Luis Iriarte 

 

« Il est possible d’avoir un caractère fort,

de le prouver par les actes de sa vie,

et pourtant ne pas avoir la force

de triompher en soi de la passion de la roulette »[1]

F.M. Dostoïevski

 

Pour parler de l’addiction au jeu, nous pouvons prendre comme référence le roman de F. M. Dostoïevski « Le Joueur » de 1866. Ce texte sera examiné à-partir de deux questions : comment se présente la dépendance au jeu chez le protagoniste ? Et, quel rapport pourrait exister avec la passion du jeu de l’écrivain russe ? Pour répondre à la première question, nous proposons trois lectures possibles: 1) Le lien entre Alexis et Paulina, 2) La relation à l’argent et 3) La théorie du gentleman et la plèbe. Puis nous allons considérer certains aspects biographiques de l’écrivain, pour essayer de comprendre comment étaient liés sa propre addiction et ce qu’il écrit dans son livre.

1) Première lecture : Le lien entre Alexis et Paulina

Au début du roman, Alexis Ivanovitch retourne à la ville de Roulettenbourg (Wiesbaden, Allemagne) où le général et sa famille passent leurs vacances. Alexis était l’instituteur des enfants du général, qui avait aussi une belle-fille appelée Paulina Alexándrovna. Dès les premiers dialogues d’Alexis et Paulina, on perçoit une relation d’amour-haine entre eux. De même, il considérait que Paulina pouvait parfois s’intéresser à lui, quand d’autres fois elle le traitait avec indifférence.

Il faut remarquer qu’Alexis lui avait avoué son amour, mais il sentait que Paulina ne partageait pas ce sentiment, interprétant qu’elle ne le considérait pas comme un homme et qu’à ses yeux il n’était qu’un « esclave »[2], jusqu’au point de lui dire : « si, sur le Schlangenberg, sur la « pointe » la plus fréquentée, elle m’avait dit réellement de me jeter en bas, je m’y serais jeté aussitôt, et même avec volupté »[3]. Néanmoins, Paulina ne lui avait jamais donné cet ordre qu’il attendait tant.

Ce commandement viendrait finalement quand elle lui donnerait cette somme d’argent qu’elle lui demanderait d’aller jouer à sa place. Face à cette sollicitation, Alexis manifeste : « il lui arrive souvent de ne pas me considérer comme un homme… Cependant, elle m’avait confié une mission : gagner à la roulette, coûte que coûte »[4]. Nous pourrions interpréter alors qu’Alexis, en tant que l’« esclave » de Paulina, reprend le jeu de la roulette pour exécuter cet ordre qu’il lui attribue.

Dans le roman, notons que la passion d’Alexis pour le jeu existait avant la rencontre avec la jeune. Pourtant, il recommence dans le but de gagner quantité d’argent pour Paulina. Mais peu à peu, la mission qu’elle lui avait donnée est mise de côté et Alexis rencontre à nouveau la satisfaction qu’il ressentait au moment de jouer. Il la décrit ainsi : « J’éprouvais un plaisir irrésistible à saisir et à ramener les billets de banque qui s’entassaient devant moi […] je me souviens nettement que je fus soudain, sans aucune incitation de l’amour propre, possédé par la soif du risque »[5]. Donc, le plaisir expérimenté en ramassant les billets et le surgissement de cette soif du risque ont éclipsé l’amour envers soi-même et envers Paulina. Autrement dit, il pouvait ne penser à elle qu’au moment de s’éloigner de la roulette.

2) Deuxième lecture : Le rapport à l’argent

La passion d’Alexis pour le jeu était connue dans la famille du général. À moment donné, le général lui dit « je sais que vous n’avez pas beaucoup de plomb dans la cervelle et que vous pourriez vous laisser attirer par le jeu » et Alexis lui répond « mais vous savez bien que je n’ai pas d’argent […] il faut en avoir pour perdre au jeu »[6]. En conséquence, lorsqu’il n’a pas d’argent il peut s’abstenir d’aller aux salles de jeu. Cependant, il saura trouver cet argent qui lui permettra de jouer à la roulette.

Tout d’abord, Alexis reprend le jeu avec l’argent de Paulina, mais rapidement il arrête de jouer de cette façon, en exprimant : « je ne pouvais pas jouer pour les autres, ce n’était pas parce que je ne voulais pas, mais parce que j’étais sûr de perdre »[7]. C’est pour cela qu’après avoir reçu une somme d’argent de la part du général, il commence à jouer pour lui-même. Nous pourrions saisir alors une première fonction de l’argent dans la vie d’Alexis : l’argent serait le moyen à-travers lequel il pourrait gagner l’amour de Paulina.

Nous interprétons cela quand il affirme : « C’est tout simplement qu’avec de l’argent je deviendrai un autre homme, même à vos yeux, et cesserai d’être un esclave »[8]. Or, Alexis pense qu’en gagnant de l’argent à la roulette il pourra changer l’image que Paulina a de lui. Néanmoins, au fur et à mesure que le roman avance on remarque qu’elle ne s’intéresse pas à l’argent d’Alexis, par exemple au moment que Paulina manifeste : « C’est peut-être parce que vous ne croyez pas à ma noblesse que vous comptez m’acheter avec de l’argent ? […] Sinon moi, c’est ma considération que vous espérez acheter »[9]. En ce sens, nous distinguons deux manières qu’Alexis a pour gagner l’amour de Paulina : en étant son esclave ou en lui donnant l’argent obtenu.

Finalement, cette stratégie d’acheter l’amour de Paulina à travers l’argent échoue. Aussi, l’on aperçoit qu’Alexis est indifférent à la quantité d’argent qu’il pourrait encaisser, car ce qui est important pour lui est le fait qu’en gagnant à la roulette il se sépare de cette image qu’il a de lui-même, comme étant l’esclave, pour occuper ainsi une nouvelle position auprès des autres. Nous déduisons cela lorsqu’il exprime : « Non, ce n’était pas à l’argent que je tenais ! Je voulais seulement que, dès le lendemain, tous […] racontent mon histoire, m’admirent, me complimentent et s’inclinent devant ma nouvelle chance au jeu »[10].

De ce fait, chaque pari serait une tentative de se détacher de cette position d’esclave et de se sentir ainsi un nouvel homme. C’est comme cela que nous comprenons ce qu’Alexis déploie par la suite : « Je gagnai encore […] j’avais obtenu cela en risquant plus que ma vie, j’avais osé prendre un risque et… je me trouvais de nouveau au nombre des hommes ! »[11]. Sur ce point, ladite pratique devient répétitive puisqu’Alexis devait risquer tout son argent pour se considérer lui-même un « homme », en faisant d’autres mises jusqu’au moment où il aurait tout perdu. Donc, à partir de cette référence nous pourrions dire qu’au-delà de l’intérêt pour l’argent, il y a quelque chose d’autre ordre qui pousse à chaque individu à faire un nouveau pari.

3) Troisième lecture : La théorie du gentleman et la plèbe

En ce qui concerne cette théorie, l’on peut dire que tout au long de ce roman, Dostoïevski fait référence à deux types de joueurs : d’un côté il y a le gentleman et d’autre côté, la plèbe. Le premier type est ainsi décrit celui d’un joueur qui a du « caractère »[12], c’est-à-dire, qui joue avec de la prudence et « uniquement par jeu, pour s’amuser »[13]. De même, « l’argent doit rester tellement au-dessous du gentleman qu’il néglige presque de s’en inquiéter »[14], autrement dit, le gentleman serait ce joueur idéal qui obtient du plaisir en faisant des paris et qui n’a aucun intérêt dans les quantités d’argent qu’il pourrait gagner ou perdre.

Quant au deuxième type de joueur, Dostoïevski ne le définit pas directement mais il fait allusion à certains comportements qu’ont les joueurs et ceux-ci sont très différents des conduites d’un gentleman. Pour cela, nous pourrions dire que le joueur plèbe serait celui qui se laisse dominer par la fureur des paris, qui joue « sans calculer »[15] et qui attend que ses gains lui permettent de changer le destin de sa vie.

Maintenant nous nous demandons : comment pourrions-nous lier ce qui est décrit dans Le Joueur avec la passion du jeu de Dostoïevski ? D’abord, nous remarquons que cette théorie du gentleman et de la plèbe se présente aussi dans la vie de l’écrivain russe. Dans le roman, Alexis peut identifier la manière de jouer de chaque gentleman, mais au moment de vouloir agir comme eux, il répond toujours comme un joueur plèbe, c’est-à-dire qu’il se laisse dominer par ses sentiments et il finit par tout perdre.

De la même façon perdait Dostoïevski. Nous pourrons lire cela, par exemple, dans les lettres qu’il envoyait à sa femme à l’époque où il fréquentait les salles de jeu. Certaines de ses idées exprimaient cette théorie : « quand on est raisonnable, le cœur de marbre, froid et surhumainement prudent, alors on peut à coup sûr, sans l’ombre d’un doute, gagner tout ce qu’on veut »[16]. Même si l’écrivain russe avait cette conviction, il perdait rapidement. Les justifications de ces pertes, tel qu’Alexis le déclarait, étaient l’impatience ou l’imprudence qui les poussaient à risquer tout leur argent ou leurs biens. De ce fait, tant l’auteur du Joueur comme son protagoniste, présentent l’image d’un joueur qui aurait des caractéristiques idéales pour gagner à la roulette, mais ils ne peuvent pas avoir le « caractère » nécessaire pour agir à la hauteur de cet idéal qui ferait le gentleman.

Par ailleurs, nous pouvons saisir des réactions semblables face aux pertes. Dès qu’ils n’avaient plus d’argent pour jouer à la roulette, Alexis et Dostoïevski reprenaient leur travail : le premier prenait à nouveau son activité de précepteur, tandis que le deuxième se consacrait à l’écriture. Ce dernier point est remarqué par Freud dans son fameux article[17], quand il signale que malgré le fait que l’écrivain ne s’arrêtait de jouer qu’au moment où il avait dépensé tout son argent, « la production littéraire, n’allait jamais mieux que lorsqu’ils avaient tout perdu et engagé leurs derniers biens »[18].

Nous dirons alors qu’une perte était nécessaire à Dostoïevski pour avancer dans ses créations littéraires. De même, la menace d’une perte produisait aussi un effet similaire. Ceci pourrait se démontrer, par exemple, quand l’écrivain russe signait des contrats avec les éditeurs pour recevoir une avance d’argent, contrats dans lesquels il engageait les droits de publications de ses ouvrages[19]. Autrement dit, si à la fin du délai établi il n’écrivait pas un nouveau roman, Dostoïevski perdait les droits de ses livres déjà publiés. C’est ainsi qu’il écrit en moins d’un mois Le Joueur.

Donc, même s’il a perdu tout son argent dans les salles de jeu et que l’amour envers sa femme n’a pas arrêté cette passion pour la roulette, Dostoïevski n’a jamais perdu ce pari dans lequel il a joué ses créations littéraires.

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[1] Frank, J., « Dostoïevski: les années miraculeuses », Arles : Actes Sud, 1998, p. 286.

[2] Dostoïevski, F., Le Joueur, Malesherbes : Éditions Gallimard, 1956, p. 43.

[3] Ibid., p. 34.

[4] Ibid., p. 34.

[5] Ibid., p.171-172.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 42.

[8] Ibid., p. 59.

[9] Ibid., p. 62.

[10] Ibid., p. 200.

[11] Ibid., p. 201.

[12] Ibid., p. 211.

[13] Ibid., p. 37.

[14] Ibid., p. 39.

[15] Ibid., p. 169.

[16] Fulop Miller, R. et Eckstein, F., « Dostoïevski à la roulette », Le Jouer, Malesherbes : Éditions Gallimard, 1956, p.230.

[17] Freud, S., « Dostoïevski et le parricide », Résultats, idées, problèmes, Paris : PUF, 1928.

[18] Ibid.

[19] Frank, J., « Dostoïevski: les années miraculeuses », Arles : Actes Sud, 1998, p. 254.