Compte-rendu de la soirée du 12 janvier 2015
Aurélie Charpentier-Libert et Pierre Sidon
L’abord comportemental des compulsions sexuelles et de ladite « dépendance affective » apparait au premier plan du discours contemporain. Mais, comme on va le vérifier à nouveau après la dernière soirée qui a tourné autour de l’analyse du film Shame par Fabian Fajnwaks, c’est bien plus qu’un comportement qui est en cause chez ceux que l’on appelle les « sex – ou love – addicts. »
L’amour et le sexe peuvent-ils être considérés comme des addictions ? Pourquoi pas, si tant est que la catégorie des addictions serait une fiction, au sens – sérieux – de Bentham : une vérité dans sa fragile beauté. Mais sur quelle base le fait-on ? Sur une base langagière selon l’ouvrage « Les sex addicts » : si l’amour ou le sexe sont toxiques, c’est par la vertu du génie de la langue : ne dit-on pas de tels ou tels que « leur relation est toxique » ? Et puis il y a aussi une phénoménologie à l’emporte pièce des affects : l’effet produit, par l’amour, sur les états de conscience : le passage de l’esprit « embrumé » à « aiguisé » n’est-il pas assimilable, comme le véhicule la langue, à une « ivresse » ? Bien sûr, plus en amont des causes, les auteurs évoquent évasivement une cause de nature dépressive ainsi que le « parent vide » de Winnicott : ils ne peuvent éviter les écueils de la causalité organique – dépressive – le poumon, vous dis-je ! – ou culturelle – familiale : Family life !
Quoi qu’il en soit, dans l’ouvrage « Les sex addicts », ce qui intéresse les auteurs, c’est la thérapeutique : le cas de James et Alia et ses commentaires font entendre que la guérison de ladite addiction au sexe passerait par l’amour, « le dialogue et la transparence. » Mais alors quel rapport cette solution entretient-elle avec ladite dépendance affective par ailleurs mise en question dans le même ouvrage ? Est-elle un pis-aller ? Car l’amour figure aussi, quant à lui, en tant que souffrance, au rang des nouvelles maladies promues par l’ouvrage sur le principe robuste que « lorsqu’il y a de la souffrance dans l’amour, ça n’est pas de l’amour, c’est de la dépendance » (sic). Le message est celui-ci : on ne peut guérir seul de l’addiction au sexe, il y faut bien le sacrifice d’un autre, aimant, fut-il comme ici, ça tombe bien, une professionnelle (Alia fut une escort girl et c’est même ainsi qu’ils se rencontrèrent). Alia est en effet supposée « savoir exactement ce que ressent James lors de son sevrage ». C’est le « témoin lucide » qui ne peut se passer non plus d’ « enrayer le mensonge ». Si l’amour est médecin, quelle place professionnelle reste-t-il aux professionnels ? Epouser tous leurs patients ? Le psychanalyse co-auteur de l’ouvrage n’en prend pas ici le risque, se bornant de commenter, à distance, les interviews réalisées par son co-auteur. D’ailleurs il n’y a pas plus de psychanalyse, ici, que de rencontre : la méthode prônée consiste à remplacer des « schémas » dits « erronés » : rien sur le fantasme ! Tout le champ est nettoyé par l’idéalisme des TCC avec ses « stratégies », « l’emploi du temps », les méthodes « répressives », un peu de sel et de poivre pour assaisonner le tout – i.e. des anxiolytiques et antidépresseurs – et l’on décore avec de l’empowerment à tout faire du « moi d’abord ! », assorti du conseil de lecture de la moins analytique des Miller : Alice. Et pour couronner le tout, la recette n’est rien moins que l’équation du bonheur : un couple fondé sur la transparence et l’indépendance de chacun ! addicta.org vous met en garde : don’t do this at home !
James avec Alia
On lira sur ce site, l’analyse du cas de James qu’en a proposé Stéphanie Lavigne lors de cette soirée : avec sa petite amie qui s’occupe de lui, c’est un couple malade-infirmière qui est composé. James était auparavant marié. Durant une période marquée par la non venue d’un enfant désiré il devient dépressif. Est-ce à cause de cette non venue ou de la perspective de devenir père ? C’est à la suite de cela, qu’il rencontre des escorts à un rythme qui s’accélère grâce à Internet – et aussi, selon lui, à une importante perte de poids. Les FIV qui sont tentées lui permettent de dissocier l’amour du sexe et c’est dans ce contexte qu’il fait appel à des prostituées. Cependant, alors qu’il se surprend à suivre des femmes dans la rue, son comportement commence à l’inquiéter. Stéphanie Lavigne propose une thèse différente de celle de l’organicité : cet homme est seul dans une relation sans amour. Sa jouissance le fait ne céder en rien à l’Autre : dès qu’ils sont en couple, il faut en effet qu’il échappe à la relation duelle et l’échangisme s’installe. Il est d’ailleurs soulagé de la rupture avec sa femme… pour se mettre en couple avec… une prostituée. Et reprendre son commerce avec d’autres aussitôt installé en couple à nouveau.
A ce propos on interrogera le goût de James pour la fellation : serait-ce une pratique quasi-masturbatoire pour lui ? Un acte qui évite quelque chose de la rencontre avec le corps de l’autre parlant, ou avec le corps parlant de l’Autre ? Le traitement par une voie directe du symptôme de James peut s’apparenter à du dressage, alors que James énonce un point d’énigme le concernant lorsqu’éclate l’affaire DSK et qu’il en apprend les détails lors du procès. Il peut alors nommer son symptôme et se tenir grâce à ses signifiants. Mais on pourrait dire qu’une autre addiction se cache derrière la première : l’addiction à internet. Il y passe en effet plusieurs jours à chercher des filles au risque de perdre son emploi.
On remarquera que, dans cette recherche frénétique, James tient malgré tout à certains semblants (le gentleman, les qualités qu’il recherche chez les escorts…) qui préservent son image. Une solution qui préserve donc son « ego » (en référence à Joyce-le symptôme.)
Vincent Calais interrogera aussi la dimension débordante, hors phallique, voire mystique, terme d’Eric Colas, de l’orgasme qui le projette hors de lui. Le terme d’héautoscopie, proposé par Eric Colas, sera discuté de façon complémentaire. On évoque aussi le soulagement : une acuité qui évoque par contraste un brouillage. Mais l’acuité ne dure pas, il n’est pas soulagé longtemps et pense à la prochaine fois : ça ne s’arrête jamais et c’est bien à ce soulagement – il parle de shoot -, obtenu surtout par la masturbation, à quoi il est accroc affirme Vincent Calais.
Au fil de ce cas, il apparait nettement que James est dans l’impossibilité de vivre en couple, et d’avoir des relations sexuelles qui s’approchent de ce que l’on appellerait grossièrement une norme. Nous pensons qu’il y a une difficulté foncière pour James à être avec une femme : car trois jours pleins passés à chercher une escort sur Internet, ne signifie-t-il pas trois jours de masturbation ? Et que dire de sa « concentration » nécessaire pour parvenir à des rapports sexuels « complets » avec Alia : des préliminaires, la faire jouir ?… Ce en quoi la solution proposée par les auteurs, validant la situation actuelle du couple, nous paraît comme un forçage lourd de conséquences pour le futur. James, si tu nous écoutes, quand tu en auras marre de parler à des journalistes…
Alia avec James
Le cas d’Alia, avance Pierre Sidon, pose une problématique affective d’un tout autre ordre et son symptôme ne prend pas non plus son sens sans l’examen de la structure. De quoi s’agit-il ? On est d’abord frappé par la division que produit, sur elle, sa jouissance, tout au contraire de son compagnon. Stéphanie Lavigne le relève : dès les premiers entretiens « pour l’autre », c’est elle qui commence une analyse . Ainsi aussi de son aveu : « l’impression de me jeter dans la gueule du loup et en même temps avec une grande excitation » (p. 177.) Mais aussi : « assez vite, j’ai ressenti comme un malêtre, sans en comprendre la cause. Je ressentais bien que ce que l’on vivait sexuellement, James et moi, n’était pas tout a fait normal : faire l’amour avec d’autres couples ne me rassurait pas sur notre vie à tous les deux. » S’agit-il de l’écart à une norme morale ? Nous ne le pensons pas : il y a là le témoignage aigu d’une authenticité, c’est-à-dire d’une teinte de réel apportée par le surgissement discret de l’angoisse. Celle-ci trouble le tableau d’harmonie, malgré les idéaux hédonistes de ce sujet qui se veut en accord avec son époque : ce que signale l’angoisse ici, c’est la proximité avec l’objet au cœur de son fantasme : être l’esclave de l’Autre. Ailleurs, le fantasme apparaît lové comme exception au cœur de son affirmation universelle : « les petites filles de 10 ans rêvent de devenir des princesses, pas des putes. » Ici, seul le Séminaire X, L’angoisse de Lacan nous est secourable : car c’est précisément à l’orée du surgissement de cette angoisse, dans le sentiment d’inquiétante étrangeté, que se déclenche sa tromperie, comme acting out. Elle témoigne que son véritable amour n’est pas reconnu : « Alors inconsciemment je suis allée me rassurer dans d’autres bras. Sur le coup je me disais juste que tout allait bien, et qu’on était un couple libéré. » De même la sensation d’étrangeté est là « quand il l’aidera à rédiger ses annonces de prostitution. » Et puis il y a ces dénégations multiples qui émaillent son récit comme le fait qu’elle « s’était toujours dite qu’elle ne ferait pas, comme sa mère, un mariage avec un addict » ou : « je me suis sentie très mal même si j’ai quand même continué (…) on ne peut pas se prostituer par plaisir ».
S’agit-il d’une addiction au sexe ? Si elle se décrit comme addict sexuelle de 23 à 29 ans « de façon épisodique », on ne note aucun sevrage à l’arrêt des relations sexuelles avec des clients. Toutefois un vide apparaît par contre en rapport à ce que l’on pourrait qualifier, comme pour son compagnon, comme cyber addiction (p. 197). Jacqueline Janiaux met l’accent sur la centralité déterminante du désir de l’Autre : elle est addict à ce que tous les hommes la désirent. Et Stéphanie Lavigne précise utilement : et elle garde sa virginité. On fera, quant à nous, l’hypothèse que le compagnon incarne une figure masculine du ravage maternel. Ainsi la raison de ne pas lui demander d’argent, prétendument à l’origine de sa prostitution, trouve peut-être son véritable motif dans une tentative de séparation d’avec elle : séparation d’une relation non pas fusionnelle mais fondée sur la place fantasmatique auprès d’elle, peut-être en relais du père alcoolique, place d’un soutien inconditionnel. Elle aura donc remplacé sa mère par James.
Alia fait elle une véritable analyse ? Elle a, dit-elle, « découvert en analyse qu’elle était en dépression, notamment à cause de sa famille » (p186) ; et p.205 elle évoque le « mal que sa mère lui a fait ». L’attribution de la cause aux parents n’est pas typique d’un trajet analytique favorable. Néanmoins, elle témoigne d’un résultat patent : elle s’est rendue compte qu’elle a cru la plainte de sa mère et que cela l’a empêchée. Et elle en est libérée. C’est indubitablement un effet analytique.
Le cas de Natalie Wulfing : Sexe « sans drame »
Commenté par Eric Colas (voir sur ce site), ce formidable cas clinique est paru dans La revue La cause du désir n°88. Il apparaît que le symptôme ici fait tenir la personnalité, de même que le corps.
L’hypothèse qui est développée présente comment un trait de perversion permet à l’homme dont il est question de se faire un corps unifié. Cela atteste de façon évidente l’importance du symptôme face aux maux du sujet.
Le cas relate le passage de cet homme, qui se fait objet-proie de l’Autre, à la fabrication d’objet pour la médecine qui, semblent-ils, l’aident à se constituer un corps.
Il se fait la proie d’un prédateur, « homme objet ».
Mais surtout, avance Pierre Sidon, il unifie son corps en devenant fabricant, artiste, de morceaux de corps. Pour former des chirurgiens à recoudre les corps, précise Stéphanie Lavigne. Et s’il ne peut certes pas faire breveter son invention, est-ce si important alors qu’il est reconnu, que son nom circule et s’inscrit dans le lien social ? Est-ce en tout cas cela qui a remplacé la relation sexuelle dans l’unification de son corps ? Peut-être sa solution sexuelle ne suffisait-elle pas comme en témoigne le fait qu’il s’est adressé aux DSA… Ou que la peur, dit Aurélie Charpentier, l’aura arrêté. S’agit-il du surmoi de l’idéal, interroge Stéphanie ?: il est débordé, il décide de tout arrêter. Bref, beaucoup de questions pour ce cas… trop court !