Pierre Sidon
Le 17 octobre 2014 a eu lieu la 6ème Journée de l’UDSM sous le titre : Les addictions au risque de la clinique et du politique : un train peut en cacher un autre. Nous publierons les interventions de cette journée décisive. En guise d’apéritif, l’introduction aux travaux :
En préambule de ce préambule, je veux d’abord remercier le Dr Bernard Martin, président de l’UDSM, pour avoir décidé de reprendre, avec cette Journée de réflexion, le cours du travail d’élaboration intellectuelle. Il a rencontré notre désir d’une telle Journée et a accepté ma proposition d’en faire porter le thème sur notre travail en addictologie. Un vent d’énergie et de juvénilité réjouissantes souffle avec lui sur nos institutions.
Je veux aussi remercier M. Faye, Directeur Général de l’UDSM et l’équipe du siège, en particulier Marie, pour leur organisation – j’allais dire sans faille, dans un temps très limité, et pour leur soutien constant, depuis cinq ans à nos côtés, Nadine Ferrari-Bedaux et moi à la direction du CSAPA. C’est grâce à eux que nous avons pu initier des activités d’étude cliniques, tant à l’intérieur de notre institution avec la présence précieuse de notre superviseur Fabian Fajnwaks, qu’à l’extérieur au CSAPA La Corde Raide récemment entré à l’UDSM et dirigé par Vanda Furlan que je remercie chaleureusement pour son accueil. Ces conversations mensuelles se font sous l’égide de l’association l’Envers de Paris et du groupe parisien du TyA, Toxicomanía y Alcoholismo, qui est un réseau international du Champ freudien présidé par Judith Miller, ainsi que la Fédération Addiction dont notre institution est membre et qui soutient nos Conversations. Je vous recommande notre site addicta.org pour prendre connaissance de nos travaux, déjà très nombreux et de nos invités et thèmes d’étude à venir. Et je profite de l’occasion pour vous convier tous à y participer. Un dynamisme formidable nous anime dans ces activités qui n’auraient pas la même portée sans la participation active des personnels de notre CSAPA qui vont aussi intervenir très activement aujourd’hui et avec lesquels j’ai grand plaisir à travailler.
Je ne résiste pas au plaisir de vous faire part d’une publication importante, la Revue de psychanalyse La cause du désir, qui ne sera disponible que le 21, et nous n’avons donc pas pu en avoir des exemplaires pour aujourd’hui. Elle est consacrée, pour ce numéro, aux addictions : un numéro exceptionnel pour nous et que nous attendons avec impatience. Il s’ouvre par une interview de Fabrice Olivet que nous avons réalisée avec Stéphanie Lavigne notamment, ici présente, Fabrice Olivet qui sera notre invité ce soir et que je présenterai dans un instant. Vous pouvez déjà prendre connaissance du contenu de la Revue sur notre site grâce à l’exclusivité que nous en a confié sa directrice, Marie-Hélène Brousse.
Et puis un grand merci à Éric Laurent, psychanalyste éminent, ancien président de l’Association Mondiale de Psychanalyse, auteur de nombreux ouvrages dont La bataille de l’autisme et Lost in cognition, qui nous fait le grand honneur de sa participation ce matin !
Un grand merci aussi à la Fédération Addiction et à son président Jean-Pierre Couteron, auteur aussi de nombreux ouvrages dont L’aide-mémoire de la réduction des risques en addictologie, pour sa présence ce matin parmi nous malgré des conditions difficiles – il devra nous quitter très vite ce matin. Merci à lui pour son travail de titan à la tête de la Fédération grâce auquel nos problématiques sont de mieux en mieux connues et notre travail reconnu. Merci aussi à notre amie la représentante Ile-de-France de la Fédération Odile Vitte, directrice du CSAPA Accueil Prévention Solidarité Contact de Provins qui nous fait le grand plaisir d’être présente avec nous aujourd’hui et avec qui nous avons le plaisir de travailler à la Fédération.
Merci à notre partenaire et soutien indéfectible dans notre travail, le Dr Martial Prouhèze, médecin addictologue directeur du CSAPA jet 94 de l’Hôpital Les Murets, clinicien hors catégorie en psychiatrie, connaisseur hors pair des institutions et que l’UDSM s’honore de compter comme atout maître, au rang de ses administrateurs. Il a invité le Dr Eric Hispard, addictologue, Praticien Hospitalier à l’hôpital Fernand Widal et spécialiste éminent en alcoologie qui participera à notre dernière table ronde en fin de Journée sur le pharmakon. L’équipe de Jet 94 qui participera à la table ronde sur l’insertion en début d’après-midi, constitue aussi un appui très précieux dans notre travail quotidien.
Nous avons aussi la chance de compter sur le soutient de l’association AGATA, dont le directeur Patrick Taïeb nous fait le plaisir de sa présence aujourd’hui et qui a délégué sa Responsable thérapeutique, Stéphanie Lavigne, psychologue psychanalyste, pour participer à notre comité scientifique. Elle interviendra tout à l’heure pour discuter avec nos premiers intervenants et elle est une cheville ouvrière essentielle de nos Conversations mensuelles du TyA.
Les addictions : que dire… C’est la mode ! Certains s’accrochent pourtant aux signifiants anciens, en craignant que la spécificité de la clinique de la toxicomanie et de l’alcoolisme ne se diluent. Certes. Mais ce signifiant d’addiction est entré aujourd’hui dans le langage courant et il infiltre toute la clinique même si le DSM V en récuse l’usage, qu’il trouve péjoratif. Le refuser au prétexte qu’il aurait des prétentions hégémoniques sur la clinique, c’est refuser l’air du temps. C’est un barrage contre le pacifique si tant est, comme nous le dit Éric Laurent, qu’aujourd’hui à l’ère démocratique du diagnostic, ce sont les patients qui choisissent les signifiants auxquels ils identifient leur type particulier de malaise. Ils ont pris la nosographie contemporaine– le DSM – à son propre jeu puisque c’est une classification de consensus qui arbitre entre les groupes de pression. Et au final, y a-t-il groupe plus puissant que celui des usagers ? Après la sortie de l’homosexualité de la pathologie sous la pression des associations, il y a eu l’entrée en force de diagnostics générateurs d’épidémies : la dépression et l’hyperactivité puis l’autisme notamment. Mais étaient en jeu les traitements corrélatifs de ces dits troubles : antidépresseurs, amphétamines et la substitution de l’éducatif à la psychiatrie et à la psychanalyse pour l’autisme.
Fait nouveau, nous sommes maintenant entrés dans l’ère des auto-diagnostics qui passent par dessus la tête de leur modèle, le DSM, d’ailleurs entré sur une voie de garage. À ce jeu démocratique s’il en est, c’est, selon Éric Laurent, l’hyperactivité, l’autisme et la bipolarité qui constituent le trio de tête des auto-diagnostics choisis par les patients et leurs familles. Nous pensons quant à nous que l’addiction, du fait de sa caractéristique de type fonction-variable : addict-à, est un prétendant sérieux au titre de numéro un des futurs auto-diagnostics et nous en avons la confirmation quotidienne dans nos consultations : la demande emprunte désormais ce terme d’addiction. Et dès aujourd’hui, toute la clinique peut aisément s’écrire en ces termes. On peut jouer avec cette fonction et faire un peu de clinique-fiction : l’addiction à l’activité psychique et motrice pour l’hyperactivité, l’addiction à la vérité pour la paranoïa, l’addiction aux émotions pour la bipolarité… Et bien sûr l’addiction au « rien » : soit ce que mange l’anorexique selon Lacan. Il nous semblera néanmoins toujours nécessaire de continuer d’interroger en quoi la clinique d’un addict au jeu ou au sexe diffèrerait de celle d’un toxicomane à l’époque classique, ce que nous faisons dans nos Conversations mensuelles par exemple, ce que nous allons faire au cours de cette journée. Mais nous nous consacrerons aussi tout simplement à témoigner avec authenticité de nos pratiques afin de dépasser l’idéologie qui risquerait, sans ce lien avec le réel de la clinique, d’instaurer, à la place d’une action raisonnée, de nouvelles utopies.
En ce début de XXIè siècle, nous nous trouvons en paix, finalement, avec les termes de la loi de 2002 qui a introduit, dans notre champ, les droits des usagers. Nous sommes en effet entrés dans cette ère nouvelle passionnante qui a vu le savoir du maître et la clinique ancienne basculer comme des idoles déchues, au profit du savoir singulier de chacun. La psychanalyse peut sans mal y reconnaître sa part de responsabilité, même si elle est l’effet des mêmes causes, et elle permet aux praticiens qui y sont formés, d’inventer des pratiques nouvelles à-partir des dires de chacun. Nous aurons ainsi la joie d’accueillir tout à l’heure Fabrice Olivet, ex-usager de drogues, directeur de l’association ASUD, Auto-Support des Usagers de Drogues, historien – même s’il préfère le titre d’écrivain et polémiste. Il a écrit en 2011 un ouvrage que je vous recommande : La question métisse.
Dans cet ouvrage savant et documenté, il veut entrevoir dans le métissage une promesse de fusion porteuse d’harmonie et de réconciliation. Fabrice Olivet nous confiait récemment la remarquable substitution qu’avait constitué l’écriture de ce livre dans le moment même où il avait pu arrêter la méthadone. Passé dans un premier temps par la postcure de Reims après sa rencontre avec la psychanalyse, Fabrice Olivet a pu construire sa solution sur mesure dans un deuxième temps par l’écriture de son livre. Il a construit cet ouvrage comme un pont jeté par-dessus le réel d’une abjection primordiale : celle provoquée par la transmission de la seule couleur de peau de son père, un imaginaire sans paroles livré ainsi sans défense au racisme. Fabrice Olivet illustre de façon frappante, me semble-t-il, l’assertion d’Éric Laurent selon laquelle la toxicomanie serait « l’autre face du racisme » (Revue Quarto n°42, 1990) Dans sa situation, la promesse de fusion qu’il appelle n’est pas sans rappeler l’aspiration à l’unification de certaines formes de toxicomanie. Il estime d’ailleurs, à juste titre, que les problèmes identitaires dominent dans ces problématiques. En cherchant à cerner, par son travail, un réel indicible, celui de la race dans la culture, qui indexe une marque d’infamie redoublée par la non appartenance des métisses à aucune communauté, Fabrice Olivet a écrit bien plus qu’un livre d’histoire, ce pourquoi il en réfute le titre : il a écrit un hommage aux idéaux universalistes issus de la révolution française ainsi qu’une relecture personnelle qui transmute sa thèse en lettre. C’est une lettre aux français mais aussi une lettre à la France tentée par les crispations identitaires. Et c’est surtout une lettre d’amour qui réunit donc toutes les modalités de la lettre dans ce qu’elle forme de littoral avec le réel qui lui était insupportable. Ce pourquoi son livre a constitué pour lui, j’en fais l’hypothèse, une véritable naissance au monde.La construction de son ouvrage constitue-t-elle pour autant un modèle du traitement possible de problématiques similaires ? Bien sûr que non. Car de Fabrice Olivet, il n’y en n’a qu’un. Mais nous suivrons à cet égard le conseil que le Dr Lacan donnait à son propre endroit : « faites comme moi, ne m’imitez pas ». Faire comme Fabrice Olivet, c’est permettre à chacun de construire ce pont vers la nécessaire réinvention de lui-même afin de se sortir des limbes.
Notre nouvelle ère qui a des aspects de massification apporte aussi donc, avec la psychanalyse, le remède à la massification. Comme le dit le poète Hölderlin, « Là où croît le péril, là aussi croît ce qui sauve ». Foin du passéisme ! Foin du pessimisme ! Place à cet au-delà de la clinique qu’est le traitement au cas par cas qui définit nos pratiques. Nous sommes réunis ce jour pour témoigner de notre effort militant dans cette direction. Place à nos travaux !