Pierre Sidon
Fabian Fajnwaks nous signale le remarquable reportage du magazine Time sur la « crise des opïodes » : « La monstration de l’horreur comme mode de (ne pas le) traiter… Cela finira-t-il par les réveiller…? », conclut-il dans son message.
Il y a dans cette appellation que nous lisons ici et là depuis maintenant des mois, « crise des opioïdes », comme un parfum de mystification – aurait dit Barthes dans ses Mythologies. Comme si c’était le produit qui vivait sa crise. Le magazine ne titre-t-il d’ailleurs pas « The Opiod diaries » (le journal des opioïdes), faisant du produit un sujet ?
Or ce qui devrait nous réveiller, et le reportage est pour cela édifiant, n’est-ce pas que c’est chaque jour un peu plus que des sujets sont transformés en des produits ? Produits périmés, où se lit déjà leur funeste destin d’objet promis au déchet.
Ce qui devrait nous réveiller, c’est que dans la folle course de l’increvable capitalisme, le destin du sujet est celui de l’objet en quoi il se transforme avant d’en subir le destin parce que c’est le destin de ceux à qui le parasite langagier est arraché et parce que c’est cet arrachement que produit ce discours que Lacan a nommé Discours Capitaliste.
Ce qui devrait nous réveiller c’est les vertus lénifiantes de ce discours qui nous embrument les méninges dans les volutes de ces mirages qu’il fait miroiter devant nos yeux ébahis des miracles de la science.
Ce qui devrait nous réveiller, c’est les lendemains qui déchantent de cet arrachement d’abord délicieux de ce la langue – la meilleure et la pire des choses – qui nous laisse face à notre création que les anciens auraient pu nommer démoniaque en ce qu’elle procède de l’homme.
Ce qui devrait nous réveiller, c’est le cognement de cette pierre anti-philosophale dans nos crânes, qui transforme l’or de la parole en plomb de l’objet, cette a-l’chimie qui réalise, au niveau de la société, la transformation finale du parlêtre vers son anéantissement.
Les images et les mots recueillis par Time sonneront-ils le signal d’un réveil salvateur ou fixeront-ils nos regards ahuris dans la fascination mortelle de notre création mortellement retournée contre nous ? Le magazine n’a-t-il d’autre solution, comme il l’écrit, que de « montrer pour arrêter » ?
Pour nous, le sens de la Movida Zadig, lancé par Jacques-Alain Miller en 2017, c’est de s’adresser à l’ensemble de la société pour, non pas seulement montrer, mais expliciter, interpréter, démontrer. Et indiquer un chemin, une voie de sortie, sortie du Discours Capitaliste, qui « ne constituera pas un progrès si c’est seulement pour certains », indiquait Lacan en 1974 (Télévision). Pour cela, il faut que la psychanalyse survive, car c’est le seul discours à pouvoir faire poids là où se dresse, seule idéologie disponible face au discours capitaliste, l’islamisme, ce nouveau fascisme. Pour que la psychanalyse survive, et qu’elle influe la joie à laquelle elle donne accès, il faut qu’elle échoue à dissoudre le symptôme, car c’est dans l’assomption du symptôme qu’elle fait naître cette joie issue du gay savoir.
La psychanalyse promet aux sujets, uns par uns, une réconciliation avec le symptôme, là où le capitalisme, en promettant sa dissolution, emporte avec lui l’humanité. Mais si « nous sommes Zadig », c’est pour tourner le dos à cette solution et faire face à un défi autrement plus coton, comme le signalait jadis Jacques-Alain Miller, le défi du chemin retour de l’Un vers l’Autre :
« À l’occasion, on pense que c’est cela le fin mot de l’analyse. On fait du cynisme de la jouissance, la conclusion de l’expérience analytique […] Le cynisme de la jouissance, c’est certes, une certaine canaillerie, mais quand ça vient sur le fond d’une canaillerie native, ça fait oublier en quel sens il y a tout de même l’Autre. La canaille bête, (…) ça [la] conduit à afficher son chacun pour soi. C’est la leçon qui est alors tirée de l’expérience analytique. Ça s’arrête à avoir saisi ce que j’appelais la solitude subjective du rapport à la chose. Une fois passé l’émerveillement d’avoir vérifié sa canaillerie sur le mode de la solitude subjective par rapport à la chose, ça donne un affichage naïf du chacun pour soi qui laisse le Dieu pour tous se perdre du côté du sujet supposé savoir qui a révélé sa faille. La bêtise se voit à ce que ça ne marche pas comme ça. […] la mise en fonction de la chose comme cause d’un désir de champ […] La voie de retour vers l’Autre, expérience faite de sa faille, c’est autrement plus calé. Le cynisme de la jouissance, c’est une bêtise s’il y a arrêt sur le fantasme. » (JAM, Extimité, Cours du 15 janvier 1986, inédit.)