Il est sorti du CTR pour aller chercher le pain. Il sortait régulièrement depuis quelques semaines. Sans penser à boire. Mais ce jour là… Ce jour là non plus il n’avait pas pensé, il ne pensait pas, il ne penserait pas, il n’a pas pensé à boire.
Alors pourquoi est-il entré dans l’épicerie ? Qui sait ? Pas lui en tout cas. Sait-il même qu’il y est entré ? Non pas. Pas même qu’il a bu et d’ailleurs il le nie et vacillant devant son aplomb, et malgré l’odeur d’alcool qui le trahit, l’éducateur est saisi d’un doute, doute à la mesure du déni qu’il rencontre.
Plus tard le sujet est toujours dans l’incapacité de décrire son entrée dans l’épicerie, ses pensées avant, pendant et après. Il a bu mais il n’a pas pensé à boire.
Il n’a pas pensé à boire et il n’a pas « ressenti d’impulsion » à entrer dans l’épicerie. Simplement, il est entré, il a dû entrer, forcément, puisqu’il est entré. Sans penser donc.
Il n’a donc ressenti aucune « tension interne avant d’initier le comportement ».
Il n’a pas plus « été soulagé au moment de l’action ».
Il n’a pas « perdu le contrôle dès le début du comportement », ni même à la suite puisqu’il a bu une flasque, juste une, et qu’il est rentré sagement.
En outre : il ne pensait pas à boire ces derniers temps, il ne faisait pas d’efforts pour arrêter, étant abstinent sans peine, sans irritation ni agitation.
Mais alors, il ne répondait à aucun des critères, ni majeurs ni encore moins mineurs qui font, selon Goodman, la définition de l’addiction ?
En effet ! Relisons Goodman, en 1990 :
A. Impossibilité de résister aux impulsions à réaliser ce type de comportement.
B. Sensation croissante de tension précédant immédiatement le début du comportement.
C. Plaisir ou soulagement pendant sa durée. D. Sensation de perte de contrôle pendant le comportement.
E. Présence d’au moins cinq des neuf critères suivants : Préoccupation fréquente au sujet du comportement ou de sa préparation. Intensité et durée des épisodes plus importantes que souhaitées à l’origine. Tentatives répétées pour réduire, contrôler ou abandonner le comportement. Temps important consacré à préparer les épisodes, à les entreprendre ou à s’en remettre. Survenue fréquente des épisodes lorsque le sujet doit accomplir des obligations professionnelles, scolaires ou universitaires, familiale ou sociales. Activités sociales, professionnelles ou récréatives majeures sacrifiées du fait du comportement. Perpétuation du comportement, bien que le sujet sache qu’il cause ou aggrave un problème persistant ou récurrent d’ordre social, financier, psychologique ou psychique. Tolérance marquée: besoin d’augmenter l’intensité ou la fréquence pour obtenir l’effet désiré, ou diminution de l’effet procuré par un comportement de même intensité.
F. Agitation ou irritabilité en cas d’impossibilité de s’adonner au comportement.
Ce pauvre hère, recueilli au CTR, abandonné de tous et de lui-même surtout, savait-il qu’il jetterait ce jour là un sacré pavé dans une certaine marre ? Il a invalidé les critères de Goodman, car il ne séjourne pas au CTR pour des cors aux pieds.
Et il a revécu, comme tant d’addicts avant lui, l’expérience racontée par Bill, le célèbre co-fondateur des Alcooliques Anonymes, lorsque, décidé pour la première fois à ne plus jamais prendre un verre, il se retrouve l’instant d’après avoir rebu, sans y avoir pensé :
« Je me suis rendu compte que je ne pouvais plus prendre même un seul verre. J’en avais fini pour toujours. Jusque-là, j’avais fait quantité de belles promesses, mais ma femme a senti, tout heureuse, que j’étais vrai-ment sérieux cette fois. Effectivement, je l’étais. Peu de temps après, je suis rentré ivre à la maison. Je n’avais même pas résisté. Qu’était-il donc arrivé de ma grande résolution ? Je n’en avais pas la moindre idée. Je n’y avais même pas pensé. » (Big Book des AA, chapitre I, page 6. »
Il a invalidé les critères de Goodman mais il a validé le critère de Lacan, le critère de Lacan sur ce qui définit un acte, un acte vrai : là où le sujet pense, il n’est pas, là où il est, il ne pense pas. Lacan, qui considère que le prototype de l’acte est le suicide…
À suivre…