Stéphanie Lavigne
Le texte qui va suivre est un essai clinique autour d’une interview réalisée pour le livre : « Les sex addicts », de Florence Sandis et Jean-Benoît Dumonteix. Vous pourrez retrouver l’interview dans le chapitre : Alia et James, sexe, amour et dépendances. Je vais vous présenter une interprétation du « cas » de James. J’attire votre attention sur le fait que je n’ai pas rencontré cet homme, il s’agit donc plutôt d’une fiction clinique, néanmoins j’espère qu’elle nous permettra de discuter, et de travailler l’approche psychanalytique de nos patients.
James est un homme d’une quarantaine d’année, c’est l’ainé d’une fratrie de garçons, il a été marié pendant 13 ans. Il décrit son épouse comme une femme très catholique, caractéristique dont il rend responsable sa propre frustration sexuelle. Ils n’ont pas eu d’enfant, malgré 10 fécondations in-vitro. Après les annonces répétées des échecs, James nous raconte soutenir sa femme dans son désarroi, pendant qu’il perd quinze kilo, ne dort plus, et n’a plus goût à rien. C’est dans cet après coup qu’il achète un ordinateur et découvre les sites de prostitution, c’est le moment de la création de son pseudonyme, James, « smart gentleman ». Il déclare : « donner des rendez à des prostitués devenait tellement facile ». « Cela a décuplé mon addiction déjà existente ».
En effet, cet homme nous raconte avoir recourt à des escortes girls depuis l’âge de 21 ans, il se nomme rétrospectivement (lors de l’interview) sex addict depuis 20 ans. L’utilisation des sites de rencontre via internet semble faire sauter une limite pour ce sujet, le précipitant dans une jouissance infinie : « Je me suis mis à consommer des escortes de façon tellement frénétique, que je finissais par prendre toutes les femmes pour des prostituées ». C’est ainsi que James commence à suivre des femmes dans la rue, sur un parfum, des bas noirs. Il consulte alors un sexologue qui lui prescrit des anxiolytiques et des antidépresseurs, c’est lors de cette période qu’il rencontre Alia. C’est une jeune femme de dix ans sa cadette, avec laquelle il s’installe rapidement. Quelques temps plus tard l’épouse de James demande le divorce, acte qu’il reconnaîtra comme un soulagement.
Concernant l’enfance de James nous n’avons que très peu d’éléments, il est à noter que ceux-ci tournent autour de la sexualité, tant sur sa pratique de masturbation commencée à l’âge de 11 ans que sur la vie intime de ses parents. Bien sûr le thème de l’interview : sex addict, oriente certainement les informations données par James. Mais c’est ainsi que nous apprendrons quelques éléments familiaux, au travers d’une question concernant la transparence, signifiant repris par James pour décrire sa relation avec Alia et pour aborder ce qu’il nomme un secret de famille : Le père de James a hébergé une de ses collègues professeur, trois jours par semaine pendant huit ans. Celui-ci racontait à son fils que cette femme était déracinée et qu’elle avait besoin que l’on s’occupe d’elle. A la suite d’une claque donnée par la maitresse de son père, James, jeune homme de 18 ans interroge sa mère sur cette relations extra conjugale : « J’ai demandé à ma mère pourquoi elle se permettait de faire des choses comme ça, et si c’était parce qu’elle couchait avec mon père ? La réponse de sa mère fût brève, elle était au courant de leur relation. L’évocation de la mère de James est peu présente dans le texte, quand à la réponse qu’elle adresse à son fils est dés plus curieuse. Quand au père, aucune question ne lui fût adressée.
En ce qui concerne le père, James l’évoquera également concernant ce qu’il nomme « son éducation sexuelle » : « Mon éducation sexuelle s’est faite par le magazine érotique de l’époque, que cachait mon père, et plus tard par les films pornos ». Nous pouvons remarquer deux choses, d’une part le père évoqué par James est un homme qui visiblement expose sa jouissance : il amène sa maitresse au domicile conjugal, et cache bien mal ses revues. D’autre part, James me semble traiter la question de la découverte de la sexualité adulte uniquement en terme de fonctionnement. Cette nouvelle jouissance de l’organe ne semble pas avoir pu être traitée par le signifiant, le symbolique n’a pas permis de traiter le réel en jeu. L’éducation sexuelle dont parle James ne semble pas marquée par le refoulement, mais bien plutôt par ce qu’il prend pour un « manuel du comment faire avec cet organe qui s’agite (revue porno) », une sorte de robotisation du corps. Peut-être un trait qu’il prélève sur le père, mais qui ne fait pas identification symbolique ? Une jouissance hors sens qui ne pourra jamais être bordé par le symbolique ?
En effet, je n’ai relevé aucune question concernant la rencontre avec l’Autre sexe. Où sont les rêveries érotiques d’adolescent dont parle Jacques Lacan lorsqu’il évoque la pièce de Wedekind, « l’éveil du printemps » (1891) * ? James évoque d’ailleurs son impossibilité de faire l’amour « normalement », je le cite : (…) « sortir de la mécanique du shoot demande de savoir faire l’amour normalement : C’est comme si on demandait à un héroïnomane de se shooter avec une cigarette ».
James et Alia
Passons maintenant à la rencontre de cet homme avec celle qui deviendra sa compagne, Alia. C’est une étudiante de 23 ans qui fait tout d’abord partie des nombreuses femmes que James contacte par internet. Le web, lui permet d’organiser des rencontres sexuelles codifiées : l’argent ne semble pas revêtir de valeur phallique, il n’est pas évoqué comme une perte ou comme un gain, l’argent est cité presque comme un détail, aucune somme d’argent ne sera d’ailleurs évoquée ; se sont les échanges de mails qui prennent de l’importance pour James. Ils peuvent s’assimiler à un protocole, peut-être afin de supprimer toute contingence possible lors des rencontres ? Au sujet des mails, James nous raconte une petite histoire, qui justement ne fait jamais histoire : il nous décrit ces critères de choix concernant les escortes qu’il cherche, des femmes intelligentes, une volonté de séduction, cependant rien de tout ça ne s’inscrit dans un idéal de rencontre amoureuse, mais plutôt dans un protocole d’actes sexuels codifiés. La demande réitérée est surtout des fellations.
L’organisation de ces rencontres sexuelles ont toutes leurs importance puisqu’il nous apprend pouvoir passer plusieurs jours à les organiser, lui arrivant de s’absenter de ses rendez-vous professionnels. Au même titre que James, Alia est également un pseudonyme qui semble fixer quelque chose pour lui, il parle de sidération à son évocation lors de leur première rencontre. Je reviens sur quelques paroles transcrites lors de l’interview : « elle n’a pas le profil de l’emploi, un look d’étudiante », « on aurait dit une très jeune femme, à peine sortie de l’adolescence », (…) « un visage d’ange » (…) « physiquement c’était la femme dont j’avais rêvé », « quand elle a décliné son nom de code j’était sidéré ». Le physique de cette très jeune femme, et son nom de code semble fixer James à Alia.
Peu de temps après leur première rencontre ils s’installent ensemble dans l’appartement de la jeune femme, commence alors ce que j’interpréterai comme un couple à trois : James, Alia et le sexe. En effet, je n’ai pas trouvé le moindre discours amoureux du côté de James. Passé le moment où cette adéquation semble parfaite, il est bientôt impossible pour James de faire l’amour « normalement » dans un lit, ainsi le couple organise d’autres expériences sexuelles : ils se mettent en scène devant d’autres personnes moyennant de l’argent, puis ils passent à l’échangisme. Rien ne semble faire limite pour James, la limite c’est Alia qui la met : interdiction de faire jouir une autre femme, mais cette limite ne tient pas longtemps pour James. C’est après l’arrêt de leur pratique d’échangisme que James reprend les mails et ses pratiques avec les escortes Girls.
Revenons à ce qui va faire point d’arrêt pour James, où rien ne semble se jouer du côté de la rivalité. Il prend le temps de nous expliquer de quelle façon il peut participer à la commercialisation du corps de sa compagne, sans en éprouver la moindre jalousie. Néanmoins, nous trouvons un insupportable pour James, lors d’une relation d’Alia avec un homme, un psy. De quoi s’agit-il ?
Voici son énoncé : « Je me suis rendu compte qu’il essayait d’en faire son sex-toy. J’étais angoissé et même jaloux ». James nous donne deux éléments : il est psy et il essaye d’en faire son sex toy. Je m’arrêterai sur le dernier élément « faire d’Alia son sex toy », je me suis demandée si ce fait ne touchait pas quelque chose de son être à lui et non de la rivalité phallique ? En effet, pour que James soit en rivalité avec un autre homme, cela signifierait qu’il est identifié côté homme des formules de la sexuation. Ainsi nous aurions a et a’ (l’un James et l’autre le psy), Alia serait en position d’être le phallus pour lequel les deux hommes seraient en rivalité. Mon hypothèse est tout autre, je pense que James est identifié côté femme. Il est en position d’objet pour Alia, le sex toy, c’est lui.
D’ailleurs, être un mentor sexuel, position qui équivaut dans le cas de James à être à être un sex toy pour un autre, c’est ce que James nous apprend lorsqu’il reprend rendez- vous avec une autre escorte girl qui lui demande d’être son mentor sexuel : « le truc qui ne fallait pas me dire » ( …) « Je reproduis le même schéma qu’avec Alia quelques années auparavant ». James se placerait dans mon hypothèse du côté de l’objet, l’excluant ainsi d’une position de sujet : être un sex toy pour un autre, serait peut-être sa position dans l’existence ? L’objet c’est lui pour un autre.
L’addiction une maladie ?
Il me semble intéressant d’interroger le statut du symptôme chez James, et une éventuelle demande à un analyste. L’addiction est-elle son symptôme ? A savoir, est-ce une façon unique de jouir de l’inconscient : « ça m’arrive et je ne sais pas ce que ça veut dire ». Enoncé susceptible d’être adressé à un analyste. Y a t’il trace de l’inconscient chez James ? Celui-ci ne s’adresse pas à un analyste, il va voir dans un premier temps un sexologue, à la suite d’un épisode où il commence à suivre des femmes dans la rue. Quelques temps après sa rencontre avec Alia, ils s’adressent à un psy tous les deux puis seul, mais sur quelle demande ? Y a t’il d’ailleurs une demande ? James s’inscrira ensuite dans un groupe de parole anonyme, les DASA (Dépendants Affectifs et sexuels anonymes), dont il deviendra modérateur remplaçant.
Deux hypothèse me viennent : « sex addict », ne viendrait-il pas en position de S1 pour James ? S1 qu’il trouve lors du procès de DSK et qu’Alia lui propose ? La deuxième hypothèse serait que « sex addict » est une nomination imaginaire. Dans les deux cas, c’est sur cet énoncé que James s’engage dans des entretiens individuels avec un psy et dans un groupe de parole, où il trouvera une place. Je reviens donc sur deux moments de la vie de James : le procès DSK et le changement de position d’Alia.
Voici ses énoncés : « au moment de l’affaire DSK, tous les mensonges et les non-dits ont explosé dans mon couple à ce moment-là ». ( …) « J’ai l’impression que s’était de moi que l’on parlait quand on évoqué son goût prononcé et irrépressible pour les femmes soudain ça devenait aussi mon procès ». « D’un côté cela m’a fait du bien, je me suis soudain autorisé à aborder le sujet avec des amis, toujours de manière indirecte ». « Car viol ou pas viol, DSK avait bien consommé une escorte dans la nuit et une autre après ». James semble s’identifier à DSK avec une interprétation des faits qu’il lui est toute singulière, nous pouvons noter la minimisation des faits d’un éventuel viol, mais le point qui nous intéresse c’est d’une part la consommation sexuelle des escortes dans lequel il se reconnaît et d’autre part, c’est de lui dont on parle. Voilà un élément persécutant pour James, on parle de lui et on fait son procès.
Le procès, c’est ce qu’il semble revivre avec Alia lorsqu’elle le confronte à ses mensonges : « je me suis tout de suite reconnu, (…) dans la même incapacité que Strauss-Kahn à se défendre. » (…) « être démasqué » (…) « je ne vivais que pour ça (il fait référence à son activité sexuelle sex)» « j’ai quand même dit à Alia que je préférais mourir ».
James fréquentait des escortes depuis l’âge de 21 ans, sans que rien ne vienne le gêner, c’est à la suite d’une rencontre avec un point chez DSK, et de l’intervention d’Alia que son organisation s’effondre. Une accusation faite par l’Autre de la télé (supposition) et par Alia apparaît pour lui, et le fige littéralement « tu es ça (un addict sexuel) ». Interrogeant probablement une responsabilité subjective qu’il n’a pas, ce sujet ne jouit pas de l’inconscient, il est confronté au trou et pense à la mort. Il me semble que c’est sur ce moment d’effondrement qu’il s’adresse à un thérapeute. Mais Alia ne fait pas que dézinguer son habillage de « smart gentleman », elle lui propose (et les signifiants de la modernité aussi), d’autres signifiants auquel il semble s’accrocher : Une dépendance, l’addiction au sexe, dont il a déjà logé la responsabilité chez un autre. Cet autre c’est aussi bien le concept de maladie, que ce qu’il nomme le secret de famille.
D’ailleurs, lorsque le père reconnaît sa responsabilité, James est apaisé, il l’énonce à propos de son père. Je cite l’aveu du père : « j’ai été faible, mais je n’ai jamais voulu quitter ta mère, j’aimais deux femmes », et celui de James : « une part de ma guérison tient dans cet aveu ».
Conclusion
Gardons en mémoire que mes hypothèses s’appuient sur une fiction clinique, je les résumerai lors d’une hypothèse diagnostique. Ainsi il me semble pouvoir relever trois moments de déclenchement relevant de la psychose chez James.
Le premier se trouverait lors des premières masturbations, dont voici quelques énoncés : « c ‘est une explosion au moment d’éjaculer. C’est durant quelques secondes une sensation de plénitude mêlé d’abandon de soi ». (…) « Je me sentais comme libéré », (…), « je suis comme haut-dessus de moi ». « On ne supporte même pas que quelqu’un nous touche. « rien ne doit interférer dans ce moment de bonheur égoïste pur ». « cinq minute après, on ne pense qu’un prochain coup ». Pour James il ne me semble pas avoir de hors-corps de la jouissance phallique, ni d’écran à crever comme pouvait le dire Jacques Lacan dans « la troisième », en novembre 1974 : « l’hors-corps de la jouissance phallique, (…) Nous voyons ça tous les jours, les types qui vous racontent que leur première masturbation, ils s’en souviendront toujours, que ça crève l’écran. En effet, on comprend bien pourquoi ça crève l’écran, parce que ça ne vient pas du dedans de l’écran ».
Pour James je pose l’hypothèse qu’il s’agit d’une expérience de jouissance hors symbolique. Le réel de jouissance dont il s’agit n’est pas capitonné. Dans ce cas il s’agirait bien plus de « la jouissance dans ce lieu de l’Autre comme tel ».*référent de Lacan lorsqu’il évoque le jouissance chez Schreber. D’ailleurs, même la détumescence de l’organe ne l’arrête pas, c’est une jouissance infinie. Il est à noter le passage de je au on dans ses énoncés.
Le deuxième moment de déclenchement, je le situerai lorsqu’il commence à suivre des femmes dans la rue, où il me semble que le regard prend une fonction particulière. Il ne regarde pas seulement les femmes, ce sont elles qui le regard constamment. A quel point le regard de ces femmes ne devient-il pas persécuteur ?
Le troisième moment, se trouve lors du procès DSK, et du changement de position d’Alia où James évoque à quel Autre il est confronté. En effet, on parle de lui, on le juge : « J’ai l’impression que s’était de moi que l’on parlait (…) soudain ça devenait aussi mon procès ».
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* J. Lacan, « Préface à L’Éveil du printemps », Ornicar, n° 39, Navarin éditeur, 1986-87« L’affaire de ce qu’est pour les garçons de faire l’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves ».
* J. Lacan, «Présentation des Mémoires du président Schreber en traduction française», Ornicar, n°38, Navarin,1986.