Pierre Sidon
2024 : de nouveaux massacres montent sur la scène de la civilisation européenne : Ukraine, Haut Karabakh, le toujours plus proche Orient. À-nouveau la guerre et sa mondialisation. Et sa spectacularisation. Conformément à l’étymologie du mot obscène, l’année 2024 s’ouvre sur d’obscurs présages.
En dépit du retour des craintes apocalyptiques ravivées par la grande crise écologique, le retour de la guerre sur la scène européenne peine à réveiller les consciences : il faut renoncer aux dividendes de la paix, renouer avec le « risque oublié de la guerre » (Audoin-Rouzeau), avec le tragique de l’Histoire (Aron).
Pourtant, la clinique, que Lacan définit comme « l’impossible à supporter », confronte quotidiennement les « travailleurs de la santé mentale » (Lacan) et les psychanalystes à une micro-histoire, comme la mer « toujours renouvelée » : celle de l’autodestruction au cœur de l’humain. Celle des addicts est singulièrement représentative de cette dimension. Martyrs de la jouissance, soit de ce qui définit l’humain d’entre les vivants, ils en sont les témoins. C’est ce Lacan nomme le réel et c’est qui nous réveille et nous enseigne.
On a pu présenter les addicts comme des jouisseurs objectant à l’ordre social. Il faut dire qu’à la fin du siècle dernier, le consumérisme a pu flatter le rejet des institutions et faire consister la posture du consommateur rebelle. Le toxicomane en était le héraut.
Il en est, en fait, le martyr car notre civilisation de la consommation redouble les phénomènes cliniques particuliers qui favorisent la destruction des êtres parlants. Certains sont en effet sans barrière à opposer au déversement continu d’objets, de prothèses, d’activités nouvelles et de drogues qui appareillent les corps contemporains. Ils les utilisent pour traiter un malaise, une souffrance de leur corps ou leurs pensées et leur lien social douloureux voire brisé. Mais cet appareillage est insuffisant pour traiter leurs symptômes alors ils augmentent la dose et deviennent des addicts. Ce qui, au final, aggrave les symptômes qu’ils essayaient de soulager au départ et les précipite dans les marges de la société.
La conception de l’addiction comme une mystérieuse maladie neurobiologique située dans le cerveau ne permet pas de comprendre et d’en traiter réellement les causes. Elle peut même les aggraver en empêchant le sujet d’accéder à sa vérité : le destin qui était inscrit au départ de son existence. D’autant que les mauvaises rencontres qui ont émaillé son parcours peuvent aussi servir de voile dissimulant les choix qu’il a opérés. C’est en parlant qu’on peut désactiver le programme de vie qui est, dans ces cas, un court-circuit vers la mort.
La prise en charge institutionnelle en hébergement au long cours – postcure et appartements thérapeutiques collectifs ou individuels –, dont disposent certaines institutions d’addictologie, est un dispositif exceptionnel dans le paysage institutionnel contemporain où même l’hôpital psychiatrique n’offre plus aucun asile. Ces dispositifs permettent, non seulement, d’évaluer rapidement et précisément comment le sujet s’articule aux autres dans ses liens sociaux, mais aussi de faire barrage aux périls, le temps nécessaire et de traiter sur un temps long – plusieurs années – leur obscur désir de destruction.
Nous obtenons ainsi des modifications durables du rapport au corps, à soi et aux autres, permettant une abstinence durable ou, du moins, une réduction des risques des comportements addictifs. La prise en charge thérapeutique et éducative se poursuit, en consultations, en accompagnements et en accueil de jour, longtemps après leur départ du dispositif résidentiel.
Si l’on ne peut faire de chaque vie une œuvre d’art, on peut toujours élever chaque destin à la dignité de l’humanité. Nous mettons pour cela en œuvre de nombreux moyens : l’assistance, les soins, le dialogue… Dans tous les cas : l’expression de la singularité par tous les moyens possibles.
C’est cela que nous entendons déployer, expliciter et discuter lors de la dixième saison de nos Conversations Clinique & Addictions, à-travers l’étude de cas, de la littérature clinique et psychanalytique ainsi que des connexions culturelles. Toutes les propositions d’exposé sont bienvenues. À bientôt pour le plaisir de travailler à nouveau ensemble.
Renseignements et inscriptions sur : addicta.org
___________________________________
Les Conversations auront lieu à Paris de 20h30 à 22h30 les mercredis suivants :
17 janvier
28 Février
27 mars
24 avril
22 mai
26 juin