Olivier Talayrach
Lecture du texte de Gil Caroz « Connaître sa haine », paru dans la Cause du Désir N° 93 Affects et Passions d’octobre 2016.
Il y a la haine dite pépère par l’auteur. C’est celle qui envie, jalouse cet autre en tant qu’il a accès ou possède, voire qu’il est — en tant qu’il contient ou représente — l’objet de mon désir —, haine œdipienne fondée sur la rivalité phallique. Cette haine méconnue ou déniée peut prendre l’aspect de son contraire, à savoir l’amour. L’auteur nous rappelle le temps qu’il faut parfois, pour un sujet en analyse, pour aborder son propre versant haineux tandis qu’il se plaint volontiers d’être le gentil à qui l’on a fait du mal, reconnaissant ainsi la méchanceté des autres en croyant nier la sienne, voire en être exempt. On pourra ici discuter le fait qu’il y a toutefois, dans de nombreuses analyses, des sujets pour lesquels ce qu’il y aura de plus difficile à reconnaître sera non pas les défauts et la haine dont il se flagelle avec une constance étonnante, mais bien les qualités qu’il refuse de mettre à l’œuvre à attendre de l’Autre qu’il les lui reconnaisse. Gil Carroz ajoute que, selon lui, « faire l’amour » est un oxymore dans la mesure où l’amour est plus souvent facteur d’inhibition quant à la rencontre sexuelle alors que cette rencontre serait plutôt fondée sur le fantasme dans lequel « la haine l’emporte sur l’amour ». « Ainsi, ajoute Gil Caroz, la haine n’exclut pas le désir ». La haine serait alors « une manifestation consciente d’un désir se situant entre l’être et l’avoir ». Cette haine pépère semble donc viser l’autre en tant qu’il a affaire au bon objet que je dis être, ou devoir être, le mien.
Ensuite, il y a la haine qui rejette l’autre. Cet autre pouvant être un collectif. Cette haine est nécessaire à la constitution du moi par rejet du pire, et, Lacan la place, nous dit l’auteur, aux fondements du racisme.
L’autre, cette fois-ci, ce n’est pas que le sujet le hait parce qu’il a, ou est, ce que lui-même n’a pas ou n’est pas, mais bien parce que cet autre jouit ou occupe la place de ce dont il refuse d’entendre parler pour lui-même. Le sujet ne veut rien savoir de cette jouissance ni de son mauvais objet et, tentant de l’arracher de lui-même, il les place dans cet autre qu’il pourra dès lors rejeter. Nulle rivalité phallique ici, nous dit l’auteur, la jouissance en tant que désignée comme mauvaise est placée à l’extérieur, chez cet autre qui peut être collectivisé.
Suivons un moment Eric Laurent : « Lorsque Lacan note que la logique de Totem et tabou est celle d’un effacement du père réel devant le père imaginaire, il propose de passer de l’exaltation du mythe à l’expression de quelque chose qui est mal foutu : « n’est-ce pas autour de l’expérience de la privation que fait le petit enfant, dit Lacan, – non pas tant parce qu’il est petit que parce qu’il est homme – n’est-ce pas autour de ce qui est pour lui privation que se fomente, que se forge le deuil du père imaginaire, c’est-à-dire d’un père qui serait vraiment quelqu’un. Le reproche perpétuel qui naît alors, d’une façon plus ou moins définitive et bien formée, selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet. Ce père imaginaire, c’est lui, et non pas le père réel, qui est le fondement de l’image providentielle de Dieu.[1] » Lacan complexifie la fiction freudienne en installant un lien qui permet d’aller du complexe d’Œdipe à Moïse et le monothéisme, en passant par Totem et tabou et le père de la horde. À-partir de là, subsistent ensemble le père symbolique – Nom-du-Père et père de l’amour – et le père imaginaire – père de la haine et du reproche. La haine est à la fois haine de soi, chacun étant toujours plus ou moins raté, privé d’être, et haine du père pour l’avoir ainsi rendu à sa misérable particularité. Tout ce que le sujet hait de lui, il passera sa vie à essayer de s’en séparer. C’est ce que Lacan nommera kakòn, mauvais objet. »[2] & [3]
Gil Caroz nous donne deux exemples nuancés de cette haine qui rejette ce kakòn sur un autre ou une collectivité. La haine envers LE juif et celle envers LA femme, et qui les diffame autant l’un que l’autre. Chacun à sa façon se trouvant en ligne de mire du Tout face au pas-tout, par le truchement de cette haine qui rejette l’exception parce qu’il la prend pour un refus d’être comme tout-le-monde.
Concernant LE juif, l’auteur évoque alors Lacan et nous informe « que si le chrétien se rapporte à un être idéal et aimant, qui rassemble en lui les êtres imparfaits, il n’y a pas d’être parfait qui puisse héberger le juif. Tout dans la tradition juive va là-contre ». Selon cette tradition, « le moins parfait y est tout simplement ce qu’il est, à savoir radicalement imparfait, et il n’y a strictement qu’à obéir au doigt et à l’oeil […] de Jahvé. » [4] Cet être imparfait, Lacan ajoute qu’il ne pouvait, ce Dieu, que l’être-haïr, c’est-à-dire le trahir. Gil Caroz en précise la logique : « car il (Yahvé) les a choisis pour lui obéir, mais sans leur procurer un idéal auquel ils puissent s’identifier ce qui les obligent, c’est leur éthique, à une pratique qui se passe d’une garantie de l’Autre ». L’ensemble des juifs ne saurait donc être fermé, mais ouvert à chaque ex-sistence. C’est par leur ajout de singularité en tant qu’imparfaits que cet ensemble reste ouvert[5]. Gil Caroz de conclure en rappelant que la trahison envers son Dieu, à laquelle un juif ne peut pas échapper, implique que cette trahison soit aussi celle envers lui-même de ne pas pouvoir échapper à sa position de Juif. Jamais il n’atteindra la position exigée des juifs par Yahvé. S’il advient qu’il haïsse, ce ne serait que le Juif parfait en lui-même, mais pas l’autre en tant que juif. C’est à ce titre qu’il ne saurait, quoi qu’il fasse, me semble-t-il, jamais pouvoir être antisémite puisqu’il ne pourrait que reprocher aux autres, depuis son exception à lui, d’être un ensemble d’exceptions dont il ne peut pas ne pas faire partie.
Concernant LA Femme : Gil Caroz distingue entre le juif qui reste néanmoins fidèle à une version de la loi du père et la femme qui, du fait de sa jouissance « implique une série de singularités en rupture avec celle-ci en tant qu’elle est porteuse d’interdits ». C’est, nous dit-il, le sens de ce que Jacques-Alain Miller indique par le terme de caprice[6]. Une volonté pulsionnelle, acéphale, placée en avant de la loi. – Cette position nous évoque ce qu’il en est de la Constitution en France, en droit, puisqu’aucune loi ne saurait être anticonstitutionnelle -. Cette volonté se passe de la raison et peut à l’occasion devenir mortifère.
Nous vacillons, nous dit l’auteur, devant la volonté d’une Lady Macbeth ou d’une Médée, prêtes à mettre un terme à la vie de leurs enfants, l’une pour faire ce qu’elle avait juré de faire, l’autre pour avoir vu son amour trahi. Nous vacillons car cette haine, c’est bien la nôtre. « Car chacun d’entre nous, tout éperdu de compassion qu’il soit, est aussi sollicité dans sa part irréductible d’inhumanité, sans laquelle il n’est pas d’humanité qui tienne[7]. » [8]
Et de conclure ici qu’une femme peut également haïr la Femme qui est en elle sans pour autant être réduite à misogynie.
Pour finir, l’auteur nous informe d’une possibilité d’apaisement de ces deux haines. Pour la première, la haine pépère, après avoir atteint le roc de la castration freudien et le passage à la renonciation de cette lutte phallique imaginaire. Pour la seconde haine il s’agira, avec Lacan, de reconnaître en soi, sa propre haine et sa propre féminité afin de ne plus craindre le « trou » dont le sujet ne voulait rien savoir et qui le faisait partir à la guerre. [9]
Nous voudrions nous interroger plus loin : est-ce ce kakòn de cette seconde haine (adressée aux juifs ou aux femmes par exemple) qui serait en cause dans la volonté de certains de vouloir éradiquer la psychanalyse ? Dans ce cas, serait-ce parce que la pratique de la psychanalyse ne considère que des exceptions dans un ensemble encore et toujours ouvert ?
Nous voudrions également nous interroger sur les liens étroits qui lient ces haines à certaines addictions. Il s’agit d’abord de la haine des addicts eux-mêmes – et du rapport à leur corps. Mais ne peut-on aussi s’interroger sur l’existence d’une autre haine, celle de ceux qui ignorent leur propre kakòn en tentant d’aider des personnes affligées d’une addiction ? Or n’ignorent-elles pas que les addicts tentent peut-être d’échapper à leur propre kakòn par leur addiction – qu’elle soit de consommation ou de ritualisation d’un acte ? Peut-on traiter l’addiction sans tenir compte des conséquences potentiellement graves de sa disparition ?
Il faut connaître sa haine, lui arracher ce qu’elle recèle de savoir à tant me le révéler dans l’autre. Et puis la reconnaître comme telle chez autrui sans lui donner valeur morale de mauvaise jouissance. Et par là, l’accueillir sans tourment.
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 355.
[2] Eric Laurent, conférence donnée le 26 novembre 2011 dans le cadre de l’antenne clinique de Dijon « La psychanalyse guérit-elle du transfert ? » https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&cad=rja&uact=8&ved=0ahUKEwj4udSltcHRAhUHtBQKHeEqCm0QFggdMAA&url=https%3A%2F%2Fwww.lacan-universite.fr%2Fwp-content%2Fuploads%2F2012%2F02%2FTRAVAUX-Laurent-15.pdf&usg=AFQjCNFkbee0h_76IEb_BDtSRJtPzI0lzw&sig2=eSSHigujGyH-B62HrYZ1mA
[3] Ne peut-on pas dès lors entendre la crainte actuelle de l’amalgame par certains musulmans qui savent ce que peut déclencher de haine le pseudo rapport à ce père-ci par Daesh et consorts ? Ils n’ont sensiblement pas le même père. On pourra aussi se référer au discours de Jacques-Alain Miller « En direction de l’adolescence » que l’on pourra lire ici . https://www.lacan-universite.fr/wp-content/uploads/2015/04/en_direction_de_ladolescence-J_A-Miller-ie.pdf
[4] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 91.
[5] Serait-il faux alors de poser la question que : cet ensemble ouvert ex-siste lui-même aux ensembles fermés par un Tout, et que les membres de ces ensembles fermés collectivisent l’ensemble ouvert, comme s’il était fermé ? De là, leur haine adressée aux composants de l’ensemble ouvert auxquels on reprochera de vouloir se distinguer et que l’on tentera alors de confiner à un ensemble fermé en diffamant ses membres ?
[6] Miller J.-A., « Théorie du caprice », Quarto, n° 71, décembre 2000, p. 6-12.
[7] Miller J.-A., « Le théâtre secret de la pulsion », Le Point, N°2062, 22 mars 2012.
[8] Il se pourrait alors, que l’inhumanité d’une femme fasse d’elle ce que nous rencontrons souvent de plus humain dans l’accueil qu’elle réserve au petit d’homme et à l’humanité, non seulement comme mère, mais aussi comme femme.
[9] Ni le cercle ouvert des ensembles imparfaits ? pourrait-on ajouter.