Claudio Maino
En chaque être parlant, on peut observer une opposition entre ce que Freud a désigné en 1908 comme les exigences de la civilisation et les forces pulsionnelles, forces hétérogènes et contradictoires. Marie-Hélène Brousse rappelait récemment que l’aphorisme lacanien « il n’y a pas de rapport sexuel » constitue une élucidation logique de cette constatation freudienne. « Cette absence de rapport dans le champ de la sexualité des êtres parlants résulte de ce que les liens y reposent sur les objets a, rendant la jouissance a-sexuée » [1].
La toxicomanie souligne de manière exemplaire ce non-rapport. Dans la « La théorie du partenaire », Jacques-Alain Miller avance l’hypothèse que la toxicomanie est un « anti-amour ». « La toxicomanie se passe du partenaire sexuel et se concentre, se voue au partenaire (a) – sexué du plus-de-jouir. Elle sacrifie l’imaginaire au réel du plus-de-jouir »[2].D’après Miller, « si l’on s’intéresse aujourd’hui à la toxicomanie, qui est de toujours, c’est bien parce qu’elle traduit merveilleusement la solitude de chacun avec son partenaire-plus-de-jouir »[3]. Le toxicomane ne cesse de se vouer à une satisfaction de plus (1+1+1…), dont on a du mal à saisir où s’arrête la série. La fonction de l’addiction c’est l’isolement, et le résultat, l’autoconsommation, voire la déchetisation de l’être du sujet, comme le note Pierr Sidon, qui extrait les conséquences de l’hypothèse de Miller[4].
À propos du « cas L », une femme toxicomane, ancienne prostituée, qui se présente sous le signe de l’« insouciance », je me pose la question de la relation commune entre la toxicomanie et deux des passions que Lacan a isolées dans le séminaire « Les non-dupes errent » : l’amour et la haine. Nous pourrions faire l’hypothèse que l’anti-amour est la racine commune entre la haine et la toxicomanie, deux symptômes sociaux présents dans ce cas, qui se présentent du côté d’une jouissance sans limites. Les deux résultent de l’émergence de l’être du sujet comme petit a dans la défaillance de l’Autre comme lieu du signifiant. La haine résulte de la cassure entre l’imaginaire et le symbolique, ce qui conduit Lacan à dire que « la haine est toujours d’abord une haine du symbolique et qu’elle vise l’Autre, bien au-delà du semblable»[5]. Dans cette ligne, l’insulte, selon la formule de Miller, « est l’effort suprême du signifiant pour arriver à dire ce qu’est l’autre comme objet a », objet a rejeté de l’Autre. Dans la toxicomanie, je me réfère toujours au cas L, c’est l’être du sujet qui est réduit à cet objet de jouissance, également rejeté de l’Autre. C’est ce qui marque le terme « insouciante » que ce sujet épingle comme modalité d’isolement propre à son mode de jouir.
L’amour, quant à lui, relève de la cassure à la jonction entre l’imaginaire et le symbolique et, dit Lacan, il naît aussi d’une faille dans l’Autre. L’amour, dit Brousse, c’est le « Un » impossible entre deux corps, entre deux parlêtres, une soif qui, précisément parce qu’insatiable, insiste encore et encore. Lorsque cet impossible survient, il se convertit en haine[6]. À ce point, l’amour prend un accent réel, en tant qu’amour malheureux, amour toxique.
Pourtant, cette soif dans l’amour semble la condition indispensable au commencement d’une analyse. C‘est l’affect qui ouvre la voie aux malentendus, absents dans la toxicomanie et la haine. Dans le cas de L, elle se manifeste par la tentative d’uniformité (l’amour du côté imaginaire) avec le partenaire, mais cela s’est heurté à la difformité de leurs modes respectifs de jouir, car il n’y a pas d’identification possible avec le réel de l’autre. Ce qui m’intéresse dans la conversation avec le TyA, c’est de clarifier comment, sous l’amour de transfert, marqué par un désir de savoir, le sujet peut nommer et être mieux averti de l’impossible dans l’amour, qui, hors du dispositif analytique, peut devenir le combustible aussi bien de la haine que de la toxicomanie.
[1] Brousse M-H., L’amour en trois dimensions, L’Hebdo-Blog 354, p.1
[2] Miller J.- A., « La théorie du partenaire », Quarto, Revue belge de psychanalyse, n°77, 2002, p. 14.
[3] Ibidem.
[4] Sidon P., L’amour est-il une « anti-toxicomanie » ?, Accès, Bulletin de l’ACF VLB n° 15, septembre 2023, p. 18.
[5] Brousse, M-H., Ibidem, p. 2.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 133.
[1] Miller J.-A., « Au commencement est le transfert », Ornicar ?, n°58, Navarin Éditeur, 2024.