Pierre SIdon
Grâce à l’expérience, encore trop brève mais marquante, de la psychanalyse et la force d’une communauté des Narcotiques Anonymes, ce sujet a pu se détacher de l’abus des toxiques et commencer à se déprendre de la pétrification de son enfance. Un parcours qu’il va poursuivre dans une institution d’addictologie. Il lui faudra encore du temps pour se défaire de l’identification mortelle à laquelle il n’a pu que consentir. Mais un avenir possible se fait jour au-delà de la certitude mélancolique qui l’habite.
« J’ai 52 ans. Jusqu’à il y a dix huit mois, je m’étais cru un alcoolique mondain.
« Et puis il y a eu la cocaïne. Pendant quatre ans. Et là, j’ai tout perdu : métier, argent, logement… et la confiance en moi. En l’espace d’un an, j’ai perdu le contrôle de ma vie, je ne maîtrisais plus rien : c’est devenu quotidien et massif, je profitais de la coke des autres et quand j’ai gagné de l’argent, tout passait dedans : 1500€ en une soirée en arrosant tout le monde parce qu’ils m’en avaient fourni avant.
« J’ai perdu mes priorités : le professionnel me paraissait secondaire. J’ai fait une crise d’ado tardive, un lâché prise total.
« Et pendant ce temps là, la voix de mes parents résonnait en moi en permanence : que j’étais « nul ».
« Et puis le catalogue de solutions, de choses à faire qu’on me serinait enfant. Je n’ai jamais eu le sentiment de pouvoir m’approprier des choses à faire, des choses qui seraient nées de mon expérience. Et ça continue aujourd’hui.
« Ma mère était une féministe inhibée mais qui militait assidument dans sa famille : elle a remonté mes soeurs contre les hommes et castré les hommes de son entourage : mon père, et moi. C’était une immature qui se plaignait sans cesse des autres, toujours victime. Avec la légitimité de l’emmerdeuse portée par le sentiment d’une éternelle incomprise.
« J’ai beaucoup souffert de cette toute puissance des femmes autour de moi. Mes soeurs ont adopté ce cheval bataille de ma mère. Ca leur a rendu service initialement mais pour finir ça les dessert toutes : elles sont castratrices, assurées… Mais ça cache une grande faiblesse et sous-estime ; comme moi.
« Les hommes étaient ridicules. Moi aussi. Quand je me plaignais d’être maltraité à l’école, on ne m’écoutait pas : enfants, nos pleurs étaient des caprices pour eux. Ma mère nous menaçait de nous laisser seuls : nous abandonner si l’on se plaignait de quoi que ce soit : « je vais partir et vous laisser seuls ».
« Tout a basculé à dix ans pour moi, et ce moment est présent tout le temps pour moi : j’étais dysorthographique, j’avais écrit « et » au lieu de « est ». Ma mère me dit, folle de rage : qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir un enfant aussi con ?! Et elle me frappe.
« J’ai pardonné : je pense que ma mère, elle même, était parlée par ses parents car quand on lui reprochait son attitude, elle ne comprenait pas. je l’appelle « la chipie » car elle a pas grandi mais je pense plutôt à elle comme : « la petite garce ». Ce qui la caractérise c’est le contraire de ce qu’elle dit et croit être : sage, pas orgueilleuse, patiente. Mais je n’ai compris cela que tardivement. Elle ne me laissait pas de passage possible.
« Mon père ? Il demandait ce qu’on avait fait aujourd’hui pour mériter notre repas !
« Je n’ai jamais pu avoir une relation bien longue avec une femme : elles me font peur. Et cette peur, je la masquais avec la consommation. Et aussi avec mes compulsions : je compulsais avec le ménage : nettoyer, ranger. Pour elles aussi. Et puis je les ai souvent trouvé trop bien, trop belles pour moi.
« Oui : je me sens illégitime.
« Et puis ma colère aussi était masquée, qui est en moi et qui a fini par exploser, violente avec ma dernière amie. Je l’injuriais et j’ai fini par la malmener. Et j’injuriais ma mère en même temps. En fait, j’essayais de me faire aimer, en donnant mon argent… Et en vidant les poubelles, en me taisant, en acceptant tout sans rien dire.
« Mais je me suis rendu compte un jour que je devais aussi être exaspérant pour les autres, à vouloir me faire accepter à tout prix : en acceptant toutes les sollicitations .
« Dans ma vie professionnelle aussi, j’ai dit oui à tout. Mais c‘est ainsi que j’ai réussi, travaillé régulièrement, avec mes relations.
« Et puis j’ai tout gâché : je cherchais à être ailleurs tout le temps, je ne me sentais pas bien nulle part, je me réfugiais dans le travail pour me trouver de la légitimité. Il faut dire que je n’ai pas passé mon diplôme… Mes parents ne m’ont pas aidé, au contraire. Du coup je travaille sans pouvoir m’ assurer. Je dois avoir une bonne étoile, je n’ai jamais eu de problème. Mais au final, je n’ai rien, il faudra que je travaille jusqu’au bout, si je peux : si je m’arrête, je n’aurai que le minimum vieillesse.
« Je nourrissais toujours une sous estime qui m’ a empêché de construire, de m’approprier ce que j’ai construit.
« Maintenant, cela fait dix huit mois que je suis abstinent. J’ai fait une psychanalyse il y a dix ans. À la première séance, ma psychiatre m’a dit – c’était après une rupture : « vous lui racontez vos problèmes alors qu’elle cherchait un prince charmant » : j’ai entendu qu’elle voulait dire que c’était normal qu’elle m’ait plaqué. Je sorti contrarié, en colère. Puis j’ai trouvé qu’elle avait raison : que je créais la rupture. que je foutais tout en l’air. En fait : que je pouvais être responsable de quelque chose dans ce qui m’arrivait, que je pouvais ne plus être victime.
Ce trauma du « con », proféré par ma mère, qui est très fort, cette haine de ma mère née au moment ou elle m’a traité de con, est marqué au fer rouge ; j’en veux aux femmes pour ça. Oui : je l’ai crue ! Mais c’était pas une croyance intellectuelle, mais dans le corps : la honte était ma seule apparence.
« Et puis j’ai eu la chance de rencontrer les narcotiques anonymes. Grâce à une amie qui est passée par là. Je suis dans un centre depuis 14 mois. A l’arrivée, j’étais dans un brouillard total. Le groupe a agi sur moi comme un miroir à facettes : j’ai vu mes dysfonctionnements, j’ai relativisé beaucoup de choses, et cette émotion gigantesque qui m’a bouffé la vie. Et puis j’ai découvert d’autres modes que la colère.
[Il est au bord des larmes]
« J’ai besoin de reconstruire ma vie. Reconstruire ? Vous avez raison : construire ! J’ai l’impression de naître.
« L’analyse ? Dans le centre, il n’y a pas beaucoup de possibilités pour un suivi individuel : on a des entrevues avec le référent psychothérapeute addicto quand on a besoin et une psychologue à la demande quand on a des choses à discuter qui ne rentrent pas dans la psychothérapie de groupe. C’est bien mais ça n’est pas assez fréquent et le planning est très chargé : on a peu de temps à nous. C’est lourd, ce qu’on nous demande : de trouver les conso-conséquences : j’ai oublié ! Mais ça a été indispensable : je n’aurais pas pu arriver où j’en suis sans ça. Et l’enfermement était utile : on s’emmerdait avec tout ce qu’il y a fait à faire, on n’avait pas le temps et en même temps je m’ennuyais. Mais je savais que si je partais je mourrais.
« Alors j’ai saisi ma chance. Mais ça a été encore très dur car j’avais encore un déni sur ma colère, très fort. Et ça a commencé à péter. Elle s’est lâchée. J’ai eu des confrontations avec des résidents qui m’ont dit quelle compulsais sur le ménage. Je jugeais les autres : qu’ils faisaient mal leurs tâches. Je me fuyais et j’avais peur des autres. J’ai commencé à regarder mes peurs, dont je suis pétri. J’avais mis un masque dessus. J’ai fait des rêves qui ressemblent à ce que je suis capable de produire pour masquer ma peur.
« De mes rêves, un émerge, persiste, m’a marqué, que j’avais raconté à ma psychiatre : dans un coin avec des villas de luxe, des murs, à un croisement, je croise le frère d’un copain de l’époque : bien qu’il soit mon cadet, je l’admirais : il est très intelligent et à l’aise partout. Il m’intimidait. Je l’interroge sur quel chemin prendre pour aller vers le centre ville. Je suis le chemin qu’il m’a indiqué. Il me mène à une falaise avec un escalier aux marches de plus en plus espacées et remplacées par des soubassement de fortifications penchés qui me font penser à un toboggan final. Je me dits : t’as voulu me faire passer par là ? Eh bien je vais y aller ! Un défi suicidaire sans retour possible. La fin est chaotique : il n’y a plus de pierres, je ne peux aller plus loin.
« Ça m’a appris la dimension de ma sous-estime, de ne pouvoir dire à l’autre : « espèce de con, tu sais bien que c’est une impasse. »
« Je veux venir chez vous, en appartement thérapeutique car on m’a dit que le suivi y était excellent. Je veux partir d’un nouveau pied… pour ce qui me reste à vivre. Ça vous étonne que je dise « ce qui me reste à vivre » ? C’est vrai ! J’ai toujours pensé que ma vie était terminée.
Oui, je suis en bonne santé. »
Compte-rendu d’un entretien unique, à-peine remanié, à-peine expurgé pour l’anonymat.
« Jai toujours pensé que ma vie était terminée » comme formule discrète de mélancolie – ou de mélancolisation, se décline de toutes sortes de façons. Le goût de dire, contingent, est lié à la possibilité d’une rencontre qui diffère. La terreur des femmes y fait obstacle, souvent. D’échec en ratage, la chute s’accelere comme dans le rêve. Dans le cas de cet homme, l’idée de l’impasse plutôt que de la chute change tout. Ça pourrait cesser de ne pas s’écrire.
En tous cas l’intensité etait au rendez-vous.
Merci beaucoup pour ce témoignage poignant !