Conversations Clinique & Addiction, Saison 8

Pierre Sidon

Après l’interruption de la pandémie, il nous semble enfin possible de nous réunir à nouveau en sécurité pour reprendre nos travaux mensuels. Mais si l’époque est troublée, ce n’est pas seulement pour des raisons virologiques. Même si l’après COVID nous confronte à un risque accru de conflits, si le lien social est fragilisé, et sans reprendre la rhétorique qui emprunte aux métaphores infectiologiques, la politique est définitivement ancrée dans un principe d’instabilité qui reflète des conditions moins conjoncturelles.
Elle oscille en effet entre la déception des espoirs modernistes et l’espoir des nostalgies de la restauration. Convulsions agoniques d’un monde qui n’est plus, au déclin du père et aux perspectives du pire, répond la tentation d’un retour à l’histoire passée, toujours glorieuse par essence. Ainsi de la référence à René Girard qui nous pense plus proches des croisades que de la révolution française. Ce n’est que leurre des analogies trop rapides. Si « une civilisation c’est ce qui s’agrège à une religion » (Malraux) le seul grand remplacement qu’il y a, c’est celui de toute civilisation par la nouvelle ère de la pulvérulence des croyances, retour à une forme sécularisée de panthéisme puisqu’à chacun sa jouissance et que nos objets ont décidément une âme. Objets qui s’attirent la croyance dans la science et ses lendemains qui chantent. Perspectives folles du transhumanisme qui nous débarrasserait de notre humaine et insupportable subsistance. En attendant nous sommes déjà augmentés- pour ne pas dire diminués – de nos prothèses inséparables, au premier rang desquels les objets de consommation que sont les drogues. 

Le succès d’un signifiant n’est jamais une opération délibérée même s’il peut relever de l’invention d’un seul, bien branché sur l’époque. Le marché peut bien s’en emparer alors mais à condition que ce soit d’abord un symptôme devenu social. Ainsi de ladite addiction – inutile dès lors de vouloir en freiner l’usage. Mais néanmoins comme tout symptôme, il fait parler. Ce que nous faisons depuis 8 ans au TyA, à l’Envers de Paris et dans le Champ freudien.
Il est pourtant difficile de parler de ce symptôme qui résiste parfois à faire symptôme pour ceux qui en sont semble-il affectés. Car lorsque la face de jouissance d’un symptôme domine, il cloue le bec et l’on fait alors symptôme… pour les autres. C’est notamment la mauvaise réputation des toxicomanes.
Mais avec l’avènement d’une ère où se mêlent consommation et excès, réunis dans le signifiant euphémisé d’addict, chacun peut aisément s’y reconnaître.
Or si tout le monde est malade, alors c’est que c’est la civilisation qui l’est. Lacan n’avait-il pas écrit le mathème du Discours Capitaliste, cet anti-discours qui inscrivait le court-circuit mettant en connexion le sujet et la jouissance sans l’intermédiation de l’Autre, lieu de la parole ? Et n’était-ce pas cela qui se déployait au niveau civilisationnel sous nos yeux ébahis ? N’était-ce pas cela qui montrait son pouvoir corrosif jusqu’à défaire les croyances, la tradition, le lien social et ses institutions au point de remodeler le monde comme jamais depuis deux siècles et dans une accélération vertigineuse ? Quelle chance de vivre dans ce maelström si l’on peut, au-moins, en comprendre les ressorts ! Or il n’y a que la psychanalyse lacanienne avec sa logique des discours et son égalité démocratique des parlêtres, tous égaux face à la jouissance, qui permette de supporter la confusion ambiante.
Et il faut accepter. Vouloir revenir aux temps passés est illusoire et délétère car ce qui n’est plus ne peut plus opérer : ce sont des discours désactivés, selon le mot de Lacan. Nous ne regardons pas en arrière mais loin au-devant de la courbe, en éclaireurs de la modernité et de ses folies, assurés que, de toujours, par essence, tout le monde délire.
C’est que le programme était écrit, issu des mystères insondables des origines de l’être parlant, que dans une combinatoire opérante par le truchement des petites lettres dont il a seul le maniement, il finirait par opérer sur le réel, la nature, l’univers et sa destinée. Nous y sommes. Autant faire face.
À cette croisée des chemins, nul retour en arrière ne pourrait apporter autre chose que caricatures grotesques de l’ordre ancien. Pourtant la fuite en avant de la science n’est pas sans faire frémir car son idéal d’un savoir absolu n’est qu’un leurre : la pandémie, entre autres catastrophes, a révélé au grand jour sa connaissance nécessairement limitée, si ce n’est sa responsabilité. Son ambition reste pourtant inentamée voire présomptueuse.
Dans la prétendue addictologie, elle reste sans autre recours que des appels à la modération, à grands coups de pondération, de chiffrage, d’évaluation dont on attend quelque… mesure. Elle peine à dépasser ce stade hygiéniste maquillé des oripeaux de la science et communique sans relâche sur ses ambitions toujours à l’état d’hypothèses en mal d’étayage afin de justifier ses chaires et de renflouer ses budgets. Mais quel service rend-elle à la population ?
Il est vrai que la tâche est immense puisqu’elle concerne rien moins que le rapport des sujets à la pluie d’objets qui les inonde dans un monde morcelé en voie de transformation, sans le recours des institutions, cantonnés à des identifications imaginaires médiées par les modes de jouissance.
Et nous, que faisons-nous à part observer, décrire, expliquer ? Ce serait déjà pas si mal mais il nous arrive de produire des effets dans les ruines du monde d’hier et les fondations de celui de demain. Nous sommes certes des citoyens consommateurs, mais nous sommes aussi des analysants. C’est-à-dire que nous pratiquons la parole, malgré la jouissance qui s’y oppose. Et nous persistons aussi à travailler en institution malgré l’atomisation du lien social.
Que faisons-nous, comment faisons-nous ? Ne restons pas seuls ! Parlons-en ensemble, si la pandémie nous en laisse le loisir : retrouvons-nous à-partir de décembre pour une nouvelle série des conversations « Clinique et addictions » du TyA-Envers de Paris, en chair et en os !

Dates des prochaines conversations : 13/12, 24/01, 14/02, 14/03, 11/04, 16/05 et 20/06.

Renseignements et inscriptions sur www.addicta.org/conversations