Luis Iriarte

La pulsion, qu’est-ce que c’est ?

En guise de préambule, disons que la pulsion est inhérente à tous les êtres parlants. Pour réussir à la définir avec précision, nous nous référerons à divers apports faits par des psychanalystes sur ce concept fondamental. Dans ses Trois essais sur la théorie sexuelle[1], Sigmund Freud initie sa réflexion en disant qu’il y a une nécessité sexuelle tant chez les hommes que chez les animaux et cette nécessité est dénommée, à-partir de la perspective biologique, comme « pulsion sexuelle ». Cette pulsion se voit attribuer certaines caractéristiques : a) C’est une force constante[2] qui prend sa source à l’intérieur du corps ; b) Elle possède une propriété autoérotique[3] en tant qu’elle n’a pas d’objet externe pour se satisfaire, soit qu’elle n’est pas dirigée vers une autre personne mais vers le corps propre ; c) À l’origine, elle ne possède pas d’objet spécifique pour se satisfaire, mais une fois qu’elle s’est fixée sur une modalité de satisfaction, celle-ci devient inaltérable[4] ; d) Elle ne cesse jamais d’aspirer à une satisfaction totale[5], c’est-à-dire qu’elle cherche en permanence cet objet qui lui permet d’accomplir sa satisfaction. Elle n’y parvient par contre que de manière partielle car il n’y a pas d’objet à même de satisfaire totalement la pulsion.

Par conséquent, la pulsion serait une force constante qui trouverait son origine dans le corps de chaque être parlant, serait de nature auto-érotique et aspirerait à une satisfaction pleine, mais ne trouverait à se satisfaire que d’une satisfaction fixe et partielle. Il faudrait maintenant s’interroger : comment la pulsion se fixe-t-elle à un objet déterminé ? Déjà en 1905, Freud commentait l’existence de zones distinctes sur lesquelles la pulsion pouvait trouver à se fixer[6]: les quelques zones prédéterminées comme le mamelon ou les organes génitaux, et de même manière quant à l’existence d’autres parties du corps qui pouvaient servir aux mêmes fins. C’est à ce point que nous pouvons tirer profit d’une citation de Lacan pour répondre à la question de comment se fixe la pulsion. Lacan nous dit : « Le signifiant, c’est la cause de la jouissance. Sans le signifiant, comment même aborder cette partie du corps? Comment, sans le signifiant, centrer ce quelque chose qui, de la jouissance, est la cause matérielle ? Si flou, si confus que ce soit, c’est une partie qui, du corps, est signifiée dans cet apport »[7]. Nous pouvons donc en déduire à la suite que ce sur quoi la pulsion va se fixer (ou la jouissance, comme Lacan la nomme dans ce séminaire) est lié au signifiant. Il faudrait voir quelle sorte de signifiant est à même de remplir cette fonction. C’est pourquoi Lacan dira l’année d’après que « les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire »[8], ce qui peut se lire comme : la présence d’un signifiant déterminé produit une marque sur le corps, laisse une trace dans la chair, produite par un effet de la parole et il en résulte la fixation de la pulsion sur un objet déterminé. En termes lacaniens on pourrait dire que le signifiant localise la jouissance sur une partie du corps.

Que se passe-t-il avec la pulsion dans les psychoses ?

Pour prendre en compte ce qui se passe avec la pulsion dans ces situations, il faut introduire un signifiant, à savoir le Nom-du-père ou la métaphore paternelle. Ce signifiant est celui qui localise la jouissance et maintient ensemble les registres réel, symbolique et imaginaire. Jacques-Alain Miller rapporte que si cette métaphore échoue à inscrire ce signifiant, une disjonction se produit entre les registres symbolique et imaginaire, et par conséquence, la jouissance (la pulsion) se trouvera dispersée en différentes parties du corps[9]. C’est le destin de la pulsion dans les cas de psychose. Par contre, le psychotique peut réaliser certaines interventions pour suppléer à cette absence du Nom-du-père et de cette manière parvenir à localiser la jouissance un lieu déterminé. En référence à cela Éric Laurent commente que « pour que la relation normale au corps se maintienne, il faut des efforts de localisation de la jouissance dans le corps. »[10] C’est en ce point que l’on peut appréhender la pratique toxicomaniaque, dans ces cas de psychose, comme un effort d’invention pour unifier le corps qui peut se trouver dans un état de morcellement, et pour borner une jouissance à la dérive. Par conséquent, bien que la drogue ne soit pas un signifiant, elle peut venir à suppléer ce signifiant (le Nom-du-père) qui ne s’est pas inscrit, et finir par remplir les fonctions qui sont les siennes.

Le cas de Susanne

Susanne est une patiente de 42 ans qui se présente à ma consultation pour une addiction à la cocaïne. Elle commence en me disant qu’elle s’est sentie sous le joug de l’Autre à diverses périodes, c’est-à-dire qu’elle s’est sentie soumise à l’arbitraire de diverses personnes tout au long de sa vie. Cette difficulté à pouvoir dire « non » aux ordres de l’Autre peut être le reflet d’une faille dans le symbolique qui ne lui permet pas de se servir de l’instrument de la parole pour faire barrage à cet Autre, et pour finir, de la laisser soumise à lui. A l’inverse, tout au long de sa vie, elle a essayé de produire cette séparation qui aurait été l’effet de la signification phallique produite par la métaphore paternelle. Dans un premier temps, vers 8-9 ans, elle a entendu des voix provenant de la nourriture (la nourriture lui a dit : « ne me mange pas, ne me mange pas ! ») Ces voix lui permettaient de partir en courant tandis que sa mère contrôlait sa prise de nourriture[i]. Quand la mère s’est montrée moins présente, ayant rencontré un nouveau partenaire, les voix disparurent. Dans un second temps, la drogue a été ce qui a installé une distance avec son environnement, car on ne l’approchait pas lorsqu’elle était sous l’emprise des toxiques. De même, elle avait une idée délirante (l’idée récurrente qu’elle était obèse) qui disparaissait seulement quand elle consommait. Cette solution – la drogue – se maintint durant 20 ans, jusqu’à ce qu’à une occasion elle avoue à sa famille sa consommation de cocaïne. Dès que la famille fut au courant de ce qui se passait pour elle, elle la força à se sevrer et, ce faisant, elle recommença à percevoir sa famille comme une menace pour elle et à avoir des idées délirantes quant à son corps. Face à cette idée, elle créa un néologisme pour décrire son obésité, se nommant : « la grossanne »[ii].

Les toxicomanies – comme ce qui localise la pulsion – dans les psychoses

En prenant comme référence le cas de Susanne, on peut constater que la drogue peut servir à localiser la jouissance et ainsi installer une barrière à la jouissance de l’Autre. Aussitôt cette solution de 20 ans abandonnée, les idées délirantes corporelles ont réapparu. Cela veut dire dès que Susanne lâche la drogue, elle est à-nouveau l’objet d’un débordement pulsionnel. Par conséquent, à-partir de l’orientation psychanalytique lacanienne on peut dire que la consommation de drogue comporte une fonction spécifique ; et dans les cas de psychose il est nécessaire de préciser si cette fonction consiste à maintenir localisé quelque chose de la pulsion. Prendre en compte cette dimension doit mener à une approche particulièrement prudente de toute démarche de sevrage ainsi qu’à installer des distinctions cliniques et thérapeutiques dans l’abord de ces problématiques. Car pour la patiente il ne s’agit pas d’abandonner une solution qu’elle a inventée sans qu’elle ait pu trouver un meilleur arrangement dans la problématique à laquelle elle a à faire face.

Traduction de l’espagnol : Pierre Sidon

 



[i] La mère contrôlait la quantité de nourriture que sa fille prenait. Quand Susanne terminait de manger, la mère lui demandait si elle voulait manger plus. Bien qu’elle fût satisfaite, elle ne pouvait pas lui dire « non ». Alors la mère lui resservait une autre assiette et elle n’avait pas d’autre option que de le manger. Les voix assignées à la nourriture, l’angoissaient et faisaient qu’elle sortait en courant de la table, en permettant de mettre en acte ce qu’elle ne pouvait pas dire.

[ii] Néologisme composée par : « être grosse » et son prénom « Susanne ».



[1]Freud, S.: Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1995.

[2]Freud, S.: « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1990.

[3]Freud, S.: Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1995.

[4]Naparstek, F.: “Síntoma y toxicomanía I”, en Introducción a la clínica con toxicomanías y alcoholismo III, Buenos Aires, Grama Ediciones, 2010, pág. 54.

[5]Freud, S.: « Au-delà du principe du plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1948.

[6]Freud, S.: Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1995.

[7]Lacan, J. : Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris : Seuil, 1975, pp. 26-27.

[8]Lacan, J.: Le Séminaire, Livre XXIII,  Le sinthome, Paris : Seuil, 2005, p. 17.

[9]Miller, J.-A.: “El saber incorporado”, en La experiencia de lo real en la cura psicoanalítica, Buenos Aires, Paidós, 2004, pág. 388.

[10]Miller, J.-A. et autres : I.R.M.A., La psychose ordinaire : la Convention d’Antibes, Paris, Ed. Agalma et Ed. Le Seuil, 1999.