraide[2] que nous évoquerons plus loin, et qui doute de « l’intérêt pour les professionnels des fraternités » (p. 42), nous affirmons d’emblée que notre pratique quotidienne considère avec curiosité et intérêt, et accueille favorablement un nombre considérable de sujets qui sont passés par les fraternités, y participent ou y participeront, que celles-ci nous les adressent pour des prises en charge et que nous leur adressons aussi nombre de nos patients ou usagers.

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La montĂ©e en puissance des fraternitĂ©s de recouvrance, corrĂ©lative du dĂ©clin du père et de son savoir, bouscule les cliniciens et leurs institutions. S’agit-il d’une concurrence ? Pas pour le psychanalyste dont aurons Ă  distinguer la « fraternitĂ© discrète » (Lacan, « l’agressivitĂ© en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.)

Les noms ou Le nom

Avant de revenir sur l’histoire de la naissance des Alcooliques Anonymes, nous aimerions remarquer l’instance croissante de l’adjectif, ici substantialisĂ©, dont on sait qu’il indexe aussi un fameux « mème » constituĂ©, sans organisation aucune, de hackers qui se rĂ©clament Ă  l’occasion de cette sorte de franchise (au sens non pas d’honnĂŞtetĂ© – c’est d’ailleurs un dĂ©bat – mais commercial, d’enseigne). Rappelons qu’un mème (avec un accent grave qui le distingue du mĂŞme) est, comme le rappelle WikipĂ©dia : « un Ă©lĂ©ment culturel reconnaissable rĂ©pliquĂ© et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus. L’Oxford English Dictionary dĂ©finit le meme comme « un Ă©lĂ©ment d’une culture (prise ici au sens de civilisation) pouvant ĂŞtre considĂ©rĂ© comme transmis par des moyens non gĂ©nĂ©tiques, en particulier par l’imitation » [3]. L’identification imaginaire (faire « comme » un autre) est donc, on le voit au principe du mème, voie de reproduction sociale horizontale sans lien avec l’idĂ©al, le surmoi, une quelconque figure symbolique). Nous reviendrons sur ce point plus loin. Mais en attendant, il coexiste, en France du moins, avec un autre gimmick, la mode de l’utilisation de l’expression « De quoi ceci ou cela, x, est-il le nom » ? L’expression m’était venue au moment de choisir un titre pour ce topo et après une recherche sur Google, j’ai constatĂ© qu’elle Ă©tait Ă©culĂ©e au point mĂŞme qu’un article dans le journal Le Monde en 2013[4] se faisait l’écho de l’émoi que suscitait cette mode, partie comme une traĂ®nĂ©e de poudre depuis qu’Alain Badiou l’avait utilisĂ©e en 2007 en titrant son livre De quoi Sarkozy est-il le nom ?[5] Dans son article, Dider Pourquery recensait pas moins de 86 millions d’occurrences de cette expression sur Google. Évidemment il est vraisemblable qu’il y a des rĂ©pĂ©titions, non comptabilisĂ©es par Google, dans ces 86 millions. N’empĂŞche, le phĂ©nomène, « ce fait de discours », comme Éric Laurent dĂ©finit la clinique, attire l’attention comme symptĂ´me social. SymptĂ´me de quoi ? On pourrait s’interroger ainsi : « De quoi le « de quoi x ou y est-il le nom » est-il donc le nom ? ». C’est amusant mais la construction en abĂ®me de la question montre dĂ©jĂ  que la recherche d’un nom unique, c’est le symptĂ´me-mĂŞme qui est en question : c’est de vouloir clore un dĂ©bat, dire le dernier mot, clouer le bec Ă  celui qu’on Ă©pinglera ainsi et de prĂ©fĂ©rence dĂ©finitivement.

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Nous avons en effet, d’un coté, la montée en puissance des Anonymes, dont nous allons tenter de cerner les ressorts, et de l’autre une expression qui témoigne de la recherche désespérée pour nommer les choses. A croire que les choses sans nom sont plus nombreuses. S’agirait-il d’une occurrence de la montée au zénith de l’objet, innommable par essence, prophétisée par Lacan ? On pourrait le croire en effet à la lecture du petit ouvrage d’Alain Badiou : le nom de quoi en effet, sinon, comme son livre en est rempli, d’injures envers le futur, à l’époque, en 2007, Président de la République.

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Nous sommes au cĹ“ur de notre problème. Mais pour le moment, j’ai donc Ă©vitĂ© l’expression – je peux la citer par prĂ©tĂ©rition : je ne dirai donc pas : de quoi les Anonymes sont-ils le nom ? » ce qui m’a amenĂ©, finalement, et ça me paraĂ®t plus proche de mon propos, Ă  pluraliser l’expression : « les noms ». Un pluriel car dans le singulier, on lit la bannière, comme dans l’expression « au nom de » ou le juron voire l’injure, qui est d’ailleurs proche du slogan, comme dans « nom de Dieu » ou « nom d’une pipe », d’un « p’tit salopard », etc. Le singulier assigne Ă  une rĂ©fĂ©rence unique donc, Ă  l’objet, c’est Ă  dire Ă  l’infamie. Dans son petit livre, Alain Badiou n’utilise que deux fois le signifiant « nom » et c’est, la première fois pour prĂ©parer le lecteur en signalant que c’est « le nom d’une chose immonde » puis, la deuxième, pour plaquer un nom d’animal, et pire qu’un nom commun donc Ă  son ennemi politique : le nom de « rat » (p. 45), en se justifiant ainsi : « il mĂ©rite un nom psychanalytiquement fameux. Je propose de nommer Nicolas Sarkozy « l’homme aux rats ». Oui, c’est juste, c’est mĂ©ritĂ©. » Donc l’injure « puisque mĂ©rité » oĂą la tautologie tient lieu d’argumentation, dans le style bien connu de l’auteur. Et d’ailleurs c’est un opuscule qui regorge d’injures et d’invectives en tous genres. Mais, comme le remarque un commentateur sur internet, Badiou, dans son ouvrage prĂ©cĂ©dent (Circonstances 3. PortĂ©es du mot « juif »), dĂ©nie la qualitĂ© de nom pour le nom « juif » : « Je polĂ©mique contre ceux qui disent que « juif » est un nom, et non pas un mot, c’est-Ă -dire ceux qui soutiennent que le mode de rassemblement que ce nom forme est unifiĂ© et absolument irrĂ©ductible Ă  tout autre. Ă€ mon avis, cela n’est soutenable que si intervient la transcendance divine. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on peut soutenir que « juif » est un nom, parce qu’il s’inscrit dans l’espace d’une Ă©lection : « juif » est le nom de l’Alliance. Je soutiens, comme le fait de façon cohĂ©rente Levinas, qu’il n’est pas possible de maintenir cette exception nominale sans l’appui de la religion. » Il s’agit donc du mĂŞme ravalement – sans avoir besoin de rappeler les origines juives de Sarkozy, mais cela s’entend – au prĂ©texte de la promotion d’un universel… Et c’est d’ailleurs parfaitement homogène avec la promotion de la rĂ©habilitation, par l’auteur, de « l’idĂ©e communiste ».

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Mais alors quel rapport avec les Anonymes ? Nous avons affaire, là aussi, à l’œuvre d’un universalisme, d’un idéalisme pur, incompatible avec la promotion des noms propres, des noms de jouissance de chacun. Ce pourquoi seul le pluriel pouvait entrer en dialectique avec « les Anonymes ». Cependant, nous allons voir que le nom, la référence unique, l’objet infâmant, a tout à voir avec les Anonymes, et qu’il en est comme l’ombre, que l’anonymat tente d’effacer. Avec quel succès ?

Préambule épistémique

En préambule, nous voulons préciser que notre connaissance des Anonymes s’est faite à-partir d’une méthodologie qui n’est pas celle du journaliste, pas celle du sociologue ou du philosophe, pas celle du lecteur de livres, mais surtout celle, spécifique, unique et féconde, de l’entretien clinique. Nous précisons que les situations dont nous avons eu la chance de pouvoir connaître ne résument certainement pas toutes les situations qui peuvent se rencontrer, et qu’au contraire même, elles ont pour point commun de trouver leur source dans une institution de soins, médico-sociale, à laquelle ces sujets ont bien voulu s’adresser. Leur participation aux groupes de recouvrance a pu se situer avant leur passage chez nous, au cours de leur séjour ou parcours de soin, ou enfin au décours. Ce qui constitue certes un véritable « biais de recrutement » comme on dit dans les études statistiques.

Néanmoins, la qualité de la méthodologie de l’entretien clinique, en ce qu’il respecte essentiellement l’énonciation du sujet sans la brouiller des représentations théoriques ou fantasmatique de son interlocuteur, nous permet de penser que nous avons accès, sinon à l’ensemble des problématiques des participants à ces groupes, du moins à une partie. Il s’agit certes peut-être de cette part de sujets qui ont été les moins aidés par ces groupes puisqu’ils ont eu besoin des institutions de soins classiques, mais cet échec relatif est bien à même de souligner, par contraste, les vertus et les manques de ces groupes d’entraide. Mais pour commencer, la lecture des premiers témoignages écrits, lecture toujours clinique, s’avérera féconde.

Naissance de l’anonymat

Car à l’instar de la lecture d’un symptôme clinique, les circonstances d’apparition d’un symptôme social sont cruciales pour en comprendre le sens, la Bedeutung, c’est-à-dire sa nécessité : pourquoi les Anonymes ?

La lecture du chapitre « les origines » du Big Book des Anonymes, disponible sur le site Internet des Alcooliques Anonymes est une source indispensable sinon suffisante : le livre de Joseph Kessel, Avec les Alcooliques Anonymes rapporte plus précisément encore l’histoire très éclairante de la naissance du mouvement. Manque en particulier dans le Big Book, l’épisode mystique de Bill, William Griffith Wilson pour ne pas le nommer, épisode particulièrement intéressant pour le clinicien. Mais avant de l’évoquer il faut annoncer une nouvelle surprenante : les Alcooliques Anonymes ne sont pas nées de l’initiative d’un psychanalyste. Vous êtes surpris ? Vous trouvez cela incongru ? C’est pour vous une évidence ? Pas tant que cela. Car c’est Karl Gustav Jung lui-même qui peut être considéré comme le père légitime du mouvement. Même si cette légitimité finalement, d’être indirecte, peut apparaître problématique. C’est lui en tout cas qui orienta un premier patient venu le consulter, vers un groupe d’entraide religieux, un Groupe d’Oxford, avant que celui-ci, guéri par le groupe, ne soigne à son tour le fameux Bill, Bill qui, avec son premier succès thérapeutique, le fameux Bob, fonda les Alcooliques Anonymes. Jung, pas psychanalyste au sens où, pour lui, l’inconscient et la jouissance sont trans-individuels, collectifs, Jung à l’origine donc des Anonymes. C’est un premier point amusant mais pas surprenant donc.

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En rĂ©sumĂ©, on trouve tout cela dans le livre de Kessel et aussi sur WikipĂ©dia si vous avez la flemme : le dĂ©nommĂ© Ebby Thacher, Ebby pour les Anonymes, ancien camarade de classe de Bill, va lui raconter qu’un ami Ă  lui, alcoolique au dernier degrĂ© comme eux deux, a consultĂ© Jung et que celui-ci, après l’avoir dĂ©clarĂ© incurable, l’a adressĂ© au programme du Groupe d’Oxford, dont on dira quelques Ă©lĂ©ments plus loin. Celui-ci, guĂ©ri, a convaincu Ebby et l’on lit le long parcours qui va mener Bill Ă  finalement consentir Ă  la mĂ©thode d’Ebby, pour son plus grand bien, ou du moins sa plus grande sobriĂ©tĂ©. Enfin, on lit que Bill a vĂ©cu ensuite abstinent pendant les trente sept dernières annĂ©es de sa vie, mais il fumait comme un pompier et dans ses derniers mois, terrassĂ© par une broncho pneumopathie tabagique, vraisemblablement obstructive avec emphysème, il rĂ©clamait du whisky Ă  corps et Ă  cri. Mais c’est honorable. Parcours moins long pour Ebby quant Ă  lui qui sombrera Ă -nouveau dans l’alcool six ans plus tard pour en dĂ©cĂ©der très vite.

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Donc Ebby convainc Bill, qui Ă  son tour va convaincre Bob. Il faut suivre et mĂŞme après l’avoir lu on ne sait plus très bien qui est qui, on les confond. Ebby-Bill-Bob, l’allitĂ©ration fait comme une holophrase, indiffĂ©rencie, et on les confond parce que le processus qui les guĂ©rit est le mĂŞme et qu’il les rabat sur leur ĂŞtre d’alcoolique. On les confond aussi, et ça c’est frappant, parce qu’au fond, aucun des trois n’est vĂ©ritablement le premier puisque le premier, lui-mĂŞme a Ă©tĂ© guĂ©ri par un premier groupe, un programme de rĂ©forme morale en groupe, celui des Oxford. Donc en rĂ©alitĂ©, et mĂŞme sans considĂ©rer la rechute de Bill, que peut ĂŞtre seule sa mort a empĂŞchĂ©e, il n’y a pas de premier, pas de patient zĂ©ro comme on les appelle en Ă©pidĂ©miologie.

Pas de zĂ©ro, pas mĂŞme un soldat inconnu, non seulement parce que le zĂ©ro se perd dans la nuit des temps, mais il n’y a pas de zĂ©ro parce que la mĂ©thode elle-mĂŞme, possède des caractĂ©ristiques rĂ©cursives qui rendent impossible d’en trouver la cause, et pas seulement dans l’histoire. Cette absence de fondateur, de zĂ©ro vĂ©ritable c’est l’absence d’exception, de père, au sens oĂą l’inexistence d’une jouissance qui serait toute, le père de la horde freudienne, se fonde par la mort du père de l’origine. OĂą l’on retrouve, d’emblĂ©e, une première justification de la pertinence de l’adjectif Anonyme.

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Une méthode cavalière

Ce qui caractĂ©rise vraiment la mĂ©thode des Anonymes, n’est donc pas en effet, Ă  notre sens, un quelconque ensemble, qui serait particulièrement rĂ©ussi, de ces recettes, finalement de bon sens, antiques d’ailleurs, qui fondent les conseils adressĂ©s aux participants : Epictète par exemple, qui prĂ´nait l’ataraxie – un prĂ©curseur des TCC – les a Ă©dictĂ©es, comme le rappelle Pascal Coulon, avec par exemple la cĂ©lèbre citation : « ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont. » IdĂ©e que l’on retrouve Ă  peu de choses près chez Hamlet : « Rien n’est bon ni mauvais en soi, tout dĂ©pend de ce que l’on en pense.» (Hamlet, II, 2).

Bill reçoit d’Ebby, les quelques principes en question, tels que transmis Ă  lui par un des groupes d’Oxford :

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Bill et Ebby

« ReconnaĂ®tre (…) que j’étais Ă  terre, fini, liquidĂ©. Dresser un inventaire de moi-mĂŞme et raconter en confidence mes dĂ©fauts Ă  une autre personne ; rĂ©parer les torts que j’avais pu avoir ; et surtout faire don de moi-mĂŞme Ă  autrui… » [6] Ces « trucs » tiennent donc en quelques phrases comme : ne changer ce qu’on peut et accepter le reste (la fameuse « prière de la sĂ©rĂ©nité »), l’idĂ©e de puissance supĂ©rieure, le « juste pour aujourd’hui », la bienveillance et aider autrui. Ont peut en conclure qu’ils ne peuvent, Ă  eux seuls expliquer, sinon l’efficacitĂ©, du moins le succès des Anonymes.

Ce qui nous apparaĂ®t, quant Ă  nous, pouvoir caractĂ©riser fondamentalement la mĂ©thode, c’est bien plus sa rĂ©cursivité que ses principes. Sa rĂ©cursivitĂ©, c’est que l’aide s’obtient par l’aide : qu’elle dit que pour s’aider il faut aider les autres. Comment ? On ne le sait pas au fond. Le fond de l’affaire reste donc apparemment Ă©lidĂ© puisqu’il ne s’agit jamais de soi. Or nous faisons l’hypothèse que c’est peut-ĂŞtre justement dans cet Ă©vitement de soi que gĂ®t le principe fondamental. La mĂ©thode des anonymes serait donc une mĂ©thode en trompe l’œil, un voile du processus efficient dont l’objet mĂŞme serait l’évitement de l’objet : soi. Mais ce processus cachĂ© justifie au fond en retour le point initial de la mĂ©thode qui est l’acceptation de l’impuissance qui va avec l’acceptation de la puissance supĂ©rieure : cette abdication de la volontĂ© (« surrender », se rendre) dans tous les domaines conflue finalement vers le dĂ©branchement de ce Ă  quoi la volontĂ© du sujet se vouait et que Michel Butor, citĂ© en exergue du livre de Pascal Coulon Ă©crit ainsi : « quand la ligne droite vous conduit Ă  un mur, on apprend Ă  faire des dĂ©tours. On arrive alors oĂą ne vont jamais ceux qui n’ont jamais connu ce genre d’obstacles. »[7]

Ça n’est cependant pas l’avis de Borch-Jacobsen, citĂ© par Coulon – qui ne partage pas complètement les vues de Borch-Jacobsen, Ă©voquant pour sa part la diffĂ©rence entre une dĂ©marche « purement analytique » et celle-ci oĂą « il s’agit essentiellement de mettre en Ĺ“uvre des tactiques afin de modifier son comportement »[8] : « la caractĂ©ristique première des collectifs de patients [selon Borch-Jacobsen] n’est pas tant l’assistance mutuelle que se portent leurs membres que la revendication d’une expertise de la maladie diffĂ©rente de celle des experts et portant tout aussi essentielle, sinon plus, que celle-ci. » Mais Coulon considère nĂ©anmoins que « les travailleurs sociaux et thĂ©rapeutes classiques, forts de leur expĂ©rience et de leurs Ă©tudes, ont sans doute du mal Ă  ne pas se sentir en concurrence avec les hommes des fraternitĂ©s. De fait, poursuit-il, ces derniers ne s’en laissent pas facilement conter, et, souvent, ceux qui demandent de l’aide tendent Ă  ne pas correspondre au profil de l’usager traditionnel des services sociaux sanitaires. Ils tendent souvent Ă  perturber les analyses plus acadĂ©miques concernant les addictions. Leur expĂ©rience de vie les prĂ©dispose Ă  une connaissance de leur propre problĂ©matique comme de tout ce qui concerne l’humain, connaissance certes peu acadĂ©mique, mais qui n’en n’est pas moins patente dans la mesure oĂą c’est une connaissance « à la première personne » (…) Ces savoirs peuvent entrer en contradiction avec ceux de « l’Ecole ». Dès lors, les agacements et autres frustrations des intervenants professionnels, qui peuvent avoir du mal Ă  se sentir utiles ou Ă  trouver leur place, sont logiques et comprĂ©hensibles. »[9]

Pour notre part, nous ne rencontrons pas dans la pratique une telle revendication d’expertise de « la maladie » par les usagers. Pas plus chez les addicts que chez les autistes d’ailleurs, chez qui, il faut bien le dire, cette revendication vient plutôt d’un autre que dudit « malade » lui-même. À l’exception de quelques remarquables aspies. Quoi qu’il en soit, chez lesdits addicts, on observe plutôt une fermeture à l’expertise, en tant que telle, d’où qu’elle vienne. Et ce qu’ils retiennent de l’autre dans les groupes, ne ressemble pas à beaucoup de savoir mais bien plutôt à de l’écoute, de l’acceptation, de la présence… Et quelque fois des conseils, de l’ordre donc du « faire ». Quand Borch-Jacobsen, cité par Coulon conclut en disant que les patients se font, aujourd’hui, les interlocuteurs de l’industrie pharmaceutique, on ne peut s’empêcher de sourire. Et doublement. D’abord lorsqu’on sait à quel point les associations de patients ont été investies et choyées par l’industrie pharmaceutique – d’ailleurs partenaire des TCC chères à M. Borch-Jacobsen avant qu’ils ne s’avisent de dissimuler leur alliance naturelle derrière une pseudo-critique tardive -, et ensuite lorsqu’on remplace patient par « usager de substances » : plus que des interlocuteurs : de véritables partenaires en effet de l’industrie pharmaceutiques !

Reste que, aider un autre, en tant que « parrain » tout particulièrement, non seulement sert de diversion au « se faire du mal tout seul », mais aussi peut enclencher un lien à l’Autre, la communauté en particulier, sur le mode de « se faire une place dans l’Autre ». C’est un néo-lien social là où c’est son absence ou la sape permanente de celui-ci qui a prévalu jusque là dans le parcours du sujet. Cependant, nuance : il arrive chez certains que, faute de fonctionner ainsi comme suppléance, solution « sinthomatique » ou « escabeautisation », la valeur suprême de l’oblativité s’installe en place d’idéal et écrase le sujet indigne de s’y égaler. Mais si cela fonctionne au contraire, par récursivité encore, alors aidant un autre, au cas par cas, un effet « boule de neige » se produit qui fabrique du groupe, sur le modèle des chaînes, et on pourrait dire aussi, en empruntant au vocabulaire du droit financier, par une véritable cavalerie puisqu’au fond l’aide promise, l’aide véritable est introuvable directement : c’est celui qui aide qui est aidé par le fait d’aider et celui qui reçoit cette aide sans contenu autre que celui d’une écoute et d’une reconnaissance (ce qui est déjà ça d’ailleurs…) n’a d’autre issue que d’aider à son tour un autre pour obtenir l’effet véritable. Mais c’est une diversion permanente qui peut donner une place à un sujet dans ce lien social singulier de pair à pair, mais aussi circulaire, ainsi institué (la chaine peut se boucler lorsque le nombre d’Anonymes est limité). On se retrouve alors avec un petit groupe, dans un sous-ensemble, en apparence quelconque, du grand groupe.

Il y a groupe et groupe

Mais est-ce un petit groupe comparable à ceux institués par les psychanalystes anglais présentés par Lacan dans son texte « La psychiatrie anglaise et la guerre »[10], et qu’il a mis au principe de la création de son Ecole ? En effet si les petits groupes visaient à réaliser une tâche en commun, on pourrait dire qu’il y a ici aussi une tâche à accomplir si tant est que l’abstinence soit une tâche commune. Lacan met aussi l’accent sur le ressort d’une identification horizontale, là où Freud accentuait la référence « verticale » au leader dans sa Psychologie collective. Mais là où il s’agit, chez Bion ou Rickman d’une tolérance au symptôme de chacun, à sa particularité handicapante, à sa débilité (« les dullards » (débilards)), chez les Anonymes, la particularité n’est pas seulement admise ou tolérée, elle est laminée par l’identification massive, horizontale certes, mais à un minimum commun qui devient l’Universel qu’est l’addict totalement impuissant.

Première conséquence : plus besoin du chef, fut-il réduit à sa fonction minimale débarrassée du surmoi et de l’idéal qu’est le plus-Un dans le cartel : ici le groupe se passe de toute structuration ressemblant de près ou de loin à une hiérarchie, fut-elle temporaire, fonctionnelle et sans réel pouvoir. Les groupes de recouvrance fonctionnement même, dans l’idéal, sans aucun professionnel.

Deuxième conséquence : le groupe ainsi constitué s’étend facilement à l’infini, sans limite, par la vertu du ravalement de tous au minimum commun désidentifiant et ce n’est pas un petit groupe au final mais au contraire une marée humaine qui grossit toujours plus, indifférenciée et sans but si ce n’est celui de la simple reconnaissance mutuelle.

D’appareillés par le produit, les sujets addicts se retrouvent ainsi privés de leur singularité : a-pareils. Et aussi, du coup, a-pairés : un à un, chacun à tous et tous à chacun : une masse indifférenciée avalant tout sur son passage au prétexte de la traduction facile de tout symptôme en termes universels d’addiction.

Premiers effets

Le premier rĂ©sultat est d’abord une dĂ©sĂ©grĂ©gation massive universalisante qui transmute la dĂ©sĂ©grĂ©gation primordiale de chacun, en tant qu’identifiĂ© au dĂ©chet[11]. Dans son introduction Ă  l’ouvrage de Kessel, Fabienne Deschamps, pondère la variĂ©tĂ© sociale des participants aux AA : « DisparitĂ© tout apparente, tant est fort le lien qui les unit : une mĂŞme traversĂ©e de l’enfer et, plus tard, une commune renaissance grâce Ă  la souffrance dĂ©passĂ©e mais non oubliĂ©e.»

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C’est en effet cela qui aplanit les diffĂ©rences : cette similaritĂ© qui n’est peut-ĂŞtre pas si imaginaire (ressemblances) qu’elle en a l’air. Car il s’agit de signifiants communs qui indexent un rĂ©el Ă  bien considĂ©rer avant de conclure hâtivement Ă  une ressemblance de façade. Car cette ressemblance (dĂ©chĂ©ance, descente aux enfers…), ce ne sont pas n’importe quels mots si tant est qu’il s’agit ni plus ni moins, dans la plupart des cas, non pas de plaisir mais bien d’un au-delĂ  qui donne ce sentiment, justement, de l’au-delĂ . Et c’est un au-delĂ  qui n’a rien de paradisiaque, bien au contraire : une fin du monde mĂŞme pour ces sujets dont la mĂ©lancolie au sens psychiatrique du terme, c’est-Ă -dire la pĂ©trification comme dĂ©chet, est constamment retrouvĂ©e dans l’expĂ©rience clinique. Lors du tĂ©moignage public, l’addict « partage », et il partage d’abord sa honte. C’est Ă  proprement parler une cession de jouissance. Et c’est mĂŞme, par cette catharsis publique, une mise en circulation sociale de cette jouissance, un authentique processus de sublimation a minima. Celui-ci dĂ©passe de loin le seul processus d’identification imaginaire et explique en grande partie l’effet thĂ©rapeutique obtenu.

Mais c’est là aussi une deuxième justification, et non des moindres, que nous trouvons à l’adjectif Anonyme : l’identification à l’objet, au déchet comme son expression la plus accomplie, voilà qui pousse, plus que toute autre raison, à l’anonymat, celui du junk, tout à l’opposé des miroitements et du prestige du Nom dont il est l’élévation réussie. Ainsi Jean-Yves Nau, journaliste médical pouvait-il conclure en 2013 son article « Les alcooliques demeurent des dangers publics chroniques » par la constatation suivante : « Malades et/ou coupables : En France seules 8 % des personnes ayant un problème avec l’alcool sont actuellement prises en charge (souvent les cas extrêmes). Les autres ? Au mieux elles le seront plus tard. Injustices addictives. La cigarette électronique permet progressivement de parler ouvertement de son addiction au tabac. Le baclofène ne le permet nullement pour ce qui est de l’alcool. L’immense majorité des alcooliques français demeurent des anonymes. Mais des alcooliques anonymes et solitaires. Avec enfer, mais sans purgatoire. Des malades ou des coupables ? »[12]

Deuxièmement l’expĂ©rience des Anonymes convertit cette première dĂ©sĂ©grĂ©gation par identification au dĂ©chet en une sĂ©grĂ©gation. Et c’est d’ailleurs le reproche prĂ©cis adressĂ© par Stanton Peele aux Anonymes : « celui d’une assignation Ă  l’échec qui constitue l’une des failles voire l’un des dangers essentiels de la mĂ©thode des Anonymes car elle risque de mener Ă  une « permanent addictification of people », les chronicisant dans le groupe des Anonymes : « il reste encore Ă  l’alcoolique la tâche cruciale de sortir en dehors du groupe des Anonymes pour mettre Ă  l’épreuve ses sentiments nouveaux de valeur et de contrĂ´le de lui-mĂŞme ». Pour S. Peel, en effet, celui qui se soumet Ă  la « puissance supĂ©rieure » des Anonymes est pris dans un système dont le « clergĂ© mĂ©dical » serait complice »[13]. »[14] Cette sĂ©grĂ©gation et l’absence de solution plus individualisĂ©e ne suffit donc pas toujours Ă  Ă©viter le pire.

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Pour Robin Williams, ça n’a pas suffi

Cliniquement nous sommes frappés, quant à nous, par un trait d’indifférenciation quasi constamment retrouvé dans la pratique : les récits des Anonymes sont plats, ils se reconnaissent d’emblée par leur caractéristique d’inauthenticité, comme débités par un pantin dans une distanciation quasi-brechtienne, sans faille, sans question, sans symptôme : déshabités. Est-ce parce qu’ils les répètent à longueur de temps et que ce sont de simples récits de leurs avatars qui ont fini, à force de se frotter aux réunions, par perdre toute aspérité ? Comme un vieux comédien désabusé débiterait, sans plus du tout y être, ni savoir pourquoi il le joue, un rôle trop longtemps ressassé ? Mais non : puisque nous retrouvons cette caractéristique chez les plus novices et les plus jeunes d’entre eux, il faut bien qu’elle soit due à autre chose : à la méthode elle-même. Et quoi dans cette méthode ? C’est ce que nous allons voir.

Le secret d’une fraternité

La fraternitĂ© humaine, pour Freud, l’universel, c’est que tous sont soumis, ou doivent subir la castration, rappelle Philipe La Sagna dans son enseignement actuel Ă  l’ECF (sur l’article Ă©tourdissant de Lacan intitulĂ© L’Etourdit)[15]. Tous, sauf un : le père originaire, père de la horde et Ă  sa suite, la sĂ©rie des pères. Celui qui fonde la loi, fait exception Ă  la loi commune de tous les hommes qui est la castration.

Les groupes de recouvrance rĂ©unissent des sujets pour la plupart caractĂ©risĂ©s par la rupture, passĂ©e ou prĂ©sente, du lien social – Ce qui ne signifie pas nĂ©cessairement qu’il sont toujours dĂ©socialisĂ©s, isolĂ©s, marginaux, SDF, etc. Le lien social dont il s’agit, c’est, plus intimement, le lien Ă  l’Autre, qui peut ĂŞtre plus discrètement rompu au beau milieu d’une insertion en apparence normale, tant sociale que professionnelle ou familiale. Or le groupe est ici constitué sans père, sans exception ou du moins muni du minimum d’exception, non incarnĂ©e, de l’idĂ©e de « puissance supĂ©rieure ».

Hypothèse en consĂ©quence : cette idĂ©e, nĂ©cessaire mais sĂ©cularisĂ©e et abstraite, de « puissance supĂ©rieure » est au principe de ladite « maladie alcoolique » ou « allergie ». Les deux, puissance supĂ©rieure et maladie Ă©tant corrĂ©latifs : l’un a envoyĂ© l’autre et le sujet est « impuissant » car « la maladie » est incurable. Il faut toucher le fond (« bottomised ») pour y consentir et dĂ©cider d’abdiquer (« surrender »), ce qui a pour effet de repousser sa propre volontĂ©, malfaisante, au profit d’un Autre, d’autant plus facilement supposĂ© bienveillant qu’il n’est pas incarnĂ©.

Nous faisons donc aussi l’hypothèse que c’est ce trĂ©pied {sujet <-> puissance supĂ©rieure <-> maladie}, qui va se substituer au binaire instable {sujet <=> dĂ©chet} et tenir lieu d’appui pour les participants en tant que nouvelle altĂ©ritĂ©. La puissance supĂ©rieure est l’hypothèse minimum à mĂŞme d’arracher le sujet Ă  l’autisme de sa jouissance. Elle permet ainsi d’instaurer un lien social, si minimal soit-il. Sa conception dĂ©sincarnĂ©e dĂ©samorce toute crainte du sujet qu’elle puisse jouir de lui. Ce n’est pas le Dieu exigeant et colĂ©rique des juifs. Est-ce mĂŞme seulement celui tout-amour des chrĂ©tiens ?

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Une autre extatique par le Bernin : Ludovica Albertoni

Pour preuve, l’histoire du premier succès de Bill, long Ă  venir après qu’il eut connu, Ă  l’hĂ´pital et au terme d’un long parcours de dĂ©chĂ©ance : il se rend compte qu’il a besoin de parler Ă  d’autres alcooliques pour aller bien. Et il fait ce que font tous les illuminĂ©s : il a eu une rĂ©vĂ©lation mystique Ă  l’hĂ´pital, après un sevrage oĂą il a sombrĂ© dans une dĂ©pression profonde et, au fond de sa douleur morale, il a appelĂ© Dieu, tout athĂ©e qu’il Ă©tait. Et lĂ , il note que « son orgueil obstiné » – enfin se rompt et « alors d’un seul coup raconte-t-il – c’est dans le Kessel, pas dans le Big Book, ils ont du avoir peur, ils ont tort, il n’y a rien de honteux ou dangereux lĂ -dedans : est ce que cela est susceptible de minorer les vertus de la mĂ©thode ? Pas plus qu’aucun jugement sur la personne du Christ ne saurait tenir les splendeurs du christianisme.)… Il raconte : ma chambre s’éclaira d’une grande lumière blanche. Je fus ravi par une extase telle qu’il n’est point de mots pour la dĂ©crire. Il me sembla que j’étais au sommet d’une haute montagne et que le vent sur cette montagne n’était pas un souffle de l’air, mais de l’Esprit. Et le sentiment Ă©clata en moi que j’étais un homme dĂ©livrĂ©. L’extase, lentement, se calma… Tout autour de moi et Ă -travers moi il y avait une sensation merveilleuse de PrĂ©sence et je me disais : « VoilĂ  donc le Dieu des prĂ©dicateurs. » C’est assez beau ! On retrouve d’ailleurs le thème de la passivitĂ© de l’âme, prĂ©sent chez ThĂ©rèse d’Avila, et l’on voit une sorte de retournement topologique s’opĂ©rer entre « l’orgueil obstiné » du dĂ©chet qu’il Ă©tait et l’élu de Dieu, choisi, Ă©levĂ© vers les sommets oĂą souffle le vent de l’Esprit. Alors il a de la chance Ă  ce moment lĂ  parce que le mĂ©decin de la clinique le soulage d’un affreux doute sur sa santĂ© mentale, il lui dit que non non, c’est pas son cerveau alcoolisĂ©, il a dĂ©jĂ  vu ça, ça arrive. Bon ils sont pragmatiques mais ils ne sont pas complètement scientistes : ils ont les deux, des scientistes, des sociaux-darwiniens façon loup de Wall Street tendance « greed is good » et des mĂ©decins somaticiens mais croyants authentiques ou au-moins sceptiques comme le Dr Silkworth en l’occurrence, prĂŞts Ă  valider un miracle. Mais il aura, par la suite tout de mĂŞme des problèmes dans sa carrière…

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Shekinah, la présence de Dieu

Alors à-partir de là, Bill va tenter donc d’évangéliser en quelque sorte. Il va s’occuper de centaines d’alcooliques et… ça ne marchera jamais. Ça ne marche jamais, personne ne l’écoute, aucun alcoolique ne guérit. Personne ne l’écoute jusqu’au moment, et c’est la rencontre avec Bob, au moment où il sent, un soir, dans une petite ville d’Amérique – il faut imaginer ça, seul dans une ville, à l’hôtel – il sent qu’il va craquer. Et il a l’intuition : puisque son salut venait du fait « qu’un alcoolique avait parlé à un autre alcoolique », qu’il doit continuer comme ça : « c’est quand il parlait aux alcooliques, ses frères, que Bill se sentait le plus invulnérable à l’alcool. » Mais que pour que ça marche, il réalise qu’il y a un truc en trop : il faut qu’il arrête de prêcher. Il va arrêter de parler de son illumination extatique, il va changer de ton, parler de lui, se souvient-il à ce moment, et là c’est très enseignant pour nous, comme Ebby Thacher lui avait parlé : avec douceur, sans vouloir convaincre de se réformer, en rabotant toute maîtrise donc. » Il fait donc ça, pour la première fois quant à lui, avec le dénommé Bob, Bob Smith de son nom, Dr Bob pour les AA.

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Dr Bob Smith

Vidage du Moi, destitution de la position d’Autre qui demande, exige ou même simplement incarnerait un idéal : le secret est là, dans l’incarnation non seulement du semblable, mais du semblable-déchet, comme nous le disait tel sujet ex-alcoolique : « Il y a trois ans, j’ai fait une cure décisive. Pour la première fois on m’a parlé de l’aspect psychologique. Pendant toutes les autres cures on a des cours magistraux intéressants sur ce que fait l’alcool sur le foie.  Au bout d’un mois le médecin m’a dit : si vous voulez rechuter, n’allez surtout pas aux AA. A la sortie, je me suis rendu aux AA pour la première fois : enfin un dialogue que je comprends ! Des gens qui ont très mal vécu leur enfance, introvertis, manque de confiance en soi… Je m’identifie : ils ont un dialogue qui fait écho en moi. Lorsqu’ils parlent d’eux j’ai l’impression qu’ils parlent de moi. »

La fraternité des analystes et celle des Anonymes

Mais ce sujet parle très bien aussi avec nous : avec moi et avec son psychologue ! Parce que nous savons aussi ne pas nous installer à ces places qui rendent en effet le dialogue parfois impossible. Mais il y a des critiques de la psychanalyse, telle celle, terriblement datée et éculée, que fait Pascal Coulon, tout en faisant mine de ne pas trop décourager le candidat à l’analyse, estimant même que cela « peut aider » et puis assortissant l’exercice, comme le font les promoteurs des TCC dans leur fameux style faux-cul, à des conditions discrètement décourageantes : que le sujet « en ait les moyens », « le temps », « qu’il trouve un praticien pas trop à cheval sur les règles », « sympathique » et « pas trop silencieux »…  Et de dauber sur l’angoisse générée par le risque d’avoir besoin de consommer pour affronter des séances possiblement angoissantes. Nous ne lui en voulons pas pour cela tant sa satire se justifie parfois et porte sur des points en effet essentiels, qui sont la nécessaire adaptation du dispositif analytique au patient.

Le vrai fond de l’intĂ©rĂŞt de Pascal Coulon pour les fraternitĂ©s apparaĂ®t dans le chapitre III, 3 intitulĂ© « DĂ©construction », dans lequel il oppose, toujours dans la lignĂ©e de sa gĂ©ophilosophie, la pratique communautaire et les thĂ©rapies de groupe, affine Ă  la tradition protestante, et les pratiques individuelles dont il croit trouver la source dans une gĂ©nĂ©alogie avec le jacobinisme et une analogie avec l’église catholique. LĂ  c’est Foucault qui est invoquĂ© pour faire assaut Ă  la psychanalyse d’autres objections classiques : pansexualisme (oĂą l’on retrouve la difficulté de Jung avec Freud), contresens sur le père dont on l’accuse de vouloir le renforcer lĂ  oĂą, au contraire, c’est bien d’une relativisation et d’un dĂ©passement dont il s’agit chez Lacan (p.79). Et pour finir, c’est mĂŞme la « bienveillance » de l’écoute qui se voit rabattue, Foucault Ă  l’appui, sur la pratique de la prĂŞtrise : parce qu’elle userait du mĂŞme signifiant que celui utilisĂ© par le Concile de Trente.

Le cas de la psychanalyse sera définitivement et directement réglé au IVème chapitre, sous les espèces d’une réduction de celle-ci à « une exploration du passé ». Il finit par parler de « sacralisation » et d’ « intégrisme », par opposition au « pragmatisme » et à l’ « ouverture » anglo-saxons. D’où sa préférence pour le créationnisme des thérapies systémiques et surtout pour le pragmatisme de l’approche morale et sur la recherche de la puissance vantée par le philosophe et psychologue auto-créé William James (fils dépressif du romancier Henry James), référence des AA pour sa régénération au terme d’une crise qui l’amena à élaborer « son système ». Et pour finir, Coulon croit réhabiliter les TCC en catimini, dissimulé derrière ses notes de fin d’ouvrage, p. 205, au prétexte que ceux qui disqualifient les TCC n’ont pas lu Skinner ou Watson et qu’ils ne le font que dans un but infâmant, sans raison sérieuse.

Ce qui diffĂ©rencie la « fraternitĂ© discrète » de l’analyste – Ă©voquĂ©e au dĂ©but – des fraternitĂ©s, c’est que s’il s’agit d’Ă©viter la position de supĂ©riorité – trop de conseils voire des invigorations ou toute forme de maĂ®trise -, la « discrĂ©tion » s’applique aussi quant aux dangers d’une identification horizontale, imaginaire, au semblable. Si « fraternité » il y a, et il y a, il s’agit aussi de permettre au sujet de regagner sa diffĂ©rence, de se sĂ©parer s’il le peut, d’assumer les singularitĂ©s de sa jouissance ou de s’en dĂ©faire. Tout « je suis comme toi » ou « tu es comme moi » englobant revient Ă  un aplatissement sinon Ă  un anĂ©antissement de l’altĂ©ritĂ© qui ne peut aller dans le sens d’une solution sur mesure, solide et durable. C’est un pis aller, acceptable pour certains, souhaitable mĂŞme mais ce n’est pas la seule solution. On pourrait dire que l’analyste est celui qui sait, avec Freud, que « nous sommes tous des pervers polymorphes », avec Lacan que « tout le monde dĂ©lire », avec le TyA-Envers de Paris que « nous sommes tous addicts »… Bref : nous sommes une fraternitĂ©, non pas du père, mais « des fils du discours », (Lacan SĂ©minaire Ou pire, 21 juin 1972) : des analysants. La voilĂ , la « fraternitĂ© discrète ».

Quoi qu’il en soit, il est acquis, pour la plupart des analystes, et ils sont nombreux, qui ne reculent pas devant tout type de patient dĂ©sireux d’élucider l’inconscient dont ils sont le sujet, voire le martyr que l’apport d’un traitement avec un psychanalyste ne s’arrĂŞte pas aux caricatures ici prĂ©sentĂ©es. Mais pourquoi la psychanalyse donc, ou du moins des psychanalystes qui travaillent en institutions de soins en addictologie, plutĂ´t que les groupes de fraternité ?

Les limites d’un sans-limite

Quant Ă  l’approche du groupe en tant que telle, et malgrĂ© son rejet sans Ă©quivoque de la psychanalyse, signalons d’abord notre surprise dĂ©sagrĂ©able d’avoir retrouvĂ©, dans le livre de Pascal Coulon un fâcheux copiĂ© coller quasi-intĂ©gral (pp. 109-111) de l’article d’Éric Laurent « Le rĂ©el et le groupe »[16], qui plus est expurgĂ© de la rĂ©fĂ©rence faite par Éric Laurent Ă  GĂ©rard Miller. Et Pascal Coulon de gratifier Lacan du compliment d’être « un bon lecteur du pluralisme de James ». On conseillera au lecteur Pascal Coulon, plutĂ´t que de donner des leçons aux psychanalystes, de prendre exemple de ses glorieux modèles quant Ă  une nĂ©cessaire « rĂ©forme morale ».

Il n’est pas exclu qu’un psychanalyste s’applique à des pratiques de groupe. Beaucoup de nos collègues ont cette pratique, qui a toute sa noblesse, sa justification et son efficacité, même si elle ne relève évidemment pas de la forme « cure » de la pratique d’un analyste. Mais il n’est pas dit non plus que cette forme classique convienne souvent à nos sujets dits addicts. La question est donc : pourquoi un psychanalyste plutôt que rien, puisque c’est l’absence de psychanalyste ou même de professionnel qui est au principe, bien souvent, on l’a vu, des groupes de recouvrance et de leurs supporters encombrants.

Mais quelle est l’efficacitĂ© rĂ©elle des Anonymes ? Sur ce point, nous irons plus loin que l’argumentation de Coulon en restant fidèles Ă  notre ligne. Celle-ci nous commande de ne pas nous fier Ă  quelque statistique que ce soit en santĂ© mentale : les controverses auxquelles nous sommes rompus nous ont suffisamment appris que dans ces matières, plus le nombre est grand, plus la rĂ©solution est faible : plus la preuve est numĂ©rique, moins l’homogĂ©nĂ©itĂ© permet de conclure. Et les batailles sur l’efficacitĂ© des antidĂ©presseurs nous ont assez aguerris Ă  la stĂ©rilitĂ© des dĂ©bats sans fin dont le seul objet est de dĂ©nigrement de la bonne foi des artisans cliniciens au profit de l’industrie du bien-ĂŞtre.  Dans notre Ă©pistĂ©mologie, un cas peut faire preuve et une petite sĂ©rie convaincre. Ou alors il faut nous accuser de malhonnĂŞtetĂ©.

Sur ce principe, nous n’avons donc pas peur d’affirmer que l’échec des groupes dans certains cas ne saurait en aucun cas disqualifier la méthode dans son ensemble, simplement en reconnaître les limites : car pourquoi une méthode devrait-elle fonctionner pour tout le monde ? C’est bien parce que l’imaginaire scientiste s’est insinué partout dans les affaires de santé mentale, à grand renfort de fabrication de statistiques flatteuses, instillant l’idée qu’il y a des méthodes universelles, des traitements qui marchent à tout coup, que l’on exigerait désormais, pour valider la légitimité d’une méthode, qu’elle soit efficace pour tous. Notre expérience clinique est bien placée pour confirmer que les fraternités ne conviennent pas à tous. Mais cela n’enlève rien à ceux, suffisamment nombreux, à qui cela convient. Rentrons maintenant dans le détail.

On a vu les raisons puissantes qui justifient l’usage de l’adjectif Anonymes. L’origine de leur nom trouve aussi sa justification pratique dans la prise de parole après s’être prĂ©sentĂ©s par son prĂ©nom et son nombre de jours d’abstinence, qui fabrique en somme un nom propre commun, plus commun en tout cas que le nom propre en gĂ©nĂ©ral et que la combinaison prĂ©nom – nom propre qui discrimine et classe (Levi Strauss). Cela signifie en tout cas que le premier procĂ©dĂ© qui opère, dès la première participation, c’est un processus d’anonymisation, d’exĂ©rèse du nom propre, de substitution d’un des noms de jouissance du sujet, celui de son père, fut-il rejetĂ© ou ignorĂ©, Ă  un nom commun, largement partagĂ©, celui, gĂ©nĂ©ralement, d’addict, « addict-à ». C’est en somme une opĂ©ration de classification purement symbolique qui rappelle celle dĂ©crite par LĂ©vi-Strauss dans La pensĂ©e sauvage) pour lequel l’autonomie du symbolique s’oppose Ă  la diffĂ©renciation du nom propre du nom commun (cf. les articles d’E. Laurent et de P. Pernot dans Les noms et la nomination[17]). Comme le commente Éric Laurent : « LĂ©vi-Strauss croit en effet Ă  un inconscient qui, dans son admirable matrice logique, tiendrait par lui-mĂŞme, dĂ©tachĂ© de toute jouissance (…) Nous nous retrouvons dans l’aliĂ©nation pure, dans la mesure oĂą l’on ne saisit rien de la jouissance des sujets Ă©pinglĂ©s dans ledit système. »

Cette dĂ©sĂ©grĂ©gation puissante, qui ignore les raisons de chacun au profit de règles pour tous (l’abstinence totale, l’interdit sur les mĂ©dicaments psychotropes, la rupture avec tel ou tel parent, l’interdiction de frĂ©quenter Untel ou Unetelle…) tout cela peut, dans certains cas, s’avĂ©rer une thĂ©rapeutique aveugle et radicalement dangereuse.

La puissance supérieure et celle du psychanalyste

La pratique du psychanalyste, comme la lointaine puissance supĂ©rieure, garantit au sujet qu’il ne veut pas jouir de lui. Car, comme sujet justement, l’analyste n’y est pas. Mais au contraire de la puissance supĂ©rieure, il est quant Ă  lui incarnĂ© : il incarne l’objet, pose Lacan, c’est-Ă -dire un semblant, qui a donc avoir avec le rĂ©el : qui n’est pas sans en savoir quelque chose. LĂ  oĂą les Anonymes greffent au sujet la paire puissance supĂ©rieure-semblable, l’analyste opère en tant que rĂ©el. Il opère, comme sĂ©paration lĂ  oĂą les Anonymes opèrent par agglutination, puisqu’au fond le secret de cette puissance supĂ©rieure de pacotille, c’est qu’elle n’est que l’ensemble indĂ©nombrable des membres : le grand Autre des Anonymes est un tigre de papier :

A = a + a + a…

Cet Autre en question n’a nul besoin d’ĂŞtre un Dieu comme le reproche en est souvent fait aux Anonymes : il lui suffit en fait d’être cet amalgame de semblables, de frères. C’est donc un Autre de synthèse, diminuĂ©, qui n’a de supĂ©rieur que d’être Nombre et non VolontĂ© ou Amour, comme des gĂ©ants qui seraient constituĂ©s de nains agglutinĂ©s montĂ©s sur les Ă©paules des uns et des autres. Sa force n’est que celle de ses membres et son savoir est vide, comme l’illustre la fameuse maxime : « le programme marche, faites-le marcher » – oĂą l’on retrouve la rĂ©cursivitĂ©. Aussi la paire : {puissance supĂ©rieure-semblable} apparaĂ®t-elle finalement comme une dialectique faible, menacĂ©e Ă  chaque moment de se rabattre sur l’axe imaginaire a-a’ par refragmentation de cet Autre friable en ses parties constituantes :

Puissance supĂ©rieure = semblable + semblable + semblable…

Puissance supĂ©rieure -> semblable, semblable, semblable…

L’analyste concret, comme la puissance supĂ©rieure abstraite, visent chacun Ă  accomplir une fonction de sĂ©paration. Mais la fraternitĂ© discrète de l’analyste singularise lĂ  oĂą la fraternitĂ© massive des anonymes uniformise.

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Les 99 noms d’Allah

Des Anonymes aux synonymes

Éric Laurent explique quant Ă  lui que Lacan, reprenant Kripke et sa notion de rencontre, va inclure dans la notion de nom propre le reprĂ©sentant singulier d’un mode de jouir, modifiĂ© ou pas par l’analyse : « de la rencontre contingente avec la jouissance, chaque sujet garde une façon particulière de se servir de la langue commune pour dire tout autre chose que ce que celle-ci est ordinairement supposĂ©e dire. Le sujet parvient ainsi Ă  dire son fantasme en utilisant les mots de la tribu. Simplement, il les concasse Ă  sa façon : il les homophones, il les Ă©quivoques d’une façon Ă  chaque fois particulière. Après avoir entendu un sujet pendant un certain temps, il est possible de parvenir Ă  discerner Ă  quel point chacun ne parle pas la langue commune qu’il emploie (…) : il parle en fait sa propre langue, celle oĂą il se dĂ©brouille, inventant une façon chaque fois particulière de faire entendre sa douleur singulière d’exister et les modalitĂ©s selon lesquelles la rencontre manquĂ©e avec la jouissance s’est manifestĂ©e pour lui. Au-travers de cet appareillage, il dĂ©finit un nom propre – nom commun, soit un nom propre toujours complĂ©tĂ© de quelque chose d’émergement paradoxal. Ledit complĂ©ment paradoxal, qui est tout sauf stable et qui ne se laisse rĂ©duire Ă  aucune forme dĂ©finie, se conjoint Ă  l’effort de nomination du sujet c’est-Ă -dire Ă  son effort pour faire Ă©quivoquer la langue commune afin d’atteindre l’objet de ses vĹ“ux, le partenaire-symptĂ´me auquel il adresse sa pulsion et sur lequel il rĂ©cupère une part de l’objet perdu. » Ce que Jacques-Alain Miller, pour sa part, Ă©nonçait ainsi : « Il y a quelque chose dans le nom propre qui appelle toujours un complĂ©ment. Il n’est jamais suffisamment propre. »[18]

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Saul Kripke

Le sujet consommateur de drogue peut vouloir couper avec « le dire » par le biais d’une substitution substantielle : la substance toxique venant prendre la place de la « substance jouissante » qui affecte et décerne un corps. Mais la solution des Anonymes peut réaliser, à l’extrême, une autre substitution : celle d’un dire universel, anonyme.

Jouissance -> Substance prothétique (drogue, appareillages, activités addictives) -> Communauté des Anonymes.

De substitution en substitution, le sujet se mettra probablement moins en danger. Mais il perdra toute chance de transmuter sa douleur d’exister en une solution singulière, sur mesure. Bien sûr, comme pour Joyce, c’est un effort permanent, c’est-à-dire, explique encore Éric Laurent, que le défaut de signifiant pour dire la jouissance, n’est pas bouché par le nom qui est aussi un autre trou puisqu’il « ne viendra jamais ». Ainsi Joyce doit-il sans cesse continuer de « faire équivoquer toutes les langues, tous les noms possibles qui, au sens kripkéen, lui ont un jour été présentés, toutes les nominations ratées de ses rencontres contingentes avec la jouissance (…) Son nom propre, c’est son nom propre-nom commun, toujours à compléter. »[19]

On pourrait dire qu’en face des Anonymes, le psychanalyste propose l’empire des Synonymes. On pourrait dire que la substitution prĂŞte-Ă -porter de la jouissance par les Anonymes est de l’ordre d’un « universel facile », selon l’expression de Jean-Claude Milner : c’est-Ă -dire un « quelconque, (…) la traduction fallacieuse par l’Eglise de la doctrine de Paul : qu’il faut que le Christ ressuscite pour que chacun, dans sa particularitĂ© puisse devenir universel : « tous vous ĂŞtes un » »[20]. L’analyste, quant Ă  lui, propose de dĂ©cliner et faire rĂ©sonner les noms possibles de la jouissance d’Un qui souffre.

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Cet effort convient Ă  certains et pas Ă  d’autres. C’est un fait. Mais avec des psychanalystes en institution, c’est un choix supplĂ©mentaire, qui est proposĂ©. Ce que ne peuvent faire, pour leur part, les fraternitĂ©s. Ainsi un grand Nom (Depardieu !) dĂ©clarait-il rĂ©cemment dans une Ă©mission de tĂ©lĂ© – dans son style cash qu’on aime ou qu’on dĂ©teste, mais qui ne laisse pas indiffĂ©rent, et c’est certainement fondamental pour lui – : « C’est d’une tristesse totale quand on se rend compte qu’on est addict Ă  quelque chose. » Mais pas question pour lui de se rendre aux rĂ©unions des Alcooliques Anonymes : « Bonjour, je m’appelle GĂ©rard, j’ai bu 13 bouteilles de vin rouge, lĂ , trois bouteilles de pastis et de whisky. J’ai horreur de ces gens-lĂ , les Alcooliques anonymes, c’est de la merde. Ça te donne envie de boire Ă  mort. »[21]  GĂ©rard Depardieu est plus proche des Synonymes que des Anonymes.

La voie proposĂ©e par un analyste, c’est toujours celle de la crĂ©ation, au-moins crĂ©ation d’un chemin personnel sinon artistique, mais au-moins sinthomatique en ce qu’il ouvre Ă  la possibilitĂ© de surmonter les identifications mortifères primordiales d’un sujet en lui permettant de trouver, voire de se faire, de l’inventer s’il le faut, sa place dans le monde. Pour y parvenir, il ne s’agit pas comme on le rabat souvent dans une interprĂ©tation dĂ©passĂ©e de la pratique analytique (on l’a vu) de ressasser l’infantile en l’homme mais bien souvent, très rapidement, d’orienter un sujet pragmatiquement vers la construction de son avenir, et pourquoi pas, comme le disent les anonymes – un jour Ă  la fois – de son prĂ©sent. Il s’agit donc de ce que Lacan, dès le dĂ©but de son enseignement, qualifiait d’effets de rebroussement crĂ©atif Ă -partir du symptĂ´me, et c’est cela que nous faisons avec ceux de nos Anonymes qui le veulent : nous les aidons Ă  passer du non au corps (de jouissance) aux Noms du corps.

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Image d’une femme nue allongĂ©e sur un lit dans cette pièce crĂ©Ă©e en utilisant uniquement le texte arabe du poème « In her Absence I created Her Image » par Mahmoud Darwish. Le texte est Ă©crit en alphabet Diwani Jali. Tous les mots du poème sont Ă©crit qu’aucuns un mots ne sont rĂ©pètent. Les mots sont disposĂ©s dans l’ordre, afin qu’elles puissent ĂŞtre lues en huit lignes horizontales nom de Darwish est Ă©galement Ă©crit en bas Ă  droite de la pièce. Disponible sur le site internet, ici…

Traduction en anglais du poème par Fady Joudeh : « Ce projet est unique dans ma collection de travail, en raison de son niveau plus Ă©levĂ© de lisibilitĂ© juxtaposĂ©e Ă  une image et tout en Ă©crivant toujours le texte une fois et une seule fois. Dans le reste de mon portefeuille, la plupart des images sont crĂ©Ă©es en Ă©crivant le texte dans l’image plusieurs fois, alors que ce n’est pas nĂ©cessaire que toutes les parties de l’image sont lisible. Au lieu de cela, dans cet ouvrage les mots du poème sont Ă©crits dans l’ordre exact dans huit lignes horizontales. Cette lisibilitĂ© est importante car cela signifie que chaque mot doit faire pour s’adapter Ă  une partie spĂ©cifique de l’image tout en mĂŞme temps pose non seulement dans les mots avant et après elle dans le poème, mais aussi au-dessus et au-dessous dans la pièce. »

In Her Absence I Created Her Image
In her absence I created her image: out of the earthly
the hidden heavenly commences. I am here weighing
the expanse with the Jahili odes … and absence
is the guide, it is the guide. For each rhyme a tent
is pitched. And for each thing blowing in the wind
a rhyme. Absence teaches me its lesson: If it weren’t
for the mirage you wouldn’t have been steadfast …
Then in the emptiness, I disassembled a letter from one
of the ancient alphabets, and I leaned on absence. So who am I
after the visitation? A bird, or a passerby amid the symbols
and the memory vendors? As if I were an antique piece,
as if I were a ghost sneaking in from Yabous, telling myself:
Let’s go to the seven hills. Then I placed
my mask on a stone, and walked as the sleepless
walk, led by my dream. And from one moon
to another I leapt. There is enough of unconsciousness
to liberate things from their history. And there
is enough of history to liberate unconsciousness
from its ascension. Take me to our early
years—my first girlfriend says. Leave
the windows open for the house sparrow to enter
your dream—I say … then I awaken, and no city is in
the city. No “here” except “there.” And no there
but here. If it weren’t for the mirage
I wouldn’t have walked to the seven hills …
if it weren’t for the mirage!
Mahmoud Darwish, « In Her Absence I Created Her Image » from The Butterfly’s Burden. Copyright © 2008 by Mahmoud Darwish, English translation by Fady Joudah.  Reprinted by permission of Copper Canyon Press. www.coppercanyonpress.org
Source

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[1] Lacan J., Écrits, « La chose freudienne », 1966, p. 403.

[2] Coulon P., Les groupes d’entraide, Une thérapie contemporaine (l’Harmattan, les psychologiques, 2009).

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mème

[4] Pourquery D., Le nom (de quoi) ?, Le Monde, 04.10.2013, http://www.lepoint.fr/tiny/1-2027867

[5] Badiou A., « De quoi Sarkozy est-il le nom ? », Nouvelles éditions Lignes, 2007.

[6] Kessel J., Ibid., « la rencontre d’Akron. »

[7] Butor M., Le Retour du boomerang, PUF, 1992.

[8] Coulon P., Ibid., p. 25.

[9] Coulon P., Ibid., p. 45.

[10] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.

[11] C.f.  Sidon P.,  « Le discours universel comme  refus de la ségrégation » : http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2012/01/Observatoire-Sidon.pdf

[12]Nau J.-Y., « Les alcooliques demeurent des dangers publics chroniques», https://jeanyvesnau.com/2013/10/21/les-alcooliques-demeurent-des-dangers-publics-chroniques/

[13] Peele S., Love and addiction, Taplinger Publishing, New York, 1975. (Chap. 9).

[14] Sidon P., Quelques réflexions sur des méthodes en vogue pour guérir des addictions http://www.pipolnews.eu/eurocompas-lacanien/quelques-reflexions-sur-les-methodes-en-vogue-pour-guerir-des-addictions-par-pierre-sidon/

[15] La Sagna P., Quelques tours dans « l’Etourdit », http://www.radiolacan.com/fr/topic/721/3

[16] Laurent É., Le réel et le groupe, disponible sur internet sur le site de l’Association Mondiale de Psychanalsye : Le Réel et le groupe (Eric Laurent wapol.org/ornicar/articles/186lau.htm

[17] Les noms et la nomination, L’horizon des confluents, publication de l’Envers de Paris et de l’Association Cause freudienne Ile-de-France, hors série 2012

[18] Miller J.-A., « Joyce-le-symptôme. Lacan avec Joyce : le séminaire de la section clinique de Barcelone », Revue La Cause freudienne n°38, février 1998, p. 7.

[19] Laurent É., L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome, Ibid. p. 13

[20] Milner J.-C., Le juif de savoir, Paris, Grasset, 2006, p. 106.

[21] http://www.24matins.fr/gerard-depardieu-les-alcooliques-anonymes-lui-donnent-envie-de-boire-254756