José Altamirano

Le Séminaire X et le Séminaire XI sont l’expression d’un changement substantiel dans l’enseignement de Lacan. Ce changement correspond à ce qui a été nommé « La jouissance normale », la jouissance elementarisé des objets de la pulsion, c’est-à-dire le quatrième paradigme de la jouissance livré par Jacques-Alain Miller dans son texte lumineux. Nous essaierons de concevoir un usage de drogues du cas exposé par notre collègue Mathilde Braun lors de notre réunion du 12 décembre 2016 (lire le compte-rendu) à-partir des élaborations de Lacan sur le symptôme, la répétition, l’acting-out, et le passage à l’acte, à ce moment de son enseignement. Cela nous conduira à clarifier l’opération de séparation.

Ce que je retiens du cas de Mathilde Braun c’est l’une des façons dans lesquelles le patient en question consommait des drogues. Ce patient recourait aux drogues lorsque se répétait dans sa vie un moment de détresse, ou lorsqu’il s’identifiait à l’objet déchet. Nous avons pu saisir que son sentiment de solitude était profondément problématique (en effet, quand il était mis dans un travail créatif avec des autres, il n’avait pas besoin des drogues), et que celui-ci n’était pas quelque chose de nouveau dans sa vie.

Comment concevoir ce recours aux drogues ? Est-ce qu’il s’agit d’un symptôme, d’un acting-out, d’un passage à l’acte, ou de la répétition d’une mauvaise rencontre avec le réel ?

Si l’on se situe dans le premier paradigme de la jouissance, où celle-ci est localisée dans le axe a-a’, la consomation de drogues ne pas être un symptôme car celui-ci y est conçu, dans un premier moment, comme « […] le signifiant d’un signifié refoulé de la conscience du sujet »[1] et, dans un deuxième moment, comme métaphore[2].

Dans ce premier paradigme, la jouissance est conçue comme imaginaire, donc le recours aux drogues pourrait être conçu comme un moment d’interruption de la dialectique symbolique, au moins quand il se présente dans la cure. Cependant, dans ce paradigme, Lacan se trouve, au moins depuis février 1954, dans le besoin d’introduire la question du réel dans ladite interruption. Il y met en série, à travers du mécanisme de la Verwerfung, l’acting-out de l’homme aux cervelles fraîches et la petite hallucination de l’homme aux loups. Lacan dit : « J’entérine l’acting-out comme équivalent à un phénomène hallucinatoire du type délirant qui se produit quand vous symbolisez prématurément, quand vous abordez quelque chose dans l’ordre de la réalité et non à l’intérieur du registre symbolique[3] ». Lacan l’indique dans les deux cas (acting-out et phénomène hallucinatoire), à la différence de ce qui a lieu dans le phénomène de résistance au transfert, il y a une espèce « […] d’intersection du symbolique et du réel qu’on peut dire immédiate, pour autant qu’elle s’opère sans intermédiaire imaginaire mais qui se médiatise, encore que ce soit […] sous une forme qui se renie, par ce qui a été exclu au temps premier de la symbolisation[4] ». Il y a cependant une différence entre les deux. Bien que l’acting-out est « une autre mode d’interférence entre le symbolique et le réel[5] », il s’agit d’une interférence, « […] non pas […] que le sujet subisse (comme dans le cas de l’hallucination), mais qu’il agisse[6] ». Dans le cas du patient de Kris, l’acting-out consiste en « une émergence d’une relation orale primordialement ‘retranchée’[7] » qui se manifeste sous la forme d’un acte incompris par le patient. Pour Lacan ce qui prouve le caractère erroné de l’intervention de Kris, celle qui voulait démontrer l’innocence du patient en examinant les preuves apportées par la réalité (l’examen du travail du collègue du patient), c’est que son acting-out dénonce le contraire : « Vous m’assurez que je ne suis pas plagiaire mais, je vous démontre le contraire en mangeant des cervelles fraîches ! ». En 1958, Lacan nous indique que cet acting-out est un symptôme transitoire qui indique à l’analyste ceci : « vous êtes à côté[8] », vous n’écoutez pas, vous annulez le temps pour comprendre, de perlaboration, de la dialectique symbolique, etc.

Dans le Séminaire X Lacan va s’appuyer sur cette idée pour indiquer ceci : « L’acting out est essentiellement quelque chose, dans la conduite du sujet, qui se montre. L’accent démonstratif de tout acting out, son orientation vers l’Autre, doit être révélé[9] ». Lacan indique que, de la même façon qu’avec le symptôme, la démonstration du désir inconnu qui est en jeu dans l’acting-out peut s’interpréter. Dans ce Séminaire Lacan dit : « L’acting out, c’est un symptôme. Le symptôme se montre comme autre lui aussi[10] ». Cependant il y a une différence. La nature du symptôme n’appelle pas à l’interprétation, même si elle est possible à condition du transfert. Au contraire, l’acting-out appelle à l’interprétation, mais le problème est de savoir si elle est possible car il « […] est le transfert sauvage […] transfert sans analyse[11]». Quoi qu’il en soit, à ce moment de l’enseignement de Lacan, l’acting-out semble prendre le statut d’un message dirigé à l’Autre tandis que le symptôme résiste cette dimension d’appel. Lacan dit : « Le symptôme, dans sa nature, est jouissance, ne l’oubliez pas[12] ». On peut concevoir le symptôme-métaphore et le symptôme-jouissance comme deux faces de la formation symptomatique, tel que Freud l’a fait en différenciant le processus défensif et le processus substitutif. Le processus défensif consiste en l’instauration, dans le Ça, de la « modification au moyen de laquelle le moi est soustrait au danger[13] » en fuyant des pulsions dangereuses. Mais la défense peut manifester aussi une face plus active où elle « intervient bien dans le cours pulsionnel menaçant, le réprime d’une manière ou d’une autre, le dévie de son but, le rend par là non dangereux[14] ». De sa part le processus substitutif du symptôme se réduit à la formation de substitut[15]. Or, la plupart du temps le sujet sait déjà de quoi il s’agit dans son acting-out, mais ce n’est pas son sens qui importe, « c’est le reste[16] ». L’essentiel de la vérité ou des mensonges qu’y se montrent en est sa cause : « L’essentiel de ce qui est montré, c’est ce reste, sa chute, ce qui tombe dans l’affaire[17] ». Ce reste est aussi en jeu dans le passage à l’acte dont les conditions sont : 1) une identification et réduction absolue à l’objet a, (comme dans le cas du masochiste qui est l’objet a, « dans l’apparence du déjeté, du jeté au chien, aux ordures, à la poubelle[18] ») et 2) « la confrontation du désir et de la loi[19] ». Dans le cas de la jeune homosexuelle, « il s’agit de la confrontation du désir du père, sur lequel tout dans sa conduite est construit (c’est-à-dire la position virile par laquelle elle donnait le phallus à sa Dame, après que son père avait donné son équivalent, un fils, à sa mère), avec la loi qui se présentifie dans le regard du père. C’est ce par quoi elle se sent définitivement identifié à a, et, du même coup, rejetée, déjetée, hors de la scène[20] ». En effet, « Le niederkommen est essentiel à toute subite mise en rapport du sujet avec ce qu’il est comme a[21] ». La différence entre acting-out et passage à l’acte est donc celle qui existe entre le « se laisser tomber » et le « montrer sur la scène » : « si la tentative de suicide est un passage à l’acte, toute l’aventure avec la dame de réputation douteuse qui est portée à la fonction d’objet suprême est un acting out[22] ».

Dans le Séminaire XI, Lacan relit la pulsion freudienne à partir de l’objet a qu’il avait abordé dans le séminaire précédent. Lacan reprend le mouvement freudien qui commence par le trauma et qui se continue par les formations de l’inconscient, le fantasme et la pulsion. C’est-à-dire que le réel n’est pas seulement abordé du point de vue du trauma, comme mauvaise rencontre avec quelque chose d’extérieur, mais du point de vue de la menace pulsionnelle, comme extimité. Le fantasme s’y révèle comme étant un écran « qui dissimule quelque chose de tout à fait première, de déterminant dans la fonction de répétition[23] ». Il s’agit de « l’autre réalité cachée derrière le manque de ce qui tient lieu de représentation, c’est le Trieb, nous dit Freud[24] ».

Or, ce que l’on vient de signaler à propos du symptôme, de l’acting-out, du passage à l’acte et de la pulsion, indique, qu’à ce moment de l’enseignement de Lacan, une certaine déflation de la valeur du sens à partir de l’importance de l’objet a. En effet, dans ce quatrième paradigme de la jouissance, l’intérêt pour la libido prend une nouvelle dimension. Il ne s’agit pas de la libido comme imaginaire (ce qui correspond au premier paradigme), ni comme désir signifié (ce qui correspond au deuxième), ni comme la Chose (ce qui correspond au troisième paradigme). Il s’agit de la libido comme organe, comme « objet perdu et matrice de tous les objets perdus[25] ».

Il s’agit de la portion de libido perdue dont la tentative de récupération, l’opération de séparation, constitue la réponse au manque signifiant de l’opération d’aliénation (identification plus le refoulement). L’aliénation a à voir avec le fait que le signifiant fait surgir le sujet mais il le pétrifie, le fait disparaître. « L’aliénation consiste dans ce vel, qui […] condamne le sujet à n’apparaître que dans cette division […] s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant, de l’autre il apparaît comme aphanisis[26] ». Il s’agit d’un vel du type « ni l’un ni l’autre » : « Nous choisissons l’être, le sujet disparaît, […] il tombe dans le non-sens – nous choisissons le sens, et le sens ne subsiste qu’écorné de cette partie de non-sens qui est […] ce qui constitue, dans la réalisation du sujet, l’inconscient[27] ». Or, la séparation est ce qui vient répondre au vide provoqué par l’aliénation[28] au moyen d’un rapport à l’objet a et au corps.

Pour pouvoir présenter l’opération de la séparation et l’introduction d’un objet petit a comme venant répondre au manque signifiant, il faut discrètement substituer au sujet le corps vivant, le corps sexué […] sa mortalité, son rapport à l’Autre sexe, son individualité, et par là même ce qui est traduit par Lacan sous les espèces d’une perte de vie que comporte comme telle l’existence du corps du sujet. On peut alors introduire les objets de la pulsion comme réparant, comblant cette perte de vie[29]

Il s’agit du recouvrement de deux manques. « L’un ressortit au défaut central autour de quoi tourne la dialectique de l’avènement du sujet à son propre être dans la relation à l’Autre […] Ce manque vient à reprendre l’autre manque qui est le manque réel, antérieur, à situer à l’avènement du vivant, […] à la reproduction sexuée[30] ». C’est ainsi qu’on peut concevoir la fermeture et l’ouverture de l’inconscient, de l’inconscient fonctionnant comme une pulsion, ou même comme une zone érogène. C’est pour autant que quelque chose dans l’appareil du corps est structuré comme l’inconscient, « […] que la pulsion prend son rôle dans le fonctionnement de l’inconscient[31] ».

La séparation met en jeu l’objet a. Il s’agit de la séparation de la chaîne signifiante. Elle peut mettre le sujet en rapport direct avec la pulsion de mort. Dans ce cas le sujet disparaîtra en devenant l’objet qu’il est pour l’Autre. Mais elle peut aussi lui mettre en rapport avec son désir, avec l’objet a comme cause du désir. On peut dire que l’opération d’aliénation et séparation constituent un point de capitonnage du quatrième paradigme de la jouissance. Elle nous aide à concevoir l’acting-out, le passage à l’acte et l’une des faces du symptôme comme des réponses possibles du sujet à cette opération.

Revenons au cas présenté par Mathilde Braun. Ce qui semble être fondamental dans ce recours aux drogues n’est pas le déchiffrement d’un symptôme-métaphore car ce recours est une façon de supporter son identification avec l’objet a comme déchet, ce qui veut dire que la question du corps y est en jeu. Peut-on parler d’un passage à l’acte ? En tout cas, ce qui est en jeu dans cette identification doit être différencié de la question qui l’a mené à l’analyse (le « Qu’est-ce qu’il me veut ? », posée à propos de la relation avec son compagnon). Cette question est la reproduction de la « […] première rencontre avec le désir, le désir comme étant d’abord le désir de l’Autre[32] », mais elle n’implique pas l’identification à l’objet déchet. Pour ce patient, le moment où quelque chose de son identification narcissique (il était en effet « émerveillé par lui-même ») révélait une certaine faille, était le moment où la question à propos de son désir ou de son être d’objet venait répondre. Or, je pense qu’on peut dire qu’un certain recours aux drogues se présentait chez ce patient comme réponse à la séparation, à l’effondrement de sa solitude, c’est-à-dire les moments où il se défonçait pour supporter d’être un objet déchet. C’est cette identification à l’objet ce qui est en jeu dans la consommation. L’identification à l’objet n’est pas la conséquence de la consommation, comme le signalerait celui qu’aborderait cette problématique d’un point de vue moral, d’un point de vue aveugle à la possibilité de croissement de consommation et émergence de la pulsion.

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[1] Lacan, J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 280

[2] Cf., Lacan, J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 528

[3] Lacan, J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 93

[4] Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolyte sur la ‘Verneinung’ de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.383

[5] Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolyte sur la ‘Verneinung’ de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 393

[6] Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolyte sur la ‘Verneinung’ de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 393

[7] Lacan, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolyte sur la ‘Verneinung’ de Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 398

[8] Lacan, J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 600

[9] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 145

[10] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 147

[11] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 148

[12] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 148

[13] Freud, S., Inhibition, symptôme et angoisse, œuvres complètes, volume XVII, Paris, PUF, 1992, p. 260

[14] Freud, S., Inhibition, symptôme et angoisse, œuvres complètes, volume XVII, Paris, PUF, 1992, p. 261

[15] Dans le cas du petit Hans, par exemple, le processus défensif fait référence aux effets de répression, qui a le refoulement, sur trois motions pulsionnelles (il ne s’agit pas de l’effet de substitution, qui a le refoulement, sur les représentations de ces motions) : la sexuelle (dirigée à la mère), l’hostile (dirigée au père) et « une motion passive tendre pour le père ». Le processus défensif continuera sur la motion hostile, la seule qui trouvera une voie d’expression, en transformant l’agression contre le père en agression contre la personne propre. Le processus substitutif, par contre, se réduit à la substitution de la représentation du père par celle du cheval.

[16] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 149

[17] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 146

[18] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 126

[19] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 131

[20] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 131

[21] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 130

[22] Lacan, J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 145

[23] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 58-59

[24] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 59

[25] Miller, Jaques-Alain, « Les six paradigmes de la jouissance », La cause freudienne, no 43, Paris, oct. 1999, p. 11 (version électronique)

[26] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 191

[27] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 192

[28] Cf., Miller, Jaques-Alain, « Les six paradigmes de la jouissance », La cause freudienne, no 43, Paris, oct. 1999, p. 10 (version électronique)

[29] Miller, Jaques-Alain, « Les six paradigmes de la jouissance », La cause freudienne, no 43, Paris, oct. 1999, p. 11 (version électronique)

[30] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 186

[31] Lacan, J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 165

[32] Lacan, J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Editions de la Martinière, Paris, 2013, p. 25