Pierre Sidon
« Le monde n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu », Marcel Proust
« Les noms changeaient, mais les mots qui les accompagnaient étaient toujours les mêmes (…) ils étaient frères à jamais, parce qu’ils avaient subi le même mal dévorant »…« Extraordinaire litanie ! », nous raconte Joseph Kessel dans son livre : Avec les Alcooliques Anonymes. Pour notre part, cette litanie, nous la constatons aussi, dans le corps social, dans les pratiques qu’il conditionne et qui le définissent en retour : nous constatons la litanie des diagnostics répétés, copiés-collés : des dépressions, des bipolarités, des hyperactifs… et des addicts bien sûr. De cette litanie assommante, on parlerait peut-être en termes de post-clinique comme on parle du monde post-apocalyptique dans les fictions les plus effrayantes de notre univers remanié par la science. Il s’agit en apparence, nous en faisons le constat depuis des décennies, et tout particulièrement depuis le DSM III, d’un appauvrissement tragique, d’une sorte de débilité grandissante du symbolique, incapable de suivre le réel débridé qui « a pris le mors aux dents ». Mais n’est-ce que cela ? Est-ce simplement, comme on l’a évoqué tant de fois, une acculturation, une perte d’acuité, une dégradation ? La montée des groupes de pairs, nés dans les années 30 aux USA avant d’être exportés notamment en France dans les années 60, peut peut-être éclairer et nuancer notre jugement.
Les alcooliques anonymes : un million et demi de membres en 1960, deux millions et demi dans notre décennie. Et puis tous ces membres d’autres communautés qui se sont depuis créées et qui ont multiplié et prospéré sous la bannière désormais célèbre et populaire des « anonymes ». Critiquer les anonymes, c’est comme critiquer la disparition de la clinique : position classique peut-être, médicale souvent, et ce, depuis des décennies. Notre matériau clinique même, la glaise que nous travaillons dans le colloque le plus singulier soit-il de nos cabinets les plus privés soient-ils, c’est cette mutation irréversible qui modifie le rapport traditionnel du professionnel du soin audit «malade», rapport de supériorité – donc de mépris – que Lacan déjà dénonçait dès 1956, en pointant le : « principe réactionnaire qui recouvre la dualité de celui qui souffre et de celui qui guérit, de l’opposition de celui qui sait à celui qui ignore. »[1]
Nous préférerons, quant à nous, comprendre plutôt que critiquer, accompagner plutôt que lutter contre lorsqu’il s’agit du choix croissant de nombre de nos contemporains. Qui plus est, expliquer le phénomène nous permettra non seulement d’éviter une polémique qui n’est pas une polémique entre professionnels mais entre professionnels et usagers. L’exemple navrant de l’autisme a en effet suffisamment démontré la montée en puissance remarquable des usagers dans le paysage jusque là domaine réservé des professionnels. C’est bien sûr le premier symptôme social à considérer dans notre tentative de compréhension. Mais il nous indique aussi le bienfondé éthique de notre approche : l’importance de la participation des « usagers », comme on les nomme aujourd’hui – dont les anonymes est un effet entre autres puisqu’il faut aussi compter sur les communautés, non pas d’abstinents mais aussi de consommateurs – n’est pas seulement une condition nouvelle de notre exercice professionnel, qu’il soit clinique ou même de responsabilité institutionnelle : c’est l’état même, actuel, du matériau clinique dont on sait, depuis Freud, qu’il est, comme l’inconscient, le social lui-même.
Au contraire de Pascal Coulon, auteur de Les groupes d’entraide[2] que nous évoquerons plus loin, et qui doute de « l’intérêt pour les professionnels des fraternités » (p. 42), nous affirmons d’emblée que notre pratique quotidienne considère avec curiosité et intérêt, et accueille favorablement un nombre considérable de sujets qui sont passés par les fraternités, y participent ou y participeront, que celles-ci nous les adressent pour des prises en charge et que nous leur adressons aussi nombre de nos patients ou usagers.
La montée en puissance des fraternités de recouvrance, corrélative du déclin du père et de son savoir, bouscule les cliniciens et leurs institutions. S’agit-il d’une concurrence ? Pas pour le psychanalyste dont aurons à distinguer la « fraternité discrète » (Lacan, « l’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.)
Les noms ou Le nom
Avant de revenir sur l’histoire de la naissance des Alcooliques Anonymes, nous aimerions remarquer l’instance croissante de l’adjectif, ici substantialisé, dont on sait qu’il indexe aussi un fameux « mème » constitué, sans organisation aucune, de hackers qui se réclament à l’occasion de cette sorte de franchise (au sens non pas d’honnêteté – c’est d’ailleurs un débat – mais commercial, d’enseigne). Rappelons qu’un mème (avec un accent grave qui le distingue du même) est, comme le rappelle Wikipédia : « un élément culturel reconnaissable répliqué et transmis par l’imitation du comportement d’un individu par d’autres individus. L’Oxford English Dictionary définit le meme comme « un élément d’une culture (prise ici au sens de civilisation) pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques, en particulier par l’imitation » [3]. L’identification imaginaire (faire « comme » un autre) est donc, on le voit au principe du mème, voie de reproduction sociale horizontale sans lien avec l’idéal, le surmoi, une quelconque figure symbolique). Nous reviendrons sur ce point plus loin. Mais en attendant, il coexiste, en France du moins, avec un autre gimmick, la mode de l’utilisation de l’expression « De quoi ceci ou cela, x, est-il le nom » ? L’expression m’était venue au moment de choisir un titre pour ce topo et après une recherche sur Google, j’ai constaté qu’elle était éculée au point même qu’un article dans le journal Le Monde en 2013[4] se faisait l’écho de l’émoi que suscitait cette mode, partie comme une traînée de poudre depuis qu’Alain Badiou l’avait utilisée en 2007 en titrant son livre De quoi Sarkozy est-il le nom ?[5] Dans son article, Dider Pourquery recensait pas moins de 86 millions d’occurrences de cette expression sur Google. Évidemment il est vraisemblable qu’il y a des répétitions, non comptabilisées par Google, dans ces 86 millions. N’empêche, le phénomène, « ce fait de discours », comme Éric Laurent définit la clinique, attire l’attention comme symptôme social. Symptôme de quoi ? On pourrait s’interroger ainsi : « De quoi le « de quoi x ou y est-il le nom » est-il donc le nom ? ». C’est amusant mais la construction en abîme de la question montre déjà que la recherche d’un nom unique, c’est le symptôme-même qui est en question : c’est de vouloir clore un débat, dire le dernier mot, clouer le bec à celui qu’on épinglera ainsi et de préférence définitivement.
Nous avons en effet, d’un coté, la montée en puissance des Anonymes, dont nous allons tenter de cerner les ressorts, et de l’autre une expression qui témoigne de la recherche désespérée pour nommer les choses. A croire que les choses sans nom sont plus nombreuses. S’agirait-il d’une occurrence de la montée au zénith de l’objet, innommable par essence, prophétisée par Lacan ? On pourrait le croire en effet à la lecture du petit ouvrage d’Alain Badiou : le nom de quoi en effet, sinon, comme son livre en est rempli, d’injures envers le futur, à l’époque, en 2007, Président de la République.
Nous sommes au cœur de notre problème. Mais pour le moment, j’ai donc évité l’expression – je peux la citer par prétérition : je ne dirai donc pas : de quoi les Anonymes sont-ils le nom ? » ce qui m’a amené, finalement, et ça me paraît plus proche de mon propos, à pluraliser l’expression : « les noms ». Un pluriel car dans le singulier, on lit la bannière, comme dans l’expression « au nom de » ou le juron voire l’injure, qui est d’ailleurs proche du slogan, comme dans « nom de Dieu » ou « nom d’une pipe », d’un « p’tit salopard », etc. Le singulier assigne à une référence unique donc, à l’objet, c’est à dire à l’infamie. Dans son petit livre, Alain Badiou n’utilise que deux fois le signifiant « nom » et c’est, la première fois pour préparer le lecteur en signalant que c’est « le nom d’une chose immonde » puis, la deuxième, pour plaquer un nom d’animal, et pire qu’un nom commun donc à son ennemi politique : le nom de « rat » (p. 45), en se justifiant ainsi : « il mérite un nom psychanalytiquement fameux. Je propose de nommer Nicolas Sarkozy « l’homme aux rats ». Oui, c’est juste, c’est mérité. » Donc l’injure « puisque mérité » où la tautologie tient lieu d’argumentation, dans le style bien connu de l’auteur. Et d’ailleurs c’est un opuscule qui regorge d’injures et d’invectives en tous genres. Mais, comme le remarque un commentateur sur internet, Badiou, dans son ouvrage précédent (Circonstances 3. Portées du mot « juif »), dénie la qualité de nom pour le nom « juif » : « Je polémique contre ceux qui disent que « juif » est un nom, et non pas un mot, c’est-à-dire ceux qui soutiennent que le mode de rassemblement que ce nom forme est unifié et absolument irréductible à tout autre. À mon avis, cela n’est soutenable que si intervient la transcendance divine. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on peut soutenir que « juif » est un nom, parce qu’il s’inscrit dans l’espace d’une élection : « juif » est le nom de l’Alliance. Je soutiens, comme le fait de façon cohérente Levinas, qu’il n’est pas possible de maintenir cette exception nominale sans l’appui de la religion. » Il s’agit donc du même ravalement – sans avoir besoin de rappeler les origines juives de Sarkozy, mais cela s’entend – au prétexte de la promotion d’un universel… Et c’est d’ailleurs parfaitement homogène avec la promotion de la réhabilitation, par l’auteur, de « l’idée communiste ».
Mais alors quel rapport avec les Anonymes ? Nous avons affaire, là aussi, à l’œuvre d’un universalisme, d’un idéalisme pur, incompatible avec la promotion des noms propres, des noms de jouissance de chacun. Ce pourquoi seul le pluriel pouvait entrer en dialectique avec « les Anonymes ». Cependant, nous allons voir que le nom, la référence unique, l’objet infâmant, a tout à voir avec les Anonymes, et qu’il en est comme l’ombre, que l’anonymat tente d’effacer. Avec quel succès ?
Préambule épistémique
En préambule, nous voulons préciser que notre connaissance des Anonymes s’est faite à-partir d’une méthodologie qui n’est pas celle du journaliste, pas celle du sociologue ou du philosophe, pas celle du lecteur de livres, mais surtout celle, spécifique, unique et féconde, de l’entretien clinique. Nous précisons que les situations dont nous avons eu la chance de pouvoir connaître ne résument certainement pas toutes les situations qui peuvent se rencontrer, et qu’au contraire même, elles ont pour point commun de trouver leur source dans une institution de soins, médico-sociale, à laquelle ces sujets ont bien voulu s’adresser. Leur participation aux groupes de recouvrance a pu se situer avant leur passage chez nous, au cours de leur séjour ou parcours de soin, ou enfin au décours. Ce qui constitue certes un véritable « biais de recrutement » comme on dit dans les études statistiques.
Néanmoins, la qualité de la méthodologie de l’entretien clinique, en ce qu’il respecte essentiellement l’énonciation du sujet sans la brouiller des représentations théoriques ou fantasmatique de son interlocuteur, nous permet de penser que nous avons accès, sinon à l’ensemble des problématiques des participants à ces groupes, du moins à une partie. Il s’agit certes peut-être de cette part de sujets qui ont été les moins aidés par ces groupes puisqu’ils ont eu besoin des institutions de soins classiques, mais cet échec relatif est bien à même de souligner, par contraste, les vertus et les manques de ces groupes d’entraide. Mais pour commencer, la lecture des premiers témoignages écrits, lecture toujours clinique, s’avérera féconde.
Naissance de l’anonymat
Car à l’instar de la lecture d’un symptôme clinique, les circonstances d’apparition d’un symptôme social sont cruciales pour en comprendre le sens, la Bedeutung, c’est-à-dire sa nécessité : pourquoi les Anonymes ?
La lecture du chapitre « les origines » du Big Book des Anonymes, disponible sur le site Internet des Alcooliques Anonymes est une source indispensable sinon suffisante : le livre de Joseph Kessel, Avec les Alcooliques Anonymes rapporte plus précisément encore l’histoire très éclairante de la naissance du mouvement. Manque en particulier dans le Big Book, l’épisode mystique de Bill, William Griffith Wilson pour ne pas le nommer, épisode particulièrement intéressant pour le clinicien. Mais avant de l’évoquer il faut annoncer une nouvelle surprenante : les Alcooliques Anonymes ne sont pas nées de l’initiative d’un psychanalyste. Vous êtes surpris ? Vous trouvez cela incongru ? C’est pour vous une évidence ? Pas tant que cela. Car c’est Karl Gustav Jung lui-même qui peut être considéré comme le père légitime du mouvement. Même si cette légitimité finalement, d’être indirecte, peut apparaître problématique. C’est lui en tout cas qui orienta un premier patient venu le consulter, vers un groupe d’entraide religieux, un Groupe d’Oxford, avant que celui-ci, guéri par le groupe, ne soigne à son tour le fameux Bill, Bill qui, avec son premier succès thérapeutique, le fameux Bob, fonda les Alcooliques Anonymes. Jung, pas psychanalyste au sens où, pour lui, l’inconscient et la jouissance sont trans-individuels, collectifs, Jung à l’origine donc des Anonymes. C’est un premier point amusant mais pas surprenant donc.
En résumé, on trouve tout cela dans le livre de Kessel et aussi sur Wikipédia si vous avez la flemme : le dénommé Ebby Thacher, Ebby pour les Anonymes, ancien camarade de classe de Bill, va lui raconter qu’un ami à lui, alcoolique au dernier degré comme eux deux, a consulté Jung et que celui-ci, après l’avoir déclaré incurable, l’a adressé au programme du Groupe d’Oxford, dont on dira quelques éléments plus loin. Celui-ci, guéri, a convaincu Ebby et l’on lit le long parcours qui va mener Bill à finalement consentir à la méthode d’Ebby, pour son plus grand bien, ou du moins sa plus grande sobriété. Enfin, on lit que Bill a vécu ensuite abstinent pendant les trente sept dernières années de sa vie, mais il fumait comme un pompier et dans ses derniers mois, terrassé par une broncho pneumopathie tabagique, vraisemblablement obstructive avec emphysème, il réclamait du whisky à corps et à cri. Mais c’est honorable. Parcours moins long pour Ebby quant à lui qui sombrera à-nouveau dans l’alcool six ans plus tard pour en décéder très vite.
Donc Ebby convainc Bill, qui à son tour va convaincre Bob. Il faut suivre et même après l’avoir lu on ne sait plus très bien qui est qui, on les confond. Ebby-Bill-Bob, l’allitération fait comme une holophrase, indifférencie, et on les confond parce que le processus qui les guérit est le même et qu’il les rabat sur leur être d’alcoolique. On les confond aussi, et ça c’est frappant, parce qu’au fond, aucun des trois n’est véritablement le premier puisque le premier, lui-même a été guéri par un premier groupe, un programme de réforme morale en groupe, celui des Oxford. Donc en réalité, et même sans considérer la rechute de Bill, que peut être seule sa mort a empêchée, il n’y a pas de premier, pas de patient zéro comme on les appelle en épidémiologie.
Pas de zéro, pas même un soldat inconnu, non seulement parce que le zéro se perd dans la nuit des temps, mais il n’y a pas de zéro parce que la méthode elle-même, possède des caractéristiques récursives qui rendent impossible d’en trouver la cause, et pas seulement dans l’histoire. Cette absence de fondateur, de zéro véritable c’est l’absence d’exception, de père, au sens où l’inexistence d’une jouissance qui serait toute, le père de la horde freudienne, se fonde par la mort du père de l’origine. Où l’on retrouve, d’emblée, une première justification de la pertinence de l’adjectif Anonyme.
Une méthode cavalière
Ce qui caractérise vraiment la méthode des Anonymes, n’est donc pas en effet, à notre sens, un quelconque ensemble, qui serait particulièrement réussi, de ces recettes, finalement de bon sens, antiques d’ailleurs, qui fondent les conseils adressés aux participants : Epictète par exemple, qui prônait l’ataraxie – un précurseur des TCC – les a édictées, comme le rappelle Pascal Coulon, avec par exemple la célèbre citation : « ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu’ils en ont. » Idée que l’on retrouve à peu de choses près chez Hamlet : « Rien n’est bon ni mauvais en soi, tout dépend de ce que l’on en pense.» (Hamlet, II, 2).
Bill reçoit d’Ebby, les quelques principes en question, tels que transmis à lui par un des groupes d’Oxford :
Bill et Ebby
« Reconnaître (…) que j’étais à terre, fini, liquidé. Dresser un inventaire de moi-même et raconter en confidence mes défauts à une autre personne ; réparer les torts que j’avais pu avoir ; et surtout faire don de moi-même à autrui… » [6] Ces « trucs » tiennent donc en quelques phrases comme : ne changer ce qu’on peut et accepter le reste (la fameuse « prière de la sérénité »), l’idée de puissance supérieure, le « juste pour aujourd’hui », la bienveillance et aider autrui. Ont peut en conclure qu’ils ne peuvent, à eux seuls expliquer, sinon l’efficacité, du moins le succès des Anonymes.
Ce qui nous apparaît, quant à nous, pouvoir caractériser fondamentalement la méthode, c’est bien plus sa récursivité que ses principes. Sa récursivité, c’est que l’aide s’obtient par l’aide : qu’elle dit que pour s’aider il faut aider les autres. Comment ? On ne le sait pas au fond. Le fond de l’affaire reste donc apparemment élidé puisqu’il ne s’agit jamais de soi. Or nous faisons l’hypothèse que c’est peut-être justement dans cet évitement de soi que gît le principe fondamental. La méthode des anonymes serait donc une méthode en trompe l’œil, un voile du processus efficient dont l’objet même serait l’évitement de l’objet : soi. Mais ce processus caché justifie au fond en retour le point initial de la méthode qui est l’acceptation de l’impuissance qui va avec l’acceptation de la puissance supérieure : cette abdication de la volonté (« surrender », se rendre) dans tous les domaines conflue finalement vers le débranchement de ce à quoi la volonté du sujet se vouait et que Michel Butor, cité en exergue du livre de Pascal Coulon écrit ainsi : « quand la ligne droite vous conduit à un mur, on apprend à faire des détours. On arrive alors où ne vont jamais ceux qui n’ont jamais connu ce genre d’obstacles. »[7]
Ça n’est cependant pas l’avis de Borch-Jacobsen, cité par Coulon – qui ne partage pas complètement les vues de Borch-Jacobsen, évoquant pour sa part la différence entre une démarche « purement analytique » et celle-ci où « il s’agit essentiellement de mettre en œuvre des tactiques afin de modifier son comportement »[8] : « la caractéristique première des collectifs de patients [selon Borch-Jacobsen] n’est pas tant l’assistance mutuelle que se portent leurs membres que la revendication d’une expertise de la maladie différente de celle des experts et portant tout aussi essentielle, sinon plus, que celle-ci. » Mais Coulon considère néanmoins que « les travailleurs sociaux et thérapeutes classiques, forts de leur expérience et de leurs études, ont sans doute du mal à ne pas se sentir en concurrence avec les hommes des fraternités. De fait, poursuit-il, ces derniers ne s’en laissent pas facilement conter, et, souvent, ceux qui demandent de l’aide tendent à ne pas correspondre au profil de l’usager traditionnel des services sociaux sanitaires. Ils tendent souvent à perturber les analyses plus académiques concernant les addictions. Leur expérience de vie les prédispose à une connaissance de leur propre problématique comme de tout ce qui concerne l’humain, connaissance certes peu académique, mais qui n’en n’est pas moins patente dans la mesure où c’est une connaissance « à la première personne » (…) Ces savoirs peuvent entrer en contradiction avec ceux de « l’Ecole ». Dès lors, les agacements et autres frustrations des intervenants professionnels, qui peuvent avoir du mal à se sentir utiles ou à trouver leur place, sont logiques et compréhensibles. »[9]
Pour notre part, nous ne rencontrons pas dans la pratique une telle revendication d’expertise de « la maladie » par les usagers. Pas plus chez les addicts que chez les autistes d’ailleurs, chez qui, il faut bien le dire, cette revendication vient plutôt d’un autre que dudit « malade » lui-même. À l’exception de quelques remarquables aspies. Quoi qu’il en soit, chez lesdits addicts, on observe plutôt une fermeture à l’expertise, en tant que telle, d’où qu’elle vienne. Et ce qu’ils retiennent de l’autre dans les groupes, ne ressemble pas à beaucoup de savoir mais bien plutôt à de l’écoute, de l’acceptation, de la présence… Et quelque fois des conseils, de l’ordre donc du « faire ». Quand Borch-Jacobsen, cité par Coulon conclut en disant que les patients se font, aujourd’hui, les interlocuteurs de l’industrie pharmaceutique, on ne peut s’empêcher de sourire. Et doublement. D’abord lorsqu’on sait à quel point les associations de patients ont été investies et choyées par l’industrie pharmaceutique – d’ailleurs partenaire des TCC chères à M. Borch-Jacobsen avant qu’ils ne s’avisent de dissimuler leur alliance naturelle derrière une pseudo-critique tardive -, et ensuite lorsqu’on remplace patient par « usager de substances » : plus que des interlocuteurs : de véritables partenaires en effet de l’industrie pharmaceutiques !
Reste que, aider un autre, en tant que « parrain » tout particulièrement, non seulement sert de diversion au « se faire du mal tout seul », mais aussi peut enclencher un lien à l’Autre, la communauté en particulier, sur le mode de « se faire une place dans l’Autre ». C’est un néo-lien social là où c’est son absence ou la sape permanente de celui-ci qui a prévalu jusque là dans le parcours du sujet. Cependant, nuance : il arrive chez certains que, faute de fonctionner ainsi comme suppléance, solution « sinthomatique » ou « escabeautisation », la valeur suprême de l’oblativité s’installe en place d’idéal et écrase le sujet indigne de s’y égaler. Mais si cela fonctionne au contraire, par récursivité encore, alors aidant un autre, au cas par cas, un effet « boule de neige » se produit qui fabrique du groupe, sur le modèle des chaînes, et on pourrait dire aussi, en empruntant au vocabulaire du droit financier, par une véritable cavalerie puisqu’au fond l’aide promise, l’aide véritable est introuvable directement : c’est celui qui aide qui est aidé par le fait d’aider et celui qui reçoit cette aide sans contenu autre que celui d’une écoute et d’une reconnaissance (ce qui est déjà ça d’ailleurs…) n’a d’autre issue que d’aider à son tour un autre pour obtenir l’effet véritable. Mais c’est une diversion permanente qui peut donner une place à un sujet dans ce lien social singulier de pair à pair, mais aussi circulaire, ainsi institué (la chaine peut se boucler lorsque le nombre d’Anonymes est limité). On se retrouve alors avec un petit groupe, dans un sous-ensemble, en apparence quelconque, du grand groupe.
Il y a groupe et groupe
Mais est-ce un petit groupe comparable à ceux institués par les psychanalystes anglais présentés par Lacan dans son texte « La psychiatrie anglaise et la guerre »[10], et qu’il a mis au principe de la création de son Ecole ? En effet si les petits groupes visaient à réaliser une tâche en commun, on pourrait dire qu’il y a ici aussi une tâche à accomplir si tant est que l’abstinence soit une tâche commune. Lacan met aussi l’accent sur le ressort d’une identification horizontale, là où Freud accentuait la référence « verticale » au leader dans sa Psychologie collective. Mais là où il s’agit, chez Bion ou Rickman d’une tolérance au symptôme de chacun, à sa particularité handicapante, à sa débilité (« les dullards » (débilards)), chez les Anonymes, la particularité n’est pas seulement admise ou tolérée, elle est laminée par l’identification massive, horizontale certes, mais à un minimum commun qui devient l’Universel qu’est l’addict totalement impuissant.
Première conséquence : plus besoin du chef, fut-il réduit à sa fonction minimale débarrassée du surmoi et de l’idéal qu’est le plus-Un dans le cartel : ici le groupe se passe de toute structuration ressemblant de près ou de loin à une hiérarchie, fut-elle temporaire, fonctionnelle et sans réel pouvoir. Les groupes de recouvrance fonctionnement même, dans l’idéal, sans aucun professionnel.
Deuxième conséquence : le groupe ainsi constitué s’étend facilement à l’infini, sans limite, par la vertu du ravalement de tous au minimum commun désidentifiant et ce n’est pas un petit groupe au final mais au contraire une marée humaine qui grossit toujours plus, indifférenciée et sans but si ce n’est celui de la simple reconnaissance mutuelle.
D’appareillés par le produit, les sujets addicts se retrouvent ainsi privés de leur singularité : a-pareils. Et aussi, du coup, a-pairés : un à un, chacun à tous et tous à chacun : une masse indifférenciée avalant tout sur son passage au prétexte de la traduction facile de tout symptôme en termes universels d’addiction.
Premiers effets
Le premier résultat est d’abord une déségrégation massive universalisante qui transmute la déségrégation primordiale de chacun, en tant qu’identifié au déchet[11]. Dans son introduction à l’ouvrage de Kessel, Fabienne Deschamps, pondère la variété sociale des participants aux AA : « Disparité tout apparente, tant est fort le lien qui les unit : une même traversée de l’enfer et, plus tard, une commune renaissance grâce à la souffrance dépassée mais non oubliée.»
C’est en effet cela qui aplanit les différences : cette similarité qui n’est peut-être pas si imaginaire (ressemblances) qu’elle en a l’air. Car il s’agit de signifiants communs qui indexent un réel à bien considérer avant de conclure hâtivement à une ressemblance de façade. Car cette ressemblance (déchéance, descente aux enfers…), ce ne sont pas n’importe quels mots si tant est qu’il s’agit ni plus ni moins, dans la plupart des cas, non pas de plaisir mais bien d’un au-delà qui donne ce sentiment, justement, de l’au-delà. Et c’est un au-delà qui n’a rien de paradisiaque, bien au contraire : une fin du monde même pour ces sujets dont la mélancolie au sens psychiatrique du terme, c’est-à-dire la pétrification comme déchet, est constamment retrouvée dans l’expérience clinique. Lors du témoignage public, l’addict « partage », et il partage d’abord sa honte. C’est à proprement parler une cession de jouissance. Et c’est même, par cette catharsis publique, une mise en circulation sociale de cette jouissance, un authentique processus de sublimation a minima. Celui-ci dépasse de loin le seul processus d’identification imaginaire et explique en grande partie l’effet thérapeutique obtenu.
Mais c’est là aussi une deuxième justification, et non des moindres, que nous trouvons à l’adjectif Anonyme : l’identification à l’objet, au déchet comme son expression la plus accomplie, voilà qui pousse, plus que toute autre raison, à l’anonymat, celui du junk, tout à l’opposé des miroitements et du prestige du Nom dont il est l’élévation réussie. Ainsi Jean-Yves Nau, journaliste médical pouvait-il conclure en 2013 son article « Les alcooliques demeurent des dangers publics chroniques » par la constatation suivante : « Malades et/ou coupables : En France seules 8 % des personnes ayant un problème avec l’alcool sont actuellement prises en charge (souvent les cas extrêmes). Les autres ? Au mieux elles le seront plus tard. Injustices addictives. La cigarette électronique permet progressivement de parler ouvertement de son addiction au tabac. Le baclofène ne le permet nullement pour ce qui est de l’alcool. L’immense majorité des alcooliques français demeurent des anonymes. Mais des alcooliques anonymes et solitaires. Avec enfer, mais sans purgatoire. Des malades ou des coupables ? »[12]
Deuxièmement l’expérience des Anonymes convertit cette première déségrégation par identification au déchet en une ségrégation. Et c’est d’ailleurs le reproche précis adressé par Stanton Peele aux Anonymes : « celui d’une assignation à l’échec qui constitue l’une des failles voire l’un des dangers essentiels de la méthode des Anonymes car elle risque de mener à une « permanent addictification of people », les chronicisant dans le groupe des Anonymes : « il reste encore à l’alcoolique la tâche cruciale de sortir en dehors du groupe des Anonymes pour mettre à l’épreuve ses sentiments nouveaux de valeur et de contrôle de lui-même ». Pour S. Peel, en effet, celui qui se soumet à la « puissance supérieure » des Anonymes est pris dans un système dont le « clergé médical » serait complice »[13]. »[14] Cette ségrégation et l’absence de solution plus individualisée ne suffit donc pas toujours à éviter le pire.
Pour Robin Williams, ça n’a pas suffi
Cliniquement nous sommes frappés, quant à nous, par un trait d’indifférenciation quasi constamment retrouvé dans la pratique : les récits des Anonymes sont plats, ils se reconnaissent d’emblée par leur caractéristique d’inauthenticité, comme débités par un pantin dans une distanciation quasi-brechtienne, sans faille, sans question, sans symptôme : déshabités. Est-ce parce qu’ils les répètent à longueur de temps et que ce sont de simples récits de leurs avatars qui ont fini, à force de se frotter aux réunions, par perdre toute aspérité ? Comme un vieux comédien désabusé débiterait, sans plus du tout y être, ni savoir pourquoi il le joue, un rôle trop longtemps ressassé ? Mais non : puisque nous retrouvons cette caractéristique chez les plus novices et les plus jeunes d’entre eux, il faut bien qu’elle soit due à autre chose : à la méthode elle-même. Et quoi dans cette méthode ? C’est ce que nous allons voir.
Le secret d’une fraternité
La fraternité humaine, pour Freud, l’universel, c’est que tous sont soumis, ou doivent subir la castration, rappelle Philipe La Sagna dans son enseignement actuel à l’ECF (sur l’article étourdissant de Lacan intitulé L’Etourdit)[15]. Tous, sauf un : le père originaire, père de la horde et à sa suite, la série des pères. Celui qui fonde la loi, fait exception à la loi commune de tous les hommes qui est la castration.
Les groupes de recouvrance réunissent des sujets pour la plupart caractérisés par la rupture, passée ou présente, du lien social – Ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il sont toujours désocialisés, isolés, marginaux, SDF, etc. Le lien social dont il s’agit, c’est, plus intimement, le lien à l’Autre, qui peut être plus discrètement rompu au beau milieu d’une insertion en apparence normale, tant sociale que professionnelle ou familiale. Or le groupe est ici constitué sans père, sans exception ou du moins muni du minimum d’exception, non incarnée, de l’idée de « puissance supérieure ».
Hypothèse en conséquence : cette idée, nécessaire mais sécularisée et abstraite, de « puissance supérieure » est au principe de ladite « maladie alcoolique » ou « allergie ». Les deux, puissance supérieure et maladie étant corrélatifs : l’un a envoyé l’autre et le sujet est « impuissant » car « la maladie » est incurable. Il faut toucher le fond (« bottomised ») pour y consentir et décider d’abdiquer (« surrender »), ce qui a pour effet de repousser sa propre volonté, malfaisante, au profit d’un Autre, d’autant plus facilement supposé bienveillant qu’il n’est pas incarné.
Nous faisons donc aussi l’hypothèse que c’est ce trépied {sujet <-> puissance supérieure <-> maladie}, qui va se substituer au binaire instable {sujet <=> déchet} et tenir lieu d’appui pour les participants en tant que nouvelle altérité. La puissance supérieure est l’hypothèse minimum à même d’arracher le sujet à l’autisme de sa jouissance. Elle permet ainsi d’instaurer un lien social, si minimal soit-il. Sa conception désincarnée désamorce toute crainte du sujet qu’elle puisse jouir de lui. Ce n’est pas le Dieu exigeant et colérique des juifs. Est-ce même seulement celui tout-amour des chrétiens ?
Une autre extatique par le Bernin : Ludovica Albertoni
Pour preuve, l’histoire du premier succès de Bill, long à venir après qu’il eut connu, à l’hôpital et au terme d’un long parcours de déchéance : il se rend compte qu’il a besoin de parler à d’autres alcooliques pour aller bien. Et il fait ce que font tous les illuminés : il a eu une révélation mystique à l’hôpital, après un sevrage où il a sombré dans une dépression profonde et, au fond de sa douleur morale, il a appelé Dieu, tout athée qu’il était. Et là, il note que « son orgueil obstiné » – enfin se rompt et « alors d’un seul coup raconte-t-il – c’est dans le Kessel, pas dans le Big Book, ils ont du avoir peur, ils ont tort, il n’y a rien de honteux ou dangereux là-dedans : est ce que cela est susceptible de minorer les vertus de la méthode ? Pas plus qu’aucun jugement sur la personne du Christ ne saurait tenir les splendeurs du christianisme.)… Il raconte : ma chambre s’éclaira d’une grande lumière blanche. Je fus ravi par une extase telle qu’il n’est point de mots pour la décrire. Il me sembla que j’étais au sommet d’une haute montagne et que le vent sur cette montagne n’était pas un souffle de l’air, mais de l’Esprit. Et le sentiment éclata en moi que j’étais un homme délivré. L’extase, lentement, se calma… Tout autour de moi et à-travers moi il y avait une sensation merveilleuse de Présence et je me disais : « Voilà donc le Dieu des prédicateurs. » C’est assez beau ! On retrouve d’ailleurs le thème de la passivité de l’âme, présent chez Thérèse d’Avila, et l’on voit une sorte de retournement topologique s’opérer entre « l’orgueil obstiné » du déchet qu’il était et l’élu de Dieu, choisi, élevé vers les sommets où souffle le vent de l’Esprit. Alors il a de la chance à ce moment là parce que le médecin de la clinique le soulage d’un affreux doute sur sa santé mentale, il lui dit que non non, c’est pas son cerveau alcoolisé, il a déjà vu ça, ça arrive. Bon ils sont pragmatiques mais ils ne sont pas complètement scientistes : ils ont les deux, des scientistes, des sociaux-darwiniens façon loup de Wall Street tendance « greed is good » et des médecins somaticiens mais croyants authentiques ou au-moins sceptiques comme le Dr Silkworth en l’occurrence, prêts à valider un miracle. Mais il aura, par la suite tout de même des problèmes dans sa carrière…
Shekinah, la présence de Dieu
Alors à-partir de là, Bill va tenter donc d’évangéliser en quelque sorte. Il va s’occuper de centaines d’alcooliques et… ça ne marchera jamais. Ça ne marche jamais, personne ne l’écoute, aucun alcoolique ne guérit. Personne ne l’écoute jusqu’au moment, et c’est la rencontre avec Bob, au moment où il sent, un soir, dans une petite ville d’Amérique – il faut imaginer ça, seul dans une ville, à l’hôtel – il sent qu’il va craquer. Et il a l’intuition : puisque son salut venait du fait « qu’un alcoolique avait parlé à un autre alcoolique », qu’il doit continuer comme ça : « c’est quand il parlait aux alcooliques, ses frères, que Bill se sentait le plus invulnérable à l’alcool. » Mais que pour que ça marche, il réalise qu’il y a un truc en trop : il faut qu’il arrête de prêcher. Il va arrêter de parler de son illumination extatique, il va changer de ton, parler de lui, se souvient-il à ce moment, et là c’est très enseignant pour nous, comme Ebby Thacher lui avait parlé : avec douceur, sans vouloir convaincre de se réformer, en rabotant toute maîtrise donc. » Il fait donc ça, pour la première fois quant à lui, avec le dénommé Bob, Bob Smith de son nom, Dr Bob pour les AA.
Dr Bob Smith
Vidage du Moi, destitution de la position d’Autre qui demande, exige ou même simplement incarnerait un idéal : le secret est là, dans l’incarnation non seulement du semblable, mais du semblable-déchet, comme nous le disait tel sujet ex-alcoolique : « Il y a trois ans, j’ai fait une cure décisive. Pour la première fois on m’a parlé de l’aspect psychologique. Pendant toutes les autres cures on a des cours magistraux intéressants sur ce que fait l’alcool sur le foie. Au bout d’un mois le médecin m’a dit : si vous voulez rechuter, n’allez surtout pas aux AA. A la sortie, je me suis rendu aux AA pour la première fois : enfin un dialogue que je comprends ! Des gens qui ont très mal vécu leur enfance, introvertis, manque de confiance en soi… Je m’identifie : ils ont un dialogue qui fait écho en moi. Lorsqu’ils parlent d’eux j’ai l’impression qu’ils parlent de moi. »
La fraternité des analystes et celle des Anonymes
Mais ce sujet parle très bien aussi avec nous : avec moi et avec son psychologue ! Parce que nous savons aussi ne pas nous installer à ces places qui rendent en effet le dialogue parfois impossible. Mais il y a des critiques de la psychanalyse, telle celle, terriblement datée et éculée, que fait Pascal Coulon, tout en faisant mine de ne pas trop décourager le candidat à l’analyse, estimant même que cela « peut aider » et puis assortissant l’exercice, comme le font les promoteurs des TCC dans leur fameux style faux-cul, à des conditions discrètement décourageantes : que le sujet « en ait les moyens », « le temps », « qu’il trouve un praticien pas trop à cheval sur les règles », « sympathique » et « pas trop silencieux »… Et de dauber sur l’angoisse générée par le risque d’avoir besoin de consommer pour affronter des séances possiblement angoissantes. Nous ne lui en voulons pas pour cela tant sa satire se justifie parfois et porte sur des points en effet essentiels, qui sont la nécessaire adaptation du dispositif analytique au patient.
Le vrai fond de l’intérêt de Pascal Coulon pour les fraternités apparaît dans le chapitre III, 3 intitulé « Déconstruction », dans lequel il oppose, toujours dans la lignée de sa géophilosophie, la pratique communautaire et les thérapies de groupe, affine à la tradition protestante, et les pratiques individuelles dont il croit trouver la source dans une généalogie avec le jacobinisme et une analogie avec l’église catholique. Là c’est Foucault qui est invoqué pour faire assaut à la psychanalyse d’autres objections classiques : pansexualisme (où l’on retrouve la difficulté de Jung avec Freud), contresens sur le père dont on l’accuse de vouloir le renforcer là où, au contraire, c’est bien d’une relativisation et d’un dépassement dont il s’agit chez Lacan (p.79). Et pour finir, c’est même la « bienveillance » de l’écoute qui se voit rabattue, Foucault à l’appui, sur la pratique de la prêtrise : parce qu’elle userait du même signifiant que celui utilisé par le Concile de Trente.
Le cas de la psychanalyse sera définitivement et directement réglé au IVème chapitre, sous les espèces d’une réduction de celle-ci à « une exploration du passé ». Il finit par parler de « sacralisation » et d’ « intégrisme », par opposition au « pragmatisme » et à l’ « ouverture » anglo-saxons. D’où sa préférence pour le créationnisme des thérapies systémiques et surtout pour le pragmatisme de l’approche morale et sur la recherche de la puissance vantée par le philosophe et psychologue auto-créé William James (fils dépressif du romancier Henry James), référence des AA pour sa régénération au terme d’une crise qui l’amena à élaborer « son système ». Et pour finir, Coulon croit réhabiliter les TCC en catimini, dissimulé derrière ses notes de fin d’ouvrage, p. 205, au prétexte que ceux qui disqualifient les TCC n’ont pas lu Skinner ou Watson et qu’ils ne le font que dans un but infâmant, sans raison sérieuse.
Ce qui différencie la « fraternité discrète » de l’analyste – évoquée au début – des fraternités, c’est que s’il s’agit d’éviter la position de supériorité – trop de conseils voire des invigorations ou toute forme de maîtrise -, la « discrétion » s’applique aussi quant aux dangers d’une identification horizontale, imaginaire, au semblable. Si « fraternité » il y a, et il y a, il s’agit aussi de permettre au sujet de regagner sa différence, de se séparer s’il le peut, d’assumer les singularités de sa jouissance ou de s’en défaire. Tout « je suis comme toi » ou « tu es comme moi » englobant revient à un aplatissement sinon à un anéantissement de l’altérité qui ne peut aller dans le sens d’une solution sur mesure, solide et durable. C’est un pis aller, acceptable pour certains, souhaitable même mais ce n’est pas la seule solution. On pourrait dire que l’analyste est celui qui sait, avec Freud, que « nous sommes tous des pervers polymorphes », avec Lacan que « tout le monde délire », avec le TyA-Envers de Paris que « nous sommes tous addicts »… Bref : nous sommes une fraternité, non pas du père, mais « des fils du discours », (Lacan Séminaire Ou pire, 21 juin 1972) : des analysants. La voilà, la « fraternité discrète ».
Quoi qu’il en soit, il est acquis, pour la plupart des analystes, et ils sont nombreux, qui ne reculent pas devant tout type de patient désireux d’élucider l’inconscient dont ils sont le sujet, voire le martyr que l’apport d’un traitement avec un psychanalyste ne s’arrête pas aux caricatures ici présentées. Mais pourquoi la psychanalyse donc, ou du moins des psychanalystes qui travaillent en institutions de soins en addictologie, plutôt que les groupes de fraternité ?
Les limites d’un sans-limite
Quant à l’approche du groupe en tant que telle, et malgré son rejet sans équivoque de la psychanalyse, signalons d’abord notre surprise désagréable d’avoir retrouvé, dans le livre de Pascal Coulon un fâcheux copié coller quasi-intégral (pp. 109-111) de l’article d’Éric Laurent « Le réel et le groupe »[16], qui plus est expurgé de la référence faite par Éric Laurent à Gérard Miller. Et Pascal Coulon de gratifier Lacan du compliment d’être « un bon lecteur du pluralisme de James ». On conseillera au lecteur Pascal Coulon, plutôt que de donner des leçons aux psychanalystes, de prendre exemple de ses glorieux modèles quant à une nécessaire « réforme morale ».
Il n’est pas exclu qu’un psychanalyste s’applique à des pratiques de groupe. Beaucoup de nos collègues ont cette pratique, qui a toute sa noblesse, sa justification et son efficacité, même si elle ne relève évidemment pas de la forme « cure » de la pratique d’un analyste. Mais il n’est pas dit non plus que cette forme classique convienne souvent à nos sujets dits addicts. La question est donc : pourquoi un psychanalyste plutôt que rien, puisque c’est l’absence de psychanalyste ou même de professionnel qui est au principe, bien souvent, on l’a vu, des groupes de recouvrance et de leurs supporters encombrants.
Mais quelle est l’efficacité réelle des Anonymes ? Sur ce point, nous irons plus loin que l’argumentation de Coulon en restant fidèles à notre ligne. Celle-ci nous commande de ne pas nous fier à quelque statistique que ce soit en santé mentale : les controverses auxquelles nous sommes rompus nous ont suffisamment appris que dans ces matières, plus le nombre est grand, plus la résolution est faible : plus la preuve est numérique, moins l’homogénéité permet de conclure. Et les batailles sur l’efficacité des antidépresseurs nous ont assez aguerris à la stérilité des débats sans fin dont le seul objet est de dénigrement de la bonne foi des artisans cliniciens au profit de l’industrie du bien-être. Dans notre épistémologie, un cas peut faire preuve et une petite série convaincre. Ou alors il faut nous accuser de malhonnêteté.
Sur ce principe, nous n’avons donc pas peur d’affirmer que l’échec des groupes dans certains cas ne saurait en aucun cas disqualifier la méthode dans son ensemble, simplement en reconnaître les limites : car pourquoi une méthode devrait-elle fonctionner pour tout le monde ? C’est bien parce que l’imaginaire scientiste s’est insinué partout dans les affaires de santé mentale, à grand renfort de fabrication de statistiques flatteuses, instillant l’idée qu’il y a des méthodes universelles, des traitements qui marchent à tout coup, que l’on exigerait désormais, pour valider la légitimité d’une méthode, qu’elle soit efficace pour tous. Notre expérience clinique est bien placée pour confirmer que les fraternités ne conviennent pas à tous. Mais cela n’enlève rien à ceux, suffisamment nombreux, à qui cela convient. Rentrons maintenant dans le détail.
On a vu les raisons puissantes qui justifient l’usage de l’adjectif Anonymes. L’origine de leur nom trouve aussi sa justification pratique dans la prise de parole après s’être présentés par son prénom et son nombre de jours d’abstinence, qui fabrique en somme un nom propre commun, plus commun en tout cas que le nom propre en général et que la combinaison prénom – nom propre qui discrimine et classe (Levi Strauss). Cela signifie en tout cas que le premier procédé qui opère, dès la première participation, c’est un processus d’anonymisation, d’exérèse du nom propre, de substitution d’un des noms de jouissance du sujet, celui de son père, fut-il rejeté ou ignoré, à un nom commun, largement partagé, celui, généralement, d’addict, « addict-à ». C’est en somme une opération de classification purement symbolique qui rappelle celle décrite par Lévi-Strauss dans La pensée sauvage) pour lequel l’autonomie du symbolique s’oppose à la différenciation du nom propre du nom commun (cf. les articles d’E. Laurent et de P. Pernot dans Les noms et la nomination[17]). Comme le commente Éric Laurent : « Lévi-Strauss croit en effet à un inconscient qui, dans son admirable matrice logique, tiendrait par lui-même, détaché de toute jouissance (…) Nous nous retrouvons dans l’aliénation pure, dans la mesure où l’on ne saisit rien de la jouissance des sujets épinglés dans ledit système. »
Cette déségrégation puissante, qui ignore les raisons de chacun au profit de règles pour tous (l’abstinence totale, l’interdit sur les médicaments psychotropes, la rupture avec tel ou tel parent, l’interdiction de fréquenter Untel ou Unetelle…) tout cela peut, dans certains cas, s’avérer une thérapeutique aveugle et radicalement dangereuse.
La puissance supérieure et celle du psychanalyste
La pratique du psychanalyste, comme la lointaine puissance supérieure, garantit au sujet qu’il ne veut pas jouir de lui. Car, comme sujet justement, l’analyste n’y est pas. Mais au contraire de la puissance supérieure, il est quant à lui incarné : il incarne l’objet, pose Lacan, c’est-à-dire un semblant, qui a donc avoir avec le réel : qui n’est pas sans en savoir quelque chose. Là où les Anonymes greffent au sujet la paire puissance supérieure-semblable, l’analyste opère en tant que réel. Il opère, comme séparation là où les Anonymes opèrent par agglutination, puisqu’au fond le secret de cette puissance supérieure de pacotille, c’est qu’elle n’est que l’ensemble indénombrable des membres : le grand Autre des Anonymes est un tigre de papier :
A = a + a + a…
Cet Autre en question n’a nul besoin d’être un Dieu comme le reproche en est souvent fait aux Anonymes : il lui suffit en fait d’être cet amalgame de semblables, de frères. C’est donc un Autre de synthèse, diminué, qui n’a de supérieur que d’être Nombre et non Volonté ou Amour, comme des géants qui seraient constitués de nains agglutinés montés sur les épaules des uns et des autres. Sa force n’est que celle de ses membres et son savoir est vide, comme l’illustre la fameuse maxime : « le programme marche, faites-le marcher » – où l’on retrouve la récursivité. Aussi la paire : {puissance supérieure-semblable} apparaît-elle finalement comme une dialectique faible, menacée à chaque moment de se rabattre sur l’axe imaginaire a-a’ par refragmentation de cet Autre friable en ses parties constituantes :
Puissance supérieure = semblable + semblable + semblable…
Puissance supérieure -> semblable, semblable, semblable…
L’analyste concret, comme la puissance supérieure abstraite, visent chacun à accomplir une fonction de séparation. Mais la fraternité discrète de l’analyste singularise là où la fraternité massive des anonymes uniformise.
Les 99 noms d’Allah
Des Anonymes aux synonymes
Éric Laurent explique quant à lui que Lacan, reprenant Kripke et sa notion de rencontre, va inclure dans la notion de nom propre le représentant singulier d’un mode de jouir, modifié ou pas par l’analyse : « de la rencontre contingente avec la jouissance, chaque sujet garde une façon particulière de se servir de la langue commune pour dire tout autre chose que ce que celle-ci est ordinairement supposée dire. Le sujet parvient ainsi à dire son fantasme en utilisant les mots de la tribu. Simplement, il les concasse à sa façon : il les homophones, il les équivoques d’une façon à chaque fois particulière. Après avoir entendu un sujet pendant un certain temps, il est possible de parvenir à discerner à quel point chacun ne parle pas la langue commune qu’il emploie (…) : il parle en fait sa propre langue, celle où il se débrouille, inventant une façon chaque fois particulière de faire entendre sa douleur singulière d’exister et les modalités selon lesquelles la rencontre manquée avec la jouissance s’est manifestée pour lui. Au-travers de cet appareillage, il définit un nom propre – nom commun, soit un nom propre toujours complété de quelque chose d’émergement paradoxal. Ledit complément paradoxal, qui est tout sauf stable et qui ne se laisse réduire à aucune forme définie, se conjoint à l’effort de nomination du sujet c’est-à-dire à son effort pour faire équivoquer la langue commune afin d’atteindre l’objet de ses vœux, le partenaire-symptôme auquel il adresse sa pulsion et sur lequel il récupère une part de l’objet perdu. » Ce que Jacques-Alain Miller, pour sa part, énonçait ainsi : « Il y a quelque chose dans le nom propre qui appelle toujours un complément. Il n’est jamais suffisamment propre. »[18]
Saul Kripke
Le sujet consommateur de drogue peut vouloir couper avec « le dire » par le biais d’une substitution substantielle : la substance toxique venant prendre la place de la « substance jouissante » qui affecte et décerne un corps. Mais la solution des Anonymes peut réaliser, à l’extrême, une autre substitution : celle d’un dire universel, anonyme.
Jouissance -> Substance prothétique (drogue, appareillages, activités addictives) -> Communauté des Anonymes.
De substitution en substitution, le sujet se mettra probablement moins en danger. Mais il perdra toute chance de transmuter sa douleur d’exister en une solution singulière, sur mesure. Bien sûr, comme pour Joyce, c’est un effort permanent, c’est-à-dire, explique encore Éric Laurent, que le défaut de signifiant pour dire la jouissance, n’est pas bouché par le nom qui est aussi un autre trou puisqu’il « ne viendra jamais ». Ainsi Joyce doit-il sans cesse continuer de « faire équivoquer toutes les langues, tous les noms possibles qui, au sens kripkéen, lui ont un jour été présentés, toutes les nominations ratées de ses rencontres contingentes avec la jouissance (…) Son nom propre, c’est son nom propre-nom commun, toujours à compléter. »[19]
On pourrait dire qu’en face des Anonymes, le psychanalyste propose l’empire des Synonymes. On pourrait dire que la substitution prête-à-porter de la jouissance par les Anonymes est de l’ordre d’un « universel facile », selon l’expression de Jean-Claude Milner : c’est-à-dire un « quelconque, (…) la traduction fallacieuse par l’Eglise de la doctrine de Paul : qu’il faut que le Christ ressuscite pour que chacun, dans sa particularité puisse devenir universel : « tous vous êtes un » »[20]. L’analyste, quant à lui, propose de décliner et faire résonner les noms possibles de la jouissance d’Un qui souffre.
Cet effort convient à certains et pas à d’autres. C’est un fait. Mais avec des psychanalystes en institution, c’est un choix supplémentaire, qui est proposé. Ce que ne peuvent faire, pour leur part, les fraternités. Ainsi un grand Nom (Depardieu !) déclarait-il récemment dans une émission de télé – dans son style cash qu’on aime ou qu’on déteste, mais qui ne laisse pas indifférent, et c’est certainement fondamental pour lui – : « C’est d’une tristesse totale quand on se rend compte qu’on est addict à quelque chose. » Mais pas question pour lui de se rendre aux réunions des Alcooliques Anonymes : « Bonjour, je m’appelle Gérard, j’ai bu 13 bouteilles de vin rouge, là, trois bouteilles de pastis et de whisky. J’ai horreur de ces gens-là, les Alcooliques anonymes, c’est de la merde. Ça te donne envie de boire à mort. »[21] Gérard Depardieu est plus proche des Synonymes que des Anonymes.
La voie proposée par un analyste, c’est toujours celle de la création, au-moins création d’un chemin personnel sinon artistique, mais au-moins sinthomatique en ce qu’il ouvre à la possibilité de surmonter les identifications mortifères primordiales d’un sujet en lui permettant de trouver, voire de se faire, de l’inventer s’il le faut, sa place dans le monde. Pour y parvenir, il ne s’agit pas comme on le rabat souvent dans une interprétation dépassée de la pratique analytique (on l’a vu) de ressasser l’infantile en l’homme mais bien souvent, très rapidement, d’orienter un sujet pragmatiquement vers la construction de son avenir, et pourquoi pas, comme le disent les anonymes – un jour à la fois – de son présent. Il s’agit donc de ce que Lacan, dès le début de son enseignement, qualifiait d’effets de rebroussement créatif à-partir du symptôme, et c’est cela que nous faisons avec ceux de nos Anonymes qui le veulent : nous les aidons à passer du non au corps (de jouissance) aux Noms du corps.
_______________________
Image d’une femme nue allongée sur un lit dans cette pièce créée en utilisant uniquement le texte arabe du poème « In her Absence I created Her Image » par Mahmoud Darwish. Le texte est écrit en alphabet Diwani Jali. Tous les mots du poème sont écrit qu’aucuns un mots ne sont répètent. Les mots sont disposés dans l’ordre, afin qu’elles puissent être lues en huit lignes horizontales nom de Darwish est également écrit en bas à droite de la pièce. Disponible sur le site internet, ici…
Traduction en anglais du poème par Fady Joudeh : « Ce projet est unique dans ma collection de travail, en raison de son niveau plus élevé de lisibilité juxtaposée à une image et tout en écrivant toujours le texte une fois et une seule fois. Dans le reste de mon portefeuille, la plupart des images sont créées en écrivant le texte dans l’image plusieurs fois, alors que ce n’est pas nécessaire que toutes les parties de l’image sont lisible. Au lieu de cela, dans cet ouvrage les mots du poème sont écrits dans l’ordre exact dans huit lignes horizontales. Cette lisibilité est importante car cela signifie que chaque mot doit faire pour s’adapter à une partie spécifique de l’image tout en même temps pose non seulement dans les mots avant et après elle dans le poème, mais aussi au-dessus et au-dessous dans la pièce. »
______________________
[1] Lacan J., Écrits, « La chose freudienne », 1966, p. 403.
[2] Coulon P., Les groupes d’entraide, Une thérapie contemporaine (l’Harmattan, les psychologiques, 2009).
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mème
[4] Pourquery D., Le nom (de quoi) ?, Le Monde, 04.10.2013, http://www.lepoint.fr/tiny/1-2027867
[5] Badiou A., « De quoi Sarkozy est-il le nom ? », Nouvelles éditions Lignes, 2007.
[6] Kessel J., Ibid., « la rencontre d’Akron. »
[7] Butor M., Le Retour du boomerang, PUF, 1992.
[8] Coulon P., Ibid., p. 25.
[9] Coulon P., Ibid., p. 45.
[10] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.
[11] C.f. Sidon P., « Le discours universel comme refus de la ségrégation » : http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2012/01/Observatoire-Sidon.pdf
[12]Nau J.-Y., « Les alcooliques demeurent des dangers publics chroniques», https://jeanyvesnau.com/2013/10/21/les-alcooliques-demeurent-des-dangers-publics-chroniques/
[13] Peele S., Love and addiction, Taplinger Publishing, New York, 1975. (Chap. 9).
[14] Sidon P., Quelques réflexions sur des méthodes en vogue pour guérir des addictions http://www.pipolnews.eu/eurocompas-lacanien/quelques-reflexions-sur-les-methodes-en-vogue-pour-guerir-des-addictions-par-pierre-sidon/
[15] La Sagna P., Quelques tours dans « l’Etourdit », http://www.radiolacan.com/fr/topic/721/3
[16] Laurent É., Le réel et le groupe, disponible sur internet sur le site de l’Association Mondiale de Psychanalsye : Le Réel et le groupe (Eric Laurent wapol.org/ornicar/articles/186lau.htm
[17] Les noms et la nomination, L’horizon des confluents, publication de l’Envers de Paris et de l’Association Cause freudienne Ile-de-France, hors série 2012
[18] Miller J.-A., « Joyce-le-symptôme. Lacan avec Joyce : le séminaire de la section clinique de Barcelone », Revue La Cause freudienne n°38, février 1998, p. 7.
[19] Laurent É., L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome, Ibid. p. 13
[20] Milner J.-C., Le juif de savoir, Paris, Grasset, 2006, p. 106.
[21] http://www.24matins.fr/gerard-depardieu-les-alcooliques-anonymes-lui-donnent-envie-de-boire-254756
Merci pour cette mise au point, qui est de mon point de vue aussi limpide que nécessaire. Aux entrées multiples, mais dont tu traces clairement l’orientation: « on pourrait dire que l’analyste est celui qui sait, avec Freud, que « nous sommes tous des pervers polymorphes », avec Lacan que « tout le monde délire », avec le TyA-Envers de Paris que « nous sommes tous addicts »… Bref : nous sommes une fraternité, non pas du père, mais « des fils du discours », (Lacan Séminaire Ou pire, 21 juin 1972) : des analysants. La voilà, la « fraternité discrète ».
Sur ce mode des alcooliques anonymes, toutes sortes de nouveaux liens communautaires voient le jour.
Par exemple lors du Colloque de l’ACF-CAPA, le 5 décembre 2015 à Amiens, qui portait sur « Folies: ce qui ne cesse pas », quelqu’un a présenté une nouvelle modalité de lien social qui se propose aux « Entendeurs de voix ». Pas anonymes mais presque, puisque là aussi, c’est par un trait commun qu’ils entrent en connexion, pour s’identifier se soutenir partager une expérience (empathique?), se faire reconnaître par le trait plutôt que par le nom ou par un mode de vie, (de jouissance), singulier. Ici, l’on a à faire à une transversalité communautaire supposée déségrégante si je puis dire, des « frères entendeurs de voix » . La dimension clinique, structurale, singulière, est en tant que telle proscrite, rejetée, et fait place à la communauté de semblables.
Au même titre que les obèses, les diabétiques, les séropositifs, les terroristes pourquoi pas, les femmes battues, les hyperactifs….. la liste de ce type d’ ensembles est sans doute infinie. (Concernant les hyperactifs, le signifiant est en train de passer dans le langage courant le plus élémentaire, avec des effets et des conséquences « massifs »).
Les analysants ne s’inscrivent pas dans cette logique du trait unaire. Ils ne font pas ensemble, ni cohorte, homogènes. Pour autant comme fils du discours, nous sommes animés par le désir de faire advenir la différence assumée, reconnue comme telle, trouvaille, invention. C’est un pari dont l’enjeu n’est pas mince.
Merci pour cette lecture attentive et ce commentaire qui complète très utilement notre propos. En effet il s’agît de la montée en puissance d’une clinique bien particulière, celle du mono-symptôme, à laquelle nous assistons depuis quelques décennies. Il est possible que cela soit l’effet de la «montée au zénith de l’objet» – qui génère l’inflation des mono-symptômes, et de l’affolement corrélatif du symbolique, devenu inopérant – d’où la débilité grandissante du discours clinique, réduit à quelques items qui font slogan, mots d’ordre, insignes à la mode et qui déclenchent des épidémies elles-mêmes cause d’explosions de consommation de tel ou tel médicament. Il s’agit alors d’une pulvérulence de signifiants tout seuls, non mis en chaîne en discours et qui peinent à coller le train à une jouissance en roue libre qui fait la course en tête dans la civilisation. A suivre !
Je m’appelle Christophe « mur de feu ». Je me rétablis de la dépendance avec l’aide de Narcotiques Anonymes. J’ai trouvé passionnant votre article. Je vous en remercie.
Merci beaucoup pour votre lecture qui nous fait très plaisir ! De tout coeur avec vous. Bien cordialement, P. Sidon