Jean-François Perdrieau
La deuxième édition du traité d’addictologie sous la direction du Pr. Michel Reynaud, du Dr Laurent Karila, des Pr. Henri-Jean Aubin et Amine Benyamina est parue en Mai 2016, soit dix ans après la précédente édition.
Je vais dans ce texte m’attacher à présenter certaines parties de ce traité et en aucun cas en faire une présentation complète et exhaustive.
L’orientation de ce traité est mise en évidence dans la préface rédigée par Mme Danièle Jourdain-Ménninger, Présidente de la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA) : « Ainsi, il y a une grande cohérence entre les progrès des connaissances neurobiologiques, les nouvelles définitions des addictions et de la dépendance, et les récentes stratégies thérapeutiques complétées par des stratégies renouvelées de prévention et d’accompagnement. »
On peut, à partir de la table des matières, faire quelques remarques générales. On peut noter, en particulier, dans la partie problématique générale, l’apparition d’un chapitre spécifique sur le craving, d’un autre intitulé femme et addiction, le remplacement du chapitre sur les doubles diagnostics par un chapitre sur les « pathologies duelles ». Le chapitre schizophrénie et addictions a disparu, mais un chapitre troubles de la personnalité et addiction est apparu. On peut également noter la disparition du chapitre sur les approches psychanalytiques des addictions.
Dans la partie Santé publique, il faut noter l’apparition d’un chapitre intitulé « Un nouveau paradigme : la réduction pragmatique des risques et des dommages », il n’y a avait pas, de façon étonnante, de chapitre sur la RDR dans la précédente édition alors que cette pratique se développe depuis la fin des années 80. Un chapitre intitulé « Evaluation du cadre légal des politiques de lutte contre les addictions en Europe et aux Etats-Unis » apparaît également dans cette édition.
Dans la partie sur le tabac, apparaît de façon logique mais néanmoins questionnante un chapitre sur la cigarette électronique puisque ce dispositif n’a pas le statut de dispositif médical et un chapitre sur l’ « arrêt du tabac à distance », témoignant de ce nouveau type de « prise en charge ».
Les nouveaux produits de synthèse apparaissent de même qu’un chapitre spécifique sur les addictions aux benzodiazépines.
Dans les autres addictions apparaît l’addiction au travail.
Le premier chapitre rédigé par le Pr Reynaud, intitulé « Comprendre les addictions : l’état de l’art » présente le traité. Il fait le constat que « le terme « Addiction » est assimilé par la société, et l’addictologie est devenue une spécialité médicale et universitaire ». Les “très grands progrès … dans la connaissance des mécanismes neurobiologiques permettant une bien meilleure compréhension du fonctionnement psychologique”. « Les facteurs de vulnérabilité individuels et sociaux sont de mieux en mieux connus ». « Et cet ensemble permet de proposer des stratégies de prise en charge, et une organisation du dispositif de soins de plus en plus performante ». On peut donc comprendre que l’assise scientifique de l’addictologie est donc admise par tous et démontrée.
Dans ce même chapitre, dans la partie « pourquoi parler d’addiction », le Pr Reynaud développe le concept de pratiques addictives. « Les pratiques addictives – pour être plus précis, il faudrait dire « les pratiques de consommation susceptibles d’induire une addiction » – incluent la totalité des pratiques addictives, la totalité des comportements de consommation : cela signifie que la notion d’usage doit être incluse dans la réflexion ; c’est ce qui permet de se dégager du point de vue essentiellement médical qui centrait l’approche antérieure. » Le raisonnement serait donc de dire que tout consommateur de produit ou usager d’internet, de jeux en ligne, ou d’argent, de sexe … serait donc un addict potentiel ; il faut donc définir les facteurs individuels de vulnérabilité de chacun pour orienter le type de prévention et de traitement adapté à chacun. Il s’agirait de mettre en place une prévention et une thérapie ciblée comme ce qui se développe en oncologie (1) ; on entre dans le domaine de la médecine prédictive et des thérapies ciblées (2).
« L’addiction est la résultante de l’interaction entre plusieurs facteurs :
- des facteurs de risque liés aux produits (P) : dépendance, dommages sanitaires aigus et chroniques et statut social du produit
- des facteurs individuels de vulnérabilité (I) : génétiques : caractère, évènements de vie, troubles psychiatriques, âge de début
- des facteurs de risque environnementaux (E) : sociaux : exposition (disponibilité, attractivité), consommation nationale, par âge, sexe et groupe social ; familiaux : fonctionnement familial et consommation familiale »
D’où la formule : « addiction = P.I.E ». Cette formule se rapproche de la phrase du Dr Claude Olivenstein : « La toxicomanie, c’est la rencontre d’un être humain, d’un produit donné, à un moment donné », à la différence près, et elle est de taille, que l’être humain semble en partie réduit à son génome.
Néanmoins, un peu plus loin dans ce même chapitre, le Pr Reynaud écrit : « Il reste toutefois impossible de désigner un gène qui confèrerait une susceptibilité aux addictions en général. Les facteurs génétiques interviennent en modifiant des niveaux de vulnérabilité et de protection, dans le cadre d’un spectre phénotypique large ».
Dans sa partie sur les mécanismes neurobiologiques de l’addiction, il rappelle que « la revue Science, la plus prestigieuse des revues scientifiques, titrait déjà en 1997 Addiction is brain disease : l’addiction est une maladie du cerveau ». Il indique plus loin que « Cette notion (…) offre l’énorme avantage d’insister sur le fait que lorsqu’on est addict, le cerveau ne fonctionne pas selon la norme ». La norme n’est pas définie, et surtout semble se réduire à une définition biologique.
Le chapitre intitulé « Théories neurobiologiques de l’addiction » rédigé par le Pr Maurice Dematteis et le Dr Luce Pennel de la clinique universitaire d’addictologie du CHU de Grenoble, reprend les mécanismes neurobiologiques impliqués dans les addictions de façon très concise et synthétique. Il aborde les apports de la recherche translationnelle dans un chapitre intitulé « De l’Homme à l’animal… et vice versa : apports de la recherche translationnelle en addictologie ». Dans cette partie, il fait le lien entre des mécanismes neurobiologiques et la clinique addictologique et psychiatrique, en particulier en décrivant le fonctionnement du système dopaminergique. Les auteurs précisent la limite de ce schéma neurobiologique et notamment l’absence de nouveaux traitements résultants de ces recherches. Ils développent une hypothèse récente de maladie neuro-inflammatoire chronique, les articles cités en référence sont essentiellement des hypothèses ou des propositions de recherches qui n’ont, pour l’instant, pas abouti. Ils développent le lien entre addiction et stress, en particulier avec le système noradrénergique et sérotoninergique, et font le lien avec la dépression en particulier. Ils évoquent également les modifications épigénétiques. En conclusion, les auteurs rappellent, à juste titre, que « Si les modèles animaux ont permis de démembrer certains de ces mécanismes, l’extrapolation à la pathologie humaine a montré ses limites. Notamment en pharmacologie, certains médicaments qui se sont révélés efficaces dans les modèles animaux, ont donnés des résultats mitigés voire clairement négatifs dans les études cliniques ». Ils indiquent plus loin que « Par rapport à la pathologie humaine, les modèles animaux sont certainement critiquables, notamment dans la façon dont les consommations sont initieés et arrêtées ». Ces conclusions, qui me semblent relever de l’euphémisme, permettent néanmoins de relativiser un discours qui semble parfois affirmer la théorie neurobiologique de l’addiction. Ces limites rejoignent celles déjà évoquées à de très nombreuses reprises dans la littérature, en particulier les biais de publication, la fiabilité des résultats et l’utilisation des données animales sur l’homme (3), (4), (5), (6).
Le chapitre spécifique sur le craving, intitulé : « Le craving : marqueur diagnostique et pronostique des addictions ? » se justifie sur l’affirmation suivante : « La craving est considéré comme le substrat motivationnel majeur de l’usage compulsif de substance et de la pratique de comportements addictifs, et représente donc une cible privilégiée des traitements de l’addiction. » D’après les auteurs, le craving présente plusieurs intérêts :
- diagnostique : il fait partie des critères de diagnostic de dépendance dans la C.I.M. et de trouble de l’usage de substance dans le DSM-5
- thérapeutique : le craving est lié à la rechute, il s’agit donc d’un objectif des traitements médicamenteux et psychothérapeutiques ; c’est un « indicateur de l’efficacité des traitements »
- pronostique : critère de prédiction de la rechute.
Les auteurs concluent que « l’intérêt clinique du craving semble bien résider dans sa capacité à prédire l’évolution clinique et, à terme, pourrait constituer un marqueur pronostique fiable permettant d’ajuster au mieux les interventions thérapeutiques quelle que soit l’addiction ».
Le chapitre intitulée les « pathologies duelles » en addiction : état des lieux et prise en charge rappelle que « le double diagnostic en addictologie correspond à l’association d’un trouble de l’usage de substances et d’un trouble psychiatrique ». « La pratique d’un diagnostic duel fait partie de la pratique courante de tous les addictologues et psychiatres puisque retrouvé dans environ 50 % des cas ». Les auteurs défendent le développement de traitements intégrés en se basant sur un certain nombre de données de santé publique, tout en indiquant que ces traitements sont plus efficaces quand il propose une prise de contact intensive, une prise en charge globale, et une perspective visant le long terme.
Le chapitre traitant de la « réduction pragmatique des risques et des dommages » qui est présenté comme un nouveau paradigme, se dégage complètement de la notion de réduction des risques utilisée auparavant. Sa base est « scientifique », ou plus précisément repose sur une base statistique, il s’agit d’intervenir auprès des populations qui consomment les produits qui entrainent le plus de décès prématurés ou de conséquences sociales : le tabac, l’alcool et le cannabis, de même que la cocaïne et les NPS qui se développent. Les dommages sont évalués à partir d’un marqueur prenant en compte les dommages sur la santé, mais également sociaux, sans prise en compte de la majoration des conséquences sociales liée à l’illégalité de la consommation pour le cannabis. L’auteur utilise le terme « d’épidémies industrielles » (légales ou illégales) pour appuyer ce propos. Ce terme d’épidémie est utilisé régulièrement dans ce traité, par plusieurs auteurs, en particulier concernant le tabac et l’alcool. Le Pr Reynaud précise que la « réduction des dommages est une donnée objective, perceptible, évaluable et donc plus à même d’être acceptée par les pouvoir publics et la société ». L’importance de la compréhension par la société est très présente dans ce traité dès qu’il est question de politique ou de prévention.
Le chapitre sur l’évolution du cadre légal des politiques de lutte contre les addictions en Europe et aux Etats-Unis reprend l’histoire des politiques publiques de lutte contre le tabac, l’alcool et les stupéfiants. Les auteurs écrivent que « l’exemple de la politique américaine de lutte contre le tabagisme témoigne de la capacité des décideurs publics à transformer les comportements individuels ». On peut noter une prise de position nette dans ce chapitre, que l’on retrouve également dans le chapitre sur la cigarette électronique, d’une justification du renforcement de la politique de lutte contre le tabagisme. Par contre, les auteurs se contentent d’une description des différents statuts juridiques développés pour les stupéfiants et en particulier le cannabis par différents pays.
Les Nouveaux produits de synthèse (NPS) se développent depuis environ 10 ans, vendus le plus souvent par internet (Dark web) sous le nom de « sels de bains », « euphorisants légaux », « encens » ou « produits pour la recherche chimique ». Ce sont des substances psychoactives, dérivés de plantes et obtenus par synthèse chimique. Les 2/3 de ces NPS sont des cathinones de synthèse (60 molécules différentes identifiées en 2015) ou des cannabinoïdes de synthèse (150 molécules différentes).
Les cathinones regroupent plus de la moitié des NPS. La cathinone ou benzoylethénamine, est un alcaloïde monoamine que l’on retrouve dans les feuilles de Catha Edulis ou khat. Chimiquement, sa structure moléculaire s’apparente à celle de l’éphédrine et de l’amphétamine. Les principales cathinones de synthèse sont la méphédrone, la MDVP, la 4-MEC et la méthylone. Les « Energy ou NRG » sont des mélanges de cathinones. Les effets surviennent de quelques minutes (en IV ou en sniff) à presque une heure (ingestion) ; ils durent de 2 à 24 heures. De manière générale, elles accroissent l’empathie, en suscitant un sentiment de toute puissance intellectuelle et physique, ainsi qu’une exacerbation d’énergie et de libido. Les effets physiques sont une augmentation de la fréquence cardiaque et de la pression artérielle, l’effet sur la température corporelle est variable en fonction du produit utilisé, de l’animal et de son âge. La MDVP est la cathinone qui exerce la plus forte stimulation sur l’activité locomotrice à faible dose puis baisse à forte dose en raison de l’apparition de stéréotypie handicapant la locomotion. Les complications psychiatriques sont l’anxiété, des hallucinations, des paranoïa induites, des insomnies, des idées suicidaires, des attaques de panique prolongées, des états délirants aigus, des épisodes dépressifs et des troubles cognitifs. Les complications somatiques sont une confusion, des tremblements, des nausées, des céphalées, des vertiges et des troubles de la vision.
Les cannabinoïdes de synthèse ont une affinité jusqu’à 700 fois plus importantes aux récepteurs CB1 et CB2. La durée d’effet varie, en fonction de la molécule entre 1 h et 24 h. Les effets recherchés semblent identiques à ceux du Δ9-THC. Les complications psychiatriques sont la survenue de dépression, des rêves vifs ou non plaisants, d’hallucinations, d’anxiété, d’état d’agitation, voire une paranoïa induite et des troubles mnésiques. Les complications somatiques sont une tachycardie pouvant durer de 2 à 4 heures, des convulsions, un trouble de la conscience, une dépression respiratoire, des douleurs diffuses, un syndrome coronarien aigu, une rhabdomyolyse et une insuffisance rénale aiguë. Des décès ont été rapportés.
Addiction au GHB/GBL/1,4-BD : le gamma-hydroxybutyrate est une molécule endogène issue du GABA. Elle a été synthétisée dans les années 1920 et étudiée par Henri Laborit dans les années 1960. Le GHB est également dénommé « ecstasy liquide », il est excitant à faible dose et dépresseur du système nerveux central à forte dose, la différence entre la dose « efficace » et la dose « toxique » est généralement faible. Le GHB endogène est formé dans le cerveau à partir du GABA. Le GBL et le 1,4-butanédiol sont des prodrogues du GHB. Il peut être consommé par voir orale, parfois en IV. Les effets recherchés à faible dose sont comparables à ceux de l’ecstasy, associés à une sensation d’ivresse semblable à celle de l’alcool. A forte dose, le GHB entraine des troubles de la conscience, et un endormissement. Les complications somatiques sont nombreuses avec en particulier des bradypnées, des hallucinations, une confusion, une amnésie antérograde… Le sevrage chez les patients dépendants peut être sévère avec un tableau de délirium trémens.
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1. France médecine génomique 2025, Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, Février 2016
2. L’homme sans fièvre, Claire Marin, Ed. Armand Colin, 2013
3. Why most biomedical findings echoed by newspapers turn out to be false : The case of attention deficit hyperactivity disorder, François Gonon Jan-Pierre Konsman, David Cohen, Thomas Boraud, PLOS One, 2012
4. La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ?, François Gonon, Esprit, 2011
5. Make mouse studies work, Steve Perrin, Nature, 27 Mars 2014
6. Des souris et des hommes, Découverte, n°393, Juillet-Août 2014, p.6