Claudio Maino 

Je vais vous présenter la vignette clinique de Bernard, un homme Français qui venait d’avoir 50 ans en juin 2020 lorsqu’il est venu consulter. Peu de temps auparavant, il avait décidé d’arrêter de prendre des drogues dures (crack, héroïne, acide and so on). Il avait tout essayé pendant un chapitre de sa vie qui a duré un peu moins de vingt ans. Presque rien n’avait limité ses expérimentations avec les drogues, sauf la peur de contracter une maladie, raison pour laquelle il ne s’était jamais shooté. Cet exploit n’avait cependant rien changé au fait qu’il a toujours, et surtout depuis une dizaine d’années « tourné en rond », une expression éloquente de la déprise sociale qui a marqué sa vie au fer rouge.

Le diagnostic de psychose ordinaire, décrite par Jacques-Alain Miller, me semble un nom approprié pour saisir d’emblée, les coordonnées générales de sa position subjective : « pas de déclenchement qui fit catastrophe, pas de phénomènes élémentaires bruyants, jamais d’hospitalisation ». Par contre, on constate des débranchements successifs tout au long de sa vie, d’abord de l’école, puis du travail, enfin de sa famille, qui le poussent à l’errance, à une « lassitude dépressive », comme il dit, qui a pour toile de fond le sentiment lancinant (je n’oserais pas parler de certitude) que l’Autre le méprise.

Je reçois Bernard dans le cadre de la Consultation Précarité, qui a pour but depuis 2020 (d’abord comme expérience, maintenant comme dispositif pérenne) de proposer un suivi médico-psycho-social au sein d’un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) aux personnes qui en sont éloignées depuis longtemps. La plupart de la population qui fréquente cette consultation a tout détruit dans sa vie, son habitat, sa santé, son image corporelle et tous les liens qui l’unissaient à la vie, aux amis, à la famille et au travail. Tous les patients sont orientés par une association d’éducateurs qui les accompagnent dans le CHRS ou dans la rue.

J’ai choisi ce cas pour le présenter au TyA, car il me semble qu’il y a un trait contemporain dans ce sujet : la précarité. Un terme qui ne fait pas référence à la pauvreté, dans son aspect purement matériel, mais plutôt à « l’emprise du symbolique » qui s’exerce jusqu’au plus intime de l’organisme humain. Contrairement à de nombreux autres patients, Bernard n’est pas issu d’un milieu familial modeste. Pourtant, il s’entoure des « alter ego »  (« alcooliques ou toxicomanes, sans-papiers, sans-abri, ex-taulards ») qui, loin de porter un idéal, incarnent l’objet de déchet auquel il a lui-même été réduit. En leur présence, il parvient à trouver une distinction qui lui sert de soutien narcissique face au pousse-au-jouir qui le sidère.

Bernard appartient à cet univers contemporain de ce qu’on appelle la précarité, qui ne sont plus en prise avec la routine sociale : isolement, excès du corps, toxicomanies, débranchements successifs discrets à l’endroit de la famille et du social. Ces sujets qui, d’après Christiane Alberti, ne s’y retrouvent pas avec les injonctions sociales, en particulier celles, générales et anonymes, du monde du travail où ils ne parviennent pas à loger la particularité de leur être ».

Derrière ce cas, ne distingue-t-on pas aussi la version actuelle de ce que Gilles Lipovetsky et Jean-François Lyotard en France, Philip Rieff et Richard Sennett aux Etats-Unis appelaient au vingtième siècle les pathologies de la liberté corrélées au délitement supposé de la société ?

Claudio Maino interviendra sur ce cas clinique de sa pratique : lundi 9 janvier 2023 à 21h. Sur inscription, ici.

Extrait de Jean-Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, Nicolas de Moinge, 1594 (p. 59). Source : BNF.