L’objet est désormais au zénith de la civilisation comme l’avait annoncé Lacan dans sa « Télévision » (1973). Difficile donc de ne pas être consommateur. Mais sommes-nous tous pour autant des « addicts » ? Si cela est à discuter, il est évident par contre que nous ne dirions pas que nous sommes tous toxicomanes. Les mots de la clinique passent et s’agit-il seulement de modes ? Le réel et les mots s’étreignent dans une impossible correspondance, peut-être comme la femme et l’homme qui ne peuvent que s’aimer. Mais la dérive sémantique peut aussi indexer une intention politique : la forêt du « tous addicts » ne risque-t-elle pas de dissimuler l’arbre de la toxicomanie comme celle de la dépression a éclipsé la mélancolie : où est Charlie ?!
Plus généralement, les anciens mots de la clinique sont sur la sellette, et la clinique, elle-même, est en voie de désintégration. S’agit-il de la prolifération de nouvelles catégories qui courent après le réel comme en témoigne le DSM ou la notion même de diagnostic est-elle remise en cause ? Disparues en tout cas les allées à la française – à l’allemande aussi -, nous cheminons désormais dans un épais brouillard de diagnostics mouvants. En réalité, les diagnostics sont comme les identités aujourd’hui : ils échouent à produire une totalité unifiante. On peut y voir le reflet du relativisme des normes – qui sont du symbolique, du « dynamisme pharmaceutique » (Lacan) – qui touche au réel et des identifications au semblable – qui sont de l’imaginaire.
Or à l’ère de la science le souci du corps, de ce qui l’affecte et le traverse – la jouissance -, se greffe sur le plus-de-jouir contemporain par excellence : le nouveau. Il s’agit dès lors d’une poursuite hédoniste appareillée qui inventera des jouissances toujours inédites. Et voilà peut-être ce qui bouleverse non seulement les identités mais aussi, en profondeur, le lien social. Car le corps social, à l’instar des corps individuels découpés par une géographie érogène toujours réinventée (jouir de la sérotonine !…) semble , du coup, lui-même morcelé par le déferlement de l’individualisme et de l’incommunicabilité des jouissances. Que peuvent les idéaux élimés face à la jouissance qui a tout de l’autisme ? L’individu contemporain est un individu morcelé, éparpillé qui dérive entre des groupes aux identifications faibles fondées sur l’objet de consommation. Et c’est ainsi que si nous sommes tous addicts, nous sommes tous aussi, de plus en plus, des Anonymes.
S’il faut renoncer aux diagnostics classiques et accepter les étiquettes nouvelles issues des communautés de jouissance, l’addiction est un sérieux postulant au podium des auto-diagnostics les plus prisés. Elle voisine les troubles bipolaires, la dépression et les états limites. Nous constatons que l’usage de ce nom, « addict », s’étend aujourd’hui sur le mode fonction-variable : « addict-à (x) ». De fait, ce diagnostic séduit chaque jour un peu plus au point d’infiltrer le discours courant et il nous semble même apercevoir qu’il pourrait peut-être, un jour, surclasser tous les autres diagnostics. De l’extension du domaine de la toxicomanie aux addictions jusqu’aux addictions « sans substance » (sexe, jeu, internet, amour…), parlerons-nous demain le langage de l’addiction pour tous les symptômes ? Faisons un peu de diagnostic-fiction : l’addiction à l’activité psychique et motrice pour l’hyperactivité, l’addiction à la vérité pour la paranoïa, l’addiction aux émotions pour la bipolarité… Et bien sûr l’addiction au « rien » : soit ce que mange l’anorexique selon Lacan. Il nous semble néanmoins nécessaire de continuer d’interroger en quoi la clinique d’un addict au jeu ou au sexe diffèrerait de celle d’un toxicomane à l’époque classique.
Et quid du traitement contemporain de ces troubles ? Car dans ce contexte de passion de la consommation, « notre avenir de marchés communs [trouve] sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation », comme le prophétisait Lacan dès 1967. Grande est alors la tentation nostalgique d’un retour caricatural au Père avec ses méthodes d’éducation et de rééducation plus ou moins autoritaires et uniformisantes. Mais y aurait-il authentique autorité sans l’amour qui surmonte la différence et l’altérité ? Faut-il donc continuer d’interdire ou autoriser – à chacun sa jouissance ? Faut-il vouloir détourner le flot impétueux, le barrer, le rééduquer, le tempérer ? S’identifier, comme Anonyme, dans un groupe, à sa jouissance pour la récuser, peut fournir une solution identificatoire pacifiante. Mais elle est modeste et peut trouver ses limites dans ce qui constitue sa solution même : la dissolution de la singularité dans l’universel. Nombreux sont les cas, en effet, où la jouissance non articulée à un fantasme résiste à sa négation hygiéniste. Si nous faisons volontiers notre la formule : « tous addicts », c’est pour la compléter d’un : « …car tous embarrassés de la jouissance ». Jouissance, soit ces phénomènes qui, au joint du corps et du savoir, excèdent, pour chacun, les bornes contenues du plaisir. Et c’est précisément l’étude de cette jouissance irréfragable qui constitue l’objet des cliniciens lorsque les solutions prêtes-à-porter s’avèrent insatisfaisantes.
Etudier les modalités contemporaines de la jouissance, celles notamment que la science met à disposition par la multiplication des prothèses. Se pencher sur les armes proposées contre cette jouissance – et parfois aussi fournies par la science. On distinguera déjà les solutions prêtes à porter, institutionnelles et politiques, et les solutions singulières, cliniques. Voilà le programme de nos Conversations.
Pierre Sidon, avec le groupe TyA Envers de Paris
Conversations 2024-25 : Les premières fois
Conversations Clinique & Addictions 2024-25 : La première fois, c’est une occasion dont on se souvient, une rencontre, décidée ou pas, une marque, choisie ou refusée, un trauma…
Conversations dixième saison : destruction 2024.
La clinique, que Lacan définit comme « l’impossible à supporter », confronte quotidiennement les « travailleurs de la santé mentale » (Lacan) et les psychanalystes à une micro-histoire, comme la mer « toujours renouvelée » : celle de l’autodestruction au cœur de l’humain.
Des institutions pour quoi faire ? Conversations, saison 9
L’ensemble des rapports sociaux est concerné par le spectre d’une atomisation des individus en « particules élémentaires », « n’ayant nul discours de quoi faire semblant c’est-à-dire lien social ». Les institutions, en tant que sédimentations qui instituent et constituent le lien social sont particulièrement impactées. En tant que « systèmes intégrés de règles qui structurent les interactions sociales », incluant les règles informelles, les « conventions », mœurs et coutumes, traditionnelles comme la famille, ou instituées par des lois, leur destin est celui du Discours du maître.
Conversations Clinique & Addictions, Saison 8
Et nous, que faisons-nous à part observer, décrire, expliquer ? Ce serait déjà pas si mal mais il nous arrive de produire des effets dans les ruines du monde d’hier et les fondations de celui de demain. Nous sommes certes des citoyens consommateurs, mais nous sommes aussi des analysants. C’est-à-dire que nous pratiquons la parole, malgré la jouissance qui s’y oppose. Et nous persistons aussi à travailler en institution malgré le sort qui leur est réservé : nous travaillons à plusieurs malgré l’atomisation du lien social.
Que faisons-nous, comment faisons-nous ? Ne restons pas seuls ! Parlons-en…
TyA Envers de Paris saison 7, les addictions : symptôme et jouissance
Cycle de conversations « Clinique et addictions » 2020 du TyA-Envers de Paris : ça reprend !
TyA Envers de Paris saison 6 : ZAD, ZADIG, ZADIGTOLOGUE
Le règne du discours psychiatrique, discours de norme et discours de maître a été dissout par ses... remèdes mêmes. Ses drogues. Les drogues et bientôt les prothèses et autres gadgets de toute sorte produits en masse : l'idéal a été mangé par l'objet. Mais reste-t-il...
TyA Envers de Paris saison 5 : éductologie et psychoses ordinaires
Des triomphes de l’éducatif aux psychoses ordinaires… Deux axes d’étude pour notre cinquième saison de la série la plus passionnante sur vos écrans cette année à Paris avec le TyA Envers de Paris !
La haine qui irrigue ces addictions
Comment la haine de soi, en particulier du corps morcelé, est peut-être au principe desdites « addictions ». Deux situations cliniques, deux destins de la haine : la première, un long suivi qui permet au sujet de s’appuyer, bien que difficilement, sur la parole ; la deuxième, une urgence thérapeutique et de sûreté publique, qui illustre l’autoségrégation radicale du toxicomane… et de la psychose.
Conversation sur le lien social : fictions opérantes, ségrégations ou hors discours.
Quelle meilleure introduction à une réflexion clinique que la reprise du néologisme de Lacan de « VARITE », traduisant la variété de la vérité, la multitude des facettes de celle-ci. Au lendemain des événements dramatiques du 13 novembre 2015, la clinique orientée par la prise en compte de la singularité de chaque sujet ne peut que clamer que l’on ne peut poser une vérité unique…
TyA Envers de Paris saison 3 : le lien social des addicts
Dans un temps où règne l’individualisme démocratique, la solitude gagne et le lien social se délite. Individualisme et société sont-ils incompatibles ? Mais comment faire société malgré le délitement de l’idéal ? Une société peut-elle se supporter d’individus non seulement définis par leurs perversions (l’expression est de Barthes) mais appareillés chacun, désormais, avec ses prothèses, chimiques ou autres.