Pierre Sidon

Ouverture Colloque APCOF, « Tous addicts », « Quelques postures subjectives face à l’objet »

Hôpital Sainte-Anne, Paris, le 27.1.24

Le binaire – titre-sous-titre – de votre Journée est un tour de force : il dit beaucoup. Car il articule deux idées-forces sur lesdites addictions : d’une part que tout le monde l’est – peut-être on pourra discuter du fait que tout le monde l’a toujours été puisque J.-A. Miller fait de l’addiction la racine du symptôme ; et d’autre part qu’il y a des postures subjectives. On entend donc, dans cette articulation, de l’universel et du singulier, qu’on ne peut saisir cet universel que par le biais du singulier. 

Du côté des énoncés universels, on peut aussi dire que toute la clinique peut se lire en termes d’addiction – et c’est un petit jeu auquel on peut se livrer : ça réserve des soirées amusantes entre amis… Ou des journées : pas plus tard qu’hier, à la Section Clinique au CSAPA, on a esquissé les entours d’une addiction aux fléchettes… C’était un sujet très inconsistant, qui avait fait tenir son être par un métier technique, fait de mesure et de chiffres, mais cela ne suffisait pas et il s’était régulièrement alcoolisé autour d’une pratique sociale, les fléchettes – il paraît que c’est le seul sport où tout le monde boit, ou presque. Alors c’était moins toxique de lancer des fléchettes que de boire, certes mais on a remarqué qu’il s’agissait de faire mouche et que cela tenait son corps jusqu’à inscrire un trou là où justement, de trou, puisque Lacan dit que l’inconscient est un trou qui aspire tout, eh bien in n’y en n’avait pas chez lui. Alors il fallait le faire et recommencer sans cesse et dans cette perspective on voit que faire ce trou sans cesse était peut-être l’addiction principale, soutenue certes par l’alcool donc quant à la tenue de son corps. Le problème de l’alcool c’est que ça ne peut pas durer toute la vie sans effets toxiques et que donc il a dû arrêter. Et après il faut soutenir ce corps autrement et il a eu recours aux communautés d’anonymes et à des institutions comme la nôtre et il tient son abstinence depuis quelques années à ce prix. 

Alors on peut aussi dire – et c’est même J.-A. Miller qui le dit aussi dans un article du Point jadis, que toute activité peut devenir addiction parce que nous sommes soumis à la « pluie d’objets » qui s’impose en quelque sorte. C’est ce qu’Éric Laurent a nommé « le grand mensonge de la civilisation » car on impose un objet prêt à porter à la place de celui qu’on prélève, selon son fantasme sur le corps de l’Autre. Ce pourquoi chacun jouit seul aujourd’hui et que l’on fait moins l’amour. Bien sûr, cette substitution des objets « plus de jouir en toc » s’articule de façon différente à chacun, selon son fantasme – s’il en dispose pour s’articuler à la réalité – ou selon sa structure, avec des effets qu’il convient en effet d’étudier au cas par cas, car, comme pour tout, on peut en souligner des effets délétères mais aussi bénéfiques et il est bien difficile de démêler les deux dans la plupart des cas : affaire de jugement, affaire de goût… Il s’agit surtout d’un choix de jouissance, donc de vie et il ne revient pas à l’analyste de conseiller mais d’aider un sujet à décider.

L’addiction des addictions


Pourtant, et peut-être aurez-vous l’occasion de vous étendre sur le sujet au cours de cette journée, il est une soi-disant addiction qui se différencie des autres. Elle mérite une place à part, car elle témoigne de la racine du symptôme. En effet, le symptôme comporte deux faces : l’une, avec le singulier – la jouissance en son cœur et l’autre avec le social. C’est un ambocepteur – le mot est de Lacan dans Fonction et champ… [1]. C’est une addiction qui se situe à la racine de cette articulation puisqu’elle touche à l’amour, qui est, en quelque sorte le secret du lien social – accompagné comme son ombre par son ingrédient inavouable encore plus efficace bien sûr : la haine. On ne parle pas encore d’addiction à la haine, c’est dommage : on parle d’addiction au meurtre pour les serial killers, c’est trop restrictif : la haine enivre et rend heureux et au-delà même… Elle a le droit d’entrer au top ten des addictions, si ce n’est sur le podium…

On parle néanmoins partout aujourd’hui d’addiction à l’amour. Si Lacan a forgé le néologisme d’hainamoration, c’est qu’il y a, au cœur de l’amour, l’objet, et que le miracle de l’amour, comme l’explique J.-A. Miller, c’est que cet objet, qui est au cœur de la jouissance, suscite normalement l’horreur et la haine. Pas dans l’amour, paradoxalement… tant que l’amour ne vire pas à la haine. Et alors la haine dure plus de… trois ans – durée de l’amour comme le dit le romancier : ce en quoi « la haine est plus vraie » que l’amour.

Néanmoins l’on parle, dans d’innombrables publications, d’addiction à propos de l’amour… dans des magazines, de la littérature de gare, des films… Mais on la confond, le plus souvent, avec l’addiction au sexe alors qu’il est évident de les différencier. Ce qui est intéressant c’est que l’on puisse considérer comme un symptôme, non seulement individuel, singulier, mais aussi social donc, la demande d’amour puisque c’est de cela dont il s’agit dans ces tableaux pathétiques où le sujet n’est pas séparé de la jouissance et retombe sans cesse sur des situations de laisser-tomber et où l’on retrouve aisément que se réitère une situation où il est réduit à être un objet chu, déchu, déchet. 

Non seulement cela est le signe d’un trait majeur de notre époque, mais cela indique aussi ce qu’il en est, fondamentalement de l’addiction.

C’est un signe de l’époque, d’abord parce que cela met sur le même plan la consommation, et l’amour. Et que se confond le sujet et l’objet car c’est l’opération de séparation d’avec la jouissance qui n’est pas achevée. Alors c’est bien plus le sujet qui est consommé dans l’opération, il s’y consume comme Lacan l’équivoque à-propos du discours capitaliste. D’où ces tableaux de déchettisation dans des relations où le sujet consent à un ravalement qui le faire sans cesse retomber dans un statut de rejet au point qu’on l’on peut retrouver qu’il a tout mis en jeu au départ pour s’y retrouver comme un poisson dans l’eau de la jouissance de l’Autre où il se retrouve objet de celle-ci. D’où aussi le succès de la notion de pervers narcissique : car l’Autre du sujet-déchet, comme l’Autre du paranoïaque, est un pervers puisque le sujet est l’objet de la jouissance de l’Autre. 

On retrouve cette pente majorée par lesdites TIC (technologies de l’information et de la Communication), c’est-à-dire les applications de rencontre qui transforment le consommateur en objet avec un effet de mélancolisation patent. 

L’amour dans le discours contemporain

Les simulacres (le foisonnement de bavardage, dit Lacan [2]) de l’amour sont donc commercialisés grâce aux TIC [3]. Celles-ci étendent l’aliénation (Marx) puisque les partenaires deviennent à la fois marchandises et prolétaires : des ouvriers du clic à leur manière, qui génèrent de la valeur par leur consommation-travail. D’où même l’évocation de la prostitution « puisqu’on paye pour avoir des relations avec des inconnus [4] ». La célèbre sociologue de l’amour Eva Illouz ne partage pas cette analyse car elle estime qu’il n’y a pas commercialisation des partenaires entre eux. On peut rétorquer que cela n’empêche pas que les apps de rencontre soient les plus rentables de toutes. Plus que le prolétaire de Marx les utilisateurs doivent se dépouiller de tout et même du reste : de leur réel, qui n’est pourtant qu’un résidu [5]. Ils laissent celui-ci au vestiaire en se constituant un profil numérique qui n’est qu’un avatar idéalisé, irréel.  

Or c’est l’infini de la production, caractéristique du capitalisme [6], qui est le secret de l’aliénation. Et c’est aussi cette aliénation infinie qui constitue l’addiction puisque l’origine du mot désigne l’esclave qui a perdu sa liberté du fait d’une dette. Dès lors, quoi de mieux que le marché de la rencontre pour constituer une addiction ? Car si l’amour est l’infini à la portée des caniches (Céline), l’idéal d’amour est un idéal d’idéal. Décuplé par la technique il devient un objet hautement addictif. 

Lacan a théorisé cet infini par le mathème du discours capitaliste qui écrit le lien du sujet divisé par sa jouissance et les objets produits par la technique. Or, si ce mathème inscrit la mise hors champ de la langue articulée, comment aimer sans se parler ? La commercialisation de l’idéal de l’amour, rendue possible par l’éviction du réel de chacun, ce qu’il a de plus singulier, éloigne toujours plus l’amour et contribue à faire tourner la machine commerciale. Ainsi coupé de son inconscient, l’individu est irrigué à jet continu par cette jouissance, autistique en soi, sans qu’aucune altérité, donc aucun amour, ne puisse en résulter. Les apps s’évertuent à faire en sorte que la rencontre échoue afin que le consommateur achète des packs favorisant les matchs. On incite en particulier les hommes à trouver toujours mieux en rayon – on les pousse du côté du désir, qui est naturellement leur pente et l’on flatte l’addiction qui sommeille en chacun en distribuant judicieusement les likes [7].

Si l’on se réfère toujours à la conception du couple aliénation-séparation chez Lacan, qui précède celle du discours capitaliste, il s’agit bien plus, pour le prolétaire, que de la séparation d’avec sa production comme l’avance Marx, mais bien de son identification totale à celle-ci : comme ressource, objet et finalement déchet. Ce pourquoi les prolétaires quittent aujourd’hui, silencieusement (big – and quiet – quit [8]), leur travail. Dans l’amour les partenaires quittent, dans la solitude et la souffrance, le travail de la rencontre du partenaire et de la construction d’une union durable qui cède de plus en plus souvent sous les sirènes de la jouissance solipsiste au principe de notre civilisation.

On jouit toujours seul

Au peut inscrire, dans cette veine, toute une série de phénomènes au premier rang desquels le wokisme (dont le principe a été énoncé par JA Miller comme le dico : « je suis ce que je dis que je suis »). La transition de genre en est un des symptômes les plus frappants et ce n’est que le début. On ne voit pas ce qui s’opposera à la transition de race – il y en a déjà des exemples, dans une dimension pour l’instant purement déclarative tragico-comique ou dans la littérature (avec le roman La Tache, paru en 2000, P. Roth). Ni non plus à la transition d’espèce. Bref, l’avenir est, non seulement aux hybrides culturels comme JA Miller l’annonçait dans son Tombeau de l’homme de gauche) mais aux hybrides biologiques comme on le voit dans l’anticipation (certains passages du film Total recall, la série True blood aussi, entre autres). Bref : vous en avez rêvé, la science l’a fait. Et comme il n’y a pas de jouissance du corps de l’Autre comme l’affirme Lacan, la science dévoile, dénude, dans la civilisation, qu’il n’y a de jouissance que du corps propre. 

Dès lors, la fameuse addiction à l’amour dénude de même, à un niveau sociétal, un fait social total, expression utilisée par Durkheim – un symptôme social dans des termes lacaniens – qu’il n’y a plus d’amour. C’est la fameuse phrase de Lacan que « le capitalisme forclot les choses de l’amour » car « il ne veut rien savoir de la castration. » [9] Et c’est pourquoi J.-A. Miller affirme que la toxicomanie « est un anti-amour : elle se passe du partenaire sexuel et se concentre, se voue au partenaire (a) – sexué du plus-de-jouir. Elle sacrifie l’imaginaire au réel du plus-de-jouir. Par là, la toxicomanie est d’époque, de l’époque qui fait primer l’objet petit sur l’Idéal, de l’époque où grand I vaut moins que petit a. Si l’on s’intéresse aujourd’hui à la toxicomanie, qui est de toujours, c’est bien parce qu’elle traduit merveilleusement la solitude de chacun avec son partenaire-plus-de-jouir. La toxicomanie est de l’époque du libéralisme, de l’époque où l’on se fout des idéaux, où l’on ne s’occupe pas de construire le grand Autre, où les valeurs idéales de l’Autre national pâlissent, se désagrègent, en face d’une globalisation où personne n’est en charge, une globalisation qui se passe de l’Idéal. [10] »

L’addiction des addictions

C’est parce que la civilisation a vu l’objet « monter au zénith », comme l’explique Lacan, que l’addiction est la forme contemporaine de la clinique. Et l’amour comme addiction, n’est donc pas l’amour courtois, on le voit, puisqu’il dénude l’objet déchet au lieu de l’habiller par la culture. Il révèle ainsi au mieux l’objet dont votre journée entend décliner les variations dans son abord. Objet dont le destin est, comme tout objet, de devenir déchet – et Lacan équivoque entre humain et humus – là où, au contraire, le semblant, la représentation qu’elle soit symbolique ou image, est non seulement transindividuelle mais elle précède et perdure au-delà de nos vies, indifférent à nos existences. 

Dans cette transformation qu’elle opère sur nous, la réification est notre lot comme l’a popularisé l’école de philosophie sociale de Francfort. Mais Lacan l’a dit plusieurs décennies avant : nés inter fæces et urinam, ne nous sommes-nous pas tous des résidus de fausses couches ? La réification implique le mépris, caractéristique qui teinte la clinique des individus contemporains. Si le wokisme est une religion comme l’affirme un philosophe [11], c’est celle de tous unis en mépris, sans représentation, en communautés vouées à la fragmentation d’un miroir brisé qui ne nous assure plus d’aucune consistance, d’aucun monde tournant rond : l’immonde comme l’exprime Lacan [12].

Il y a plusieurs références au mépris chez Freud, et il évoque le mépris des incirconcis, les chiens, la pulsion, le rêve – d’où son oubli. C’est aussi l’oubli que JA Miller cite dans ses Lettres à l’opinion éclairée, p. 188 à propos de la référence au mépris chez Lacan : « Si l’on veut garder son temps pour penser ce qui mérite de l’être, le plus court est de mépriser. Lacan fait l’éloge du mépris (Séminaire Encore, p. 90). Il suppose que Lénine ne haïssait point, mais méprisait. Dans Encore, c’est la leçon du 20.3.73 : « Pour dire la vérité, ces êtres, ces êtres d’où se fait à la lettre, je vais vous faire sur eux une petite confidence. Je pense pas, malgré tout ce qu’on a pu raconter par exemple de Lénine, que la haine ni l’amour, que l’hainamoration, que ça en ait vraiment étouffé aucun. Qu’on ne me raconte pas d’histoires à propos de Madame Freud, là-dessus j’ai le témoignage de Jung, il disait la vérité, c’était même son tort il ne disait que ça. Ceux qui arrivent à faire ces sortes de rejets d’être, encore, c’est plutôt ceux qui participent du mépris, que je vous ferai écrire cette fois puisqu’aujourd’hui je m’amuse avec l’a-prix et le reste, m.é.p.r.i.x. Ça fait Uniprix. Nous sommes quand même au temps des supermarkets, alors il faut savoir ce qu’on est capable de produire même en fait d’être. Oui. »

Cette référence est à mon avis fondamentale pour se repérer. Je dis simplement qu’il s’agit d’une référence à la jouissance considérée sans l’idéalisation de l’Être puisque nous sommes dans cette configuration de civilisation. Nous en sommes à ce point merveilleux qui fait le lit de la psychanalyse, et y-compris dans ces cas d’addiction, pourtant le prototype de la contre-indication classique à la psychanalyse. C’est l’inverse de l’ancienne névrose dans laquelle il s’agissait, dit Éric Laurent, de « séparer l’Un et le dialogue » car « L’Un peut dialoguer tout seul. »[13]. Ici, toute isolation singulière de l’Un peut s’articuler dans un transfert qui est la prise dans un dialogue, préliminaire à un lien social possible. Il peut trouver à-partir de là le point d’inflexion utile de l’abjection singulière vers la communauté des hommes, tous banalement malheureux du réel. 

L’artiste est peut-être l’exception qui en montre la voie sans l’analyse. Pour les autres, la voie est l’analyse. Je vous souhaite de bons et beaux travaux.


[1] Lacan J., « fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Le Seuil, 1966, p. 271.

[2] Lacan, « Note italienne », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 311.

[3] Technologies de l’Information et de la Communication

[4] Lardellier P. , « Le libéralisme à la conquête de l’amour. Quelques constats et réflexions sur la consommation sentimentale et sexuelle de masse à l’ère d’internet », disponible sur internet.

[5] Le terme de résidu, employé par Lacan pour épingler la famille dans ses « Complexes familiaux », indique assez bien le réel en tant qu’inéliminable.

[6] « Désormais, la production devient à elle-même sa propre fin, et n’a donc plus de fin. Elle vise la richesse en général, l’idée générale de richesse ou encore la richesse dans son abstraction », explique Richard Sobel, in « Exploitation, aliénation et émancipation : Marx et l’expérience moderne du travail », Savoirs et clinique, 2015/2n0 19, p97105. https://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2015-2-page-97.htm

[7] Duportail Judith, L’Amour sous algorithme, Goutte d’or, 2019.

[8] La démission massive, silencieuse

[9]  Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p .96.

[10] Miller J.- A., « La théorie du partenaire », Quarto, n0 77, 2002, pp. 6-33.

[11]. Cf. Braunstein J.-F., La Religion woke, Paris, Grasset, 2022.

[12]. Lacan forme ce néologisme qu’il utilise en 1971 dans « Lituraterre » (Autres écritsop. cit., p. 17), puis dans « Joyce le symptôme » (op.cit., p. 576), mais l’explicite surtout dans sa « Conférence de presse au Centre culturel français », Rome, le 29 octobre 1974, in Lettres de l’École freudienne, 1975, n° 16, p. 6-2 : « Le monde va, il tourne rond, c’est sa fonction de monde ; pour s’apercevoir qu’il n’y a pas de monde, à savoir qu’il y a des choses que seuls les imbéciles croient être dans le monde, il suffit de remarquer qu’il y a des choses qui font que le monde est immonde… »

[13] Laurent E., Disruption de la jouissance dans les folies sous transfert, 2018 04 02

Honneth mépris