Pierre Sidon
À 53 ans il en a déjà passé 17 en prison, répartis en 30 peines, de 3 ans maximum, depuis l’âge de 18 ans. C’est à l’adolescence, lors du divorce de ses parents, qu’il a ressenti comme une « explosion dans [sa] tête » : « je voyais plus le but ». L’héroïne qu’il s’injecte alors lui tient lieu de seul traitement pendant des années. Ça le « détend ». Il vole aussi et pense rétablir ainsi un équilibre : « s’il y a des voleurs, il y a de la justice » ; il se sent Robin des Bois. Au total, il a passé la moitié de sa vie de majeur derrière les barreaux. Et lorsqu’il est seul, il pense à la prison et l’angoisse monte. L’angoisse qui signe ce qu’il est : seul et libre. Seul donc libre. Libre donc seul.
Malgré ça, il se vit comme « un grand frère » : « j’ai sauvé une quarantaine de personnes ». Il pense aussi être innocent des vols qu’il restitue : « si je me fais prendre, je redonne les affaires : pas vu, pas pris ». D’innocent à sauveur, il fait plus qu’échapper à la castration : il fait la justice. La loi qui lui tombe dessus, arbitraire et inexplicable, injuste, fait qu’il paie le prix fort, sans relâche, répétant les mêmes erreurs sans pouvoir s’amender : c’est un jour sans fin, un éternel recommencement qui ne laisse aucune trace subjective : il n’y a que le corps qui marque, à force. Ce pourquoi il a l’idée que la prison l’a sauvé : elle a sauvé son corps tout au plus. Bien sûr il y a eu les hépatites, l’épilepsie… Mais il s’en est sorti vivant. Et d’ailleurs il a préféré la prison à l’hôpital psychiatrique : parce qu’au moins en prison, il était libre – comme les français sous l’occupation (dixit Sartre). Alors qu’à l’hôpital psychiatrique, on contrôlait tout… Et surtout ses traitements. Alors qu’au CTR…
C’est pour cela qu’il a demandé à venir au CTR : « je n’ai jamais eu cette chance ; avant, il n’y avait pas de structure comme vous ». Quant à nous, avant, au CTR, il n’y avait pas de patient comme lui ! Agité, anxieux, ne respectant aucune règle : il faut tout lui répéter, ça n’imprime pas longtemps… Tenu par l’adjointe de direction qui ne lui passe rien lors du premier mois de son séjour pendant l’été, il en fera sa référence, comme les oies De Lorenz, la sollicitant pour tout depuis tandis qu’il est un repoussoir pour le reste de l’équipe qu’il épuise.
Il comprend tout à sa façon. Et ça lui crée des significations inattendues. Par exemple il discute avec quelques uns de : « rien n’est impossible » : il pense aussi que ça veut que « rien est impossible ». Rien, tout… Les contraires s’équivalent et s’épuisent dans l’homophonie, ce qui fait qu’il est « sans aucun discours de quoi faire lien social, c’est-à-dire semblant. » (Lacan, La troisième)
Et puis il fait un peu ce qu’il veut avec son traitement : d’abord il en prend une partie massivement pendant les premiers jours de la semaine et puis se trouve en manque ensuite. Quant à son traitement antipsychotique – il est arrivé avec, et avec un diagnostic de psychose hallucinatoire chronique – il n’est pas sûr d’accepter qu’il soit augmenté même s’il a du mal à dormir et qu’il est angoissé : on l’a vu à deux reprises retirer discrètement un comprimé de sa bouche et le glisser dans sa poche. Bref, il continue à vouloir être son propre médecin malgré l’institution.
Et il a décidément de drôles d’idées : il ne doit rien à l’institution, même pas les quelques tâches obligatoires : pour lui, tout doit être gratuit. Par exemple, lorsque le plat à gratin a un peu trop chauffé il se lamente par avance de devoir le gratter parce que c’est son tour de faire la vaisselle. Bref, il gratte. Et lorsqu’il volait il rendait service à la société aussi parce qu’il faisait travailler les assureurs, les vitriers, etc. Un bienfaiteur de l’humanité en somme. D’ailleurs il est très généreux, il rend des services : il fait le travail à la place des autres : lorsque ce n’est pas son tour. Il est d’ailleurs tout à fait habile avec son corps, bien coordonné, souple, habile de ses mains, il dessine et peint remarquablement bien.
Non, ce n’est pas son corps qui lui fait problème, plutôt ses idées. Car s’il fait cadeau de lui et pense qu’on l’on lui est bien redevable, cela finit par se retourner contre lui… En attendant, il est bienheureux.
Mais alors : pourquoi vient-il se faire serrer au CTR ? Et pourquoi, confronté à ses errements qui menacent son séjour, accepte-t-il de prendre un traitement injectable à l’avenir ? C’est comme pour la prison : pourquoi se fait-il prendre ? Il est libre certes mais il ne fait pas d’efforts pour le rester, bien au contraire. Des esprits mal intentionnés pourraient même en conclure qu’il n’est pas très malin. Il n’en n’est rien. Pas plus qu’en ce qui concerne la débilité mentale nous ne croyons en l’idée d’une constitution débile, ou a contrario d’une intelligence génétiquement constituée. C’est un symptôme. Ici, il est patent qu’il s’agit d’un appel à être limité, encadré, enfermé. Un appel au père en somme, à un père réel puisqu’au niveau du symbolique, ça n’imprime pas. Nous consentons à occuper cette place, qui est celle des institutions, celle du Discours du Maître auquel nous « collaborons » (Lacan Télévision). À l’ère du déclin des institutions, qui touche jusqu’à la superbe des États-nations, la psychanalyse indique une certaine nécessité de permanence du Discours du Maître rongé par le Discours Capitaliste.
Acte II :
L’action analytique en institution se situe en ce point où se rencontrent les répliques d’un certain réel: que faire ? Il ne s’agit pas de n’importe quel réel mais de la pulsion de mort dans une version radicale, sans contrepartie si ce n’est le désir d’être arrêté. Mais les règles, les limites, les murs ne suffisent pas. C’est ici que l’apport des médicaments peut s’avérer bénéfique. Nous changeons sa prescription d’antipsychotiques (OLANZAPINE vers HALDOL). En gouttes afin que nous puissions vérifier sa prise. Quelques jours plus tard :
« – Le nouveau traitement (l’Haldol) : ça me met plus à l’aise, j’arrive mieux à dormir. J’arrive mieux à parler, je suis moins sur la défensive : je voyais tout en noir. J’arrive mieux à dialoguer.
– Vous étiez sur la défensive ?
À cause des « on-dits » : je croyais qu’on parlait sur moi – en mal – mais en fait y’a rien.
– vous aviez entendu dire quelque chose ?
– Je me rappelle plus…
– Essayez de vous souvenir.
– Alain m’avait fait une petite remarque mais je me souviens plus.
– Oui mais là c’est autre chose. Ce dont vous m’avez parlé ce sont des remarques que vous pensiez avoir entendues et vous estimez aujourd’hui que ce n’était pas le cas ? C’est ça ? Comme des hallucinations ?
– Oui c’est ça.
– Lesquelles ?
– Que j’étais pas la hauteur parmi eux.
– Ça disait quoi ?
– Plein de choses
– Plein de choses ?
– Dans ma tête oui…
– Ça parlait ?
– Non des pensées dans ma tête.
– Et vous pensez que c’étaient des hallucinations ?
– Oui
– Donc « que vous n’étiez pas la hauteur » ; et puis quoi d’autre ?
– Par exemple au dessin je pensais que je dessinais trop vite, ceci cela, mais en fait non : c’était dans ma tête : ils disaient « je suis un Picasso rapide » et depuis que j’ai pris le traitement je suis moins speed.
Et puis j’étais angoissé et ça m’empêchait de dormir : à cause de ma vie, de ce qui m’arrivait, la drogue… Faut que j’apprenne à dire non si on me propose. »
Il tient à qualifier d’hallucinations certaines de ses idées, produisant une description clinique affirmée de l’hallucination intra-psychique. La prescription d’un neuroleptique plus efficace a permis de faire surgir rétrospectivement la cause… après le traitement des effets. On remarque aussi qu’au niveau de l’hallucination se mêlaient les deux composantes mégalomaniaque et mélancolique (« un Picasso rapide », « rapide » étant vraisemblablement la partie péjorative qui correspond au « on parlait sur moi – en mal » et au : « j’étais pas à la hauteur » et devant être entendue comme : « trop rapide ») aperçues dans sa pensée auparavant (le Robin des Bois emprisonné), confirmant la thèse lacanienne de l’identité structurale du délire et de l’hallucination (Séminaire III, p. 28). L’énonciation « ils disaient : « je suis un Picasso, etc. » » est remarquable en ce qu’elle illustre très bien le rejet du « je » sur le « ils » : le sujet n’assume pas le « je » qu’il s’entend proférer dans l’hallucination et l’attribue aux autres présents autour de lui. L’hallucination témoigne d’une rupture du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation (J.-A. Miller) : le sujet ne peut pas assumer son énoncé et l’attribue à l’Autre, ce qui est synonyme de persécution.
Acte III
Il est angoissé. Est-ce nouveau ? Non. Mais c’est la première fois qu’il s’en rend compte. Il a le sentiment que son mental s’effondre « comme des dominos », l’impression dêtre saisi « d’un vertige ». Il n’en parlait pas. Là il a été vu en proie à une sorte de désarroi, comme pétrifié, interdit, décomposé, subitement interrompu dans son agitation désordonnée et l’éducateur l’a interrogé. Il a pu dire que ça se produisait souvent mais qu’il n’en parlait jamais. Un nouveau traitement est proposé, anxiolytique : TERCIAN. Il va mieux dormir avec et commencer à souffler.
– J’ai moins de vertiges depuis aujourd’hui. C’est les vertiges qui me font peur.
– Le tercian vous fait de l’effet ?
– Oui ça me détend. Je suis moins angoissé mais un peu cassé. Je croyais que c’était les cachets mais non c’est pas les cachets… Il faudrait faire des analyses…
– Les angoisses c’est depuis quand ?
– Les vertiges, c’était à-partir de 23 ans : je faisais une crise d’angoisse puis une heure après une crise d’épilepsie : les yeux ouverts, je perds connaissance et je suis en mouvement et au réveil je me rappelle plus de rien.
– Il y avait des témoins ? Oui ils me tenaient.
– Une perte d’urine ? Non, jamais. On me mettait en PLS.
– Une morsure de langue ?
– Non mais j’ai perdu mes dents à 17 ans à cause de la drogue. J’ai commencé l’épilepsie à 21 ans. On m’a donné de la Depakine à ce moment là : ça été efficace : je n’ai refait de crise que trois ou quatre ans après. Cinq crises en tout.
– Des signes avant-courreurs autres que l’angoisse ?
– Non.
– Mais on peut avoir des angoisses sans crises…
– Oui : c’est pour ça que j’ai peur ; c’est des vertiges. Est-ce que je dois avoir un bilan ?
– Vous en avez déjà eu un avant de venir… Le début de vos angoisses alors ?
– J’ai jamais prêté attention je croyais que c’était à cause de la drogue. La drogue me permettait de ne pas avoir des angoisses
– C’est ça.
– Pourquoi on prend des drogues ?…Pour être invisible… De ma famille… Il y avait du racisme aussi : mon chef de char au service militaire – j’étaits tireur sur AMX30- me disait : sale bougonne je vais t’égorger. J’ai porté plainte. Ils m’on dit qu’il était pas raciste car son meilleur ami était noir. Je suis allé à la pharmacie et j’ai dit que j’étais toxico. Je prenais un peu mais j’étais pas toxico… On m’a réformé P4.
– Vous dites : vous rendre invisible de votre famille ?
– De ma mère. Car elle me disait : faut couper le cordon ombilical j’en ai marre ; moi j’avais coupé : à l’âge 15 ans je partais un ou deux mois de la maison… . Ça me faisait mal : une famille on doit pas couper le cordon médical [nous le faisons répéter et confirmer ce terme trois fois…] Elle a dû apprendre ce mot de sa copine… Mes parents étaient séparés déjà. Moi je croyais qu’elle voulait tout couper de moi et de la famille. Je fumais du shit et j’ai commencé à suiffer l’héroine. J’en prenais pas au début, l’héroïne et j’étais d’ailleurs le seul dans ma bande à ne pas prendre. J’étais pas dans le meme délire qu’eux jusque-là .
– Votre mère vous a rejeté à cette période donc ?
– Oui et mon père aussi me parlait d’être à la rue… Pour que je me démerde de mes propres moyens pour trouver quelque chose.
– Vous aviez du mal à vous bouger ?
Oui.
– Et à l’école ?
– J’étais nul sauf en dessin et en gym. J’étais pas présent : j’étais dans ma tête. Je pensais à ma famille. Je me disais : « -pourquoi il m’arrive ça? » Et : « – j’ai un père algérien une mère française » ; je trouvais pas ma place à l’école. C’était depuis la maternelle… Je faisais des bêtises on me disait d’aller voir la directrice, alors je quittais l’école… J’embêtais mes camarades
– Vous étiez turbulent.
– Oui.
– Pourquoi ?
– Ma directrice était raciste, c’est ma mère qui l’a dit : elle avait eu des mots par rapport à moi : qu’il faudrait que je retourne dans mon pays.
– Votre mère vous l’a répété ?!
– Non, elle me l’a répété 8-9 ans après.
– Il fallait que j’embête tout le monde… Pour me montrer. J’étais puni tout le temps.
– C’est beaucoup.
– Le prof de primaire me disait que j’allais mal finir. Ça amusait mes camarades je croyais que je me rapprochais d’eux.
– Vous craigniez de ne pas être proche d’eux ?
– Il s’écartaient de moi si je cessais de faire le clown.
– Ah bon ?
– On avait peur de moi. Même après au collège.
– Donc pour les amadouer vous faisiez le clown ?
– Oui.
– À 5-6 ans je volais.
– Ils voyaient en vous le voleur?
– Oui.
– Alors vous êtes un clown voleur…
– Je suis pas le Joker !
– C’est quoi le Joker ?
– Le méchant ; j’ai rien à voir…
– Mais vous faites peur quand même…
– Un gosse de trois ans m’a visé avec son pistolet l’autre jour : pan pan dans le train. Ça m’a fait mal !
– Il vous percevait comme un méchant ?
– Je me perçois comme un méchant gentil : j’ai grandi à coté du droit chemin…
– …Mais j’essaie de comprendre pourquoi vous faisiez peur ?
– Ils avaient peur d’être volés.
– Et vous continuiez de voler malgré ça ?
– Oui…
– Peut-être que ça vous arrangeait qu’ils soient loin de vous… Et vous, vous n’aviez jamais peur des autres ?
– J’avais peur des filles quand même : qu’elles parlent du mal de moi.
– Vous faisiez surtout rire les filles ?
– J’aimais oui. J’ai eu beaucoup de copines, ils [sic] aiment les garçons méchants : ils sont plus vicieuses que l’homme. Des copines à court terme. Une journée.
– Et après avec les femmes ?
– Toujours bien, mais jamais plus d’une semaine . Même plus tard, et après je jouais, je jouais avec leurs sentiments : je leur faisais du mal. On tombait amoureux de moi ; moi je suis jamais tombé amoureux et je veux pas. Car j’ai vu les dégâts avec mes parents : ce que ma mère disait de mon père…
– Oui, quoi ?
– Que mon père a jamais rien fait pour moi
– Quels souvenirs avez-vous de votre enfance ?
– Bons. Avec mon père je me mets au même niveau que lui, avec ma mère je me mets plus bas.
– …Où en êtes vous de vos hallucinations ?
– Toujours pareil pour l’instant : ça part, ça revient : j’arrive pas à m’en débarrasser.
– Les dernières ?
– Je me rappelle plus.
– Mes hallucinations c’est étoilé, avec des étoiles , je vois tout étoilé : ça s’éteint, ça s’allume, comme une guirlande.
– Et celles que vous entendez ? Ou vos pensées ?
– Je me sens démoniaque. Ou angélique … quoi qu’angélique c’est plus pour les femmes.
– Ça rappelle le méchant de votre enfance !
– Oui.
– Qu’est-ce qui vous fait vous sentir démoniaque ?
– C’est dans le bon sens : c’est pas : « je vais vous manger », c’est l’astrologie poisson ascendant scorpion.
– ça veut dire quoi ?
– Y’aura plus de prophètes : y’a eu Mohamed , y’a eu Jésus, il a pas écrit, il a parlé… du Coran.
– Je me sens démoniaque car on peut pas dire que je suis prophète.
– Vous vous êtes posé la question ?
– C’est un docteur qui m’a demandé si je me sentais comme un prophète.
– Vous avez pensé quoi, vous ?
– Je me sentais angélique.
L’entretien clinique, fondé sur la parole du sujet, mais orienté par la recherche des phénomènes élémentaires, a permis de mettre en évidence une thématique d’une richesse inaperçue. Il s’agit des soubassements de son être où l’angélique le dispute au démoniaque, rendant compte des battements de ses allers-retours en prison. Son isolement social extrême tient à son identification réelle au démoniaque, qu’il tente de recouvrir par une identification imaginaire labile, fragile et inconsistante à l’ange. Mais cela ne se constitue pas en consistance suffisante pour faire lien social et l’élever de sa misère radicale. À peine à la lui faire oublier. Ce qui contribue in fine à la renforcer.