Tomás Verger

 La pratique dans le champ des addictions confronte le praticien à une question centrale : comment introduire avec des interventions au long d’un traitement, une pause, une scansion, une interruption aux dérives illimitées et mortifères ? En d’autres termes, comment atteindre une certaine incidence sur un réel hors-sens ?
Aujourd’hui il y a les fonctions de la drogue ou de l’alcool au pluriel mais en même temps, il y a un usage du produit à-partir duquel, par le biais de la consommation, le sujet sort de la scène du monde.
La pandémie nous a amené à reconsidérer la place de l’enfermement. Le confinement a impliqué un scénario inévitable. Chez certains sujets, l’usage du produit provoque une disparition subjective, provoque le fait de se soustraire du monde de s’effacer en se réalisant, lui-même, comme objet-déchet. Le défaut de voilement de l’objet exige une soustraction équivalente à un passage à l’acte. Le sujet, indéfectiblement, frôle la mort.
Pour faire face à ce défi, on peut recourir au passage de Lacan dans son Séminaire XXIII, où il propose la célèbre « aide contre »[1] la dérive mortifère. S’il s’agit de réorienter un sujet vers la vie, vers au moins un fil de vie, dans certains moments, l’enfermement, les murs, constituent l’alternative concrète et précise pour introduire un point d’arrêt qui implique un frein à cette pente infernale.
Cette mesure, souvent indispensable, constitue le premier pas pour mettre à distance la perspective mortelle et introduire certaines conditions pour un traitement possible.
Les consommations ravageantes mettent en évidence qu’il n’y a aucune dimension de plaisir, bien au contraire. Cela peut indiquer la nécessité d’une médication. L’apaisement de ce qu’un sujet souffre et éprouve dans son corps et dans ses pensées peut s’avérer en effet indispensable pour considérer la possibilité de le prendre en charge.
Par ailleurs, concernant le dispositif, il faut prévoir la possibilité de garantir la séparation physique par rapport à la substance. Les médicaments doivent alors souvent accompagner cette séparation physique.
En termes généraux, au niveau institutionnel, il n’est pas facile de convaincre les autorités de tutelle, non plus que les équipes institutionnelles, que les prises en charge, hospitalières ou médico-sociale, doivent s’établir sur un long terme.

Des difficultés majeures surviennent lorsque le patient, dans sa modalité de rupture absolue avec l’Autre, refuse toute possibilité de prise en charge institutionnelle soutenue voire contraignante. Que peut alors faire un praticien en l’absence de tout point d’arrêt et lorsque la rupture avec l’Autre devient critique ? Une hospitalisation sous contrainte est-elle pertinente ? Nous considérons qu’il y a une responsabilité éthique à ne pas demeurer témoin passif de la pulsion de mort à l’œuvre.
Mais régler alors le fonctionnement institutionnel chez ces sujets pour lesquels la loi n’opère pas, chez qui il n’y a aucun réglage de la pulsion et qui n’accordent pas foi à la parole ? Comment introduire un certain fonctionnement d’une loi qui ne soit pas arbitraire et tyrannique ? De nombreux dispositifs institutionnels comportent un cadre absolument rigide, particulièrement dans des hôpitaux psychiatriques. Le discours du maître est certes nécessaire parce qu’il propose et ordonne un cadre de référence. Comment intervenir là où la consommation implique un court-circuit avec tout type de semblant ?
Illustrons la problématique à l’aide d’un exemple : M. B. se souvient d’une occasion où, en train d’arriver au centre de jour, je le rencontre avec une bouteille d’alcool. Je lui dis que s’il voulait se présenter au centre de jour, il devrait me donner la bouteille qu’il venait d’acheter. Il n’avait pas commencé à la boire. M. B. me donne la bouteille que je vide et jette à la poubelle. Après avoir récupéré la bouteille et vérifié qu’elle était bien vide, il la jette à nouveau. Quelques minutes après, il se présente au centre. Il dira ensuite que, dans l’institution, ils veulent le voir « bien, c’est-à-dire pas alcoolisé ».
L’intervention a introduit, sans vaciller, des conditions. Pourquoi ne sont-elles pas arbitraires ? La manœuvre introduit qu’une loi fonctionne au sein du centre de jour. Il s’agit d’une loi pacificatrice qui fait implique un consentement, soit une décision du sujet. Il ne s’agit pas d’une interdiction qui vise s’imposer dans la vie de M. B., il s’agit de lui demander de prendre position. Bien sûr, chaque décision doit avoir des conséquences. M. B. aurait pu décider de ne pas se présenter au centre de jour. Du point de vue de l’orientation lacanienne, un sujet a toujours le choix d’être responsable.
Ajoutons une nuance supplémentaire à cette clinique si difficile : si nous partons du cas du Président Schreber, on remarque un double versant : d’un côté on a l’aspect « cadavre », à savoir la mortification éprouvée par Schreber quand Dieu le laisse tomber et qu’il se déchire. D’un autre côté, il traite le « cadavre » à-partir de la pente corrélative au pousse-à-la-femme[2]. Le fait de devenir La femme de Dieu lui permet d’accéder à une image pour s’habiller en femme. Ce double versant est très présent chez les solutions toxicomaniaques. Sans doute, la mortification éprouvée est-elle traitée, atténuée, soulagée, par le biais de la consommation. Toutefois, en même temps, « frôler la mort pour se sentir vivre »[3], peut avoir des conséquences graves.
En résumé, Lacan, vers la fin de son enseignement, avait déjà mis à coté la notion de point de capiton articulée seulement aux effets de signification. Il avait étendu la question en privilégiant les effets de jouissance. Autrement dit, l’on doit être attentif à quelles ressources un sujet invente pour faire face à la jouissance délocalisée.

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[1] Lacan, J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Éd. du Seuil, Paris, France, 2005, p. 136.

[2] Lacan J., « L’Étourdit », Scilicet, n° 4, Paris, Seuil, 1973, p. 22, et Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 466.

[3] Chiriaco, S., « Vertigo, une boucle mélancolique », Variétés de l’humeur, sous la direction de J.-A. Miller, Navarin, Paris, 2008, p. 12.