Paysage avec l’enlèvement d’Europe, Hendrik van Minderhout, (vers 1630/1632–1696) – Musée des Beaux Arts de Rouen
Éditorial par Éric Taillandier
Le TyA, un symptôme
Près de 40 artisans du TyA d’Europe et d’Amérique latine étaient réunis sous la présidence de Judith Miller le 15 avril dernier au local de l’Ecole de la Cause freudienne à Paris. Chacun des participants a pu constater, au travers la simplicité et la vivacité des échanges en français et en espagnol, l’enthousiasme qui gagne le TyA de chaque côté de l’Atlantique. Son cœur bat au rythme des Conversations qui s’organisent. A tel point que Jean-Marc Josson propose d’établir « une carte » des villes du monde où le TyA se développe ou se consolide pour prendre la mesure de cet essor. A l’inverse, là où l’activité fléchit ou s’est arrêtée, Judith Miller rappelle « l’intérêt fondamental de cette application de la psychanalyse » et donc la nécessité de se rapprocher à nouveau des institutions locales. L’esprit du Champ freudien, c’est en effet de faire entendre et transmettre un discours qui fasse trou dans l’Autre social, pour y reloger du sujet… et du clinicien.
Dans cette même perspective mais côté publications, plusieurs points furent abordés. Le principe de permutation à l’œuvre au sein du Champ freudien doit s’appliquer pour la revue Pharmakon (qui en est à son 13ème numéro !). Son actuel responsable, Luis Dario Salamone, dont le travail a été vivement salué, va progressivement passer le relais à Elvira Dianno du TyA-Santa Fe qui fait déjà partie de la commission éditoriale actuelle. Un pas de plus devrait également être franchi prochainement : Luis Dario Salamone propose l’édition d’un recueil de textes fondateurs et fondamentaux pour l’orientation du TyA, dans le but de le diffuser largement lors de nos manifestations publiques. Éric Taillandier suggère qu’il soit travaillé des deux côtés de l’Atlantique puis traduit en français et en espagnol, afin de resserrer encore davantage les liens entre l’Europe et l’Amérique. Enfin, comme il n’existe pas pour le moment d’équivalent de la Lettre du TyA-Europe en Amérique, l’idée est de créer un outil de diffusion similaire en s’appuyant sur le modèle européen. Liliana Aguilar est chargée d’y travailler.
Enfin, la façon dont le TyA peut faire usage du signifiant « addiction » a été largement débattue. On sait que Jacques-Alain Miller a récemment épinglé de ce terme quelque chose qui ressort de la mécanique fondamentale du symptôme. On sait aussi que la notion d’addiction, véritable mode-de-jouir contemporain, se banalise et se répand un peu partout dans le monde. Les uns, plutôt partisans d’intégrer ce signifiant jusque dans le sigle même du TyA (pour le transformer en Toxicomanias y Addicciones par exemple), trouvent que cela donnerait au TyA une résonance plus importante dans le champ social où toxicomanie et alcoolisme tombent peu à peu en désuétude. Il semble que ce soit davantage une préoccupation européenne dans la mesure où l’addiction prend une place croissante dans le paysage politique et institutionnel actuel. Les autres, au-delà de la signification dusigle, s’interroge sur la façon de transmettre la spécificité de notre orientation, orientation qui relève avant tout du discours analytique lui-même dont il nous revient de garantir l’opérativité et le tranchant. « Une solution salamoniaque » consiste à dire que le TyA – Réseau du Champ freudien soit le nom général à partir duquel on puisse décliner la dénomination la plus appropriée dans chaque ville pour opérer les percées nécessaires. Mais, à défaut de prendre une décision ici et maintenant, Fabian Abraham Naparstek propose une ponctuation logique à ce débat lui-même : « Le changement de nom, c’est un problème politique, pas clinique. Notre difficulté à traduire ce sigle, ça pourrait être notre symptôme. Il faut bien avoir un symptôme, non ? Il y a là quelque chose qui ne fonctionne pas totalement ».
Zoom sur le TyA-Genève par Nelson Feldman
Le samedi 12 avril 2014 a eu lieu la 1ère Conversation du TyA à Genève, avec le soutien de l’Asreep-NLS, dans le Service d’Addictologie des Hôpitaux Universitaires de Genève. La présence nombreuse d’une soixantaine de personnes a rempli la salle.
En introduction, Nelson Feldman a souligné l’importance de former un groupe TyA en Suisse, pays où des expériences originales comme la prescription d’héroïne ou les salles de consommation ont vu le jour. Les concepts lacaniens sont d’un grand éclairage et sont d’actualité dans la clinique des addictions mais également pour la lecture de la réponse médicale et sociale face aux phénomènes touchant aux addictions, signifiant à travailler dans le TyA et qui recouvre un domaine de plus en plus vaste. Le concept de jouissance, notamment, tient une place centrale.
Fabián Naparstek, membre de l’EOL et fondateur du TyA à Buenos Aires, invité spécialement pour cet événement, a donné une conférence sur « l’essaim actuel de drogues et les métastases de jouissance ». Il a évoqué l’évolution historique de la consommation de substances et a précisé différentes modalités de traitement de la toxicomanie aux substances en s’appuyant sur les 4 versants du traitement proposés par Eric Laurent :
– Traitement par l’objet : comme dans la substitution aux opiacés par la méthadone ;
– Traitement par le savoir : en citant comme exemple les communautés thérapeutiques qui s’appuient sur la figure de l’ancien toxicomane et « sa sortie de la drogue » ;
– Traitement par le signifiant-maître et l’identification à un idéal, visé notamment dans les groupes tels que les Alcooliques Anonymes ;
– Traitement par le sujet proposé par la psychanalyse, qui laisse toute sa place au singulier de chacun, à la reconnaissance de la fonction subjective de la drogue et en travaillant une clinique structurelle au cas par cas.
Dans l’actualité, face à la multiplication des substances et des usages et l’omniprésence de la jouissance, la psychanalyse doit inventer des nouvelles façons d’accompagner les sujets, dans la direction du plus singulier.
Les deux présentations cliniques de Aikaterini Nteli et Thomas Rathelot, psychiatres travaillant au sein des HUG, ont permis de construire une clinique du cas par cas et d’engager une riche Conversation avec les participants. Ces cas ont permis de dégager certains points cruciaux dans la clinique de la toxicomanie :
– La fonction subjective de l’usage de substances, singulier à chaque fois ;
– L’importance de prendre la mesure de la structure clinique sous-jacente à la consommation de substances ; la sévérité des cas traités en institution a mis en relief l’importance d’une clinique de la psychose dans cette pratique ;
– Le travail par la parole proposé au sujet, appuyé par un désir de savoir qui a permis d’engager un travail d’orientation analytique lacanienne.
Ces présentations montrent l’importance de la présence dans les institutions des collègues formés dans cette orientation.
Jean- Marc Josson a introduit le TyA-Bruxelles et a rappelé le nombre de 15 Conversations qui ont déjà lieu à Bruxelles, avec une méthode de travail fondé sur l’enseignement à tirer de chaque cas. Il a également remarqué la série de cas de psychoses, très souvent abordés dans ces Conversations et qui illustrent la complexité des cas traités en institution. Il a présenté Enaden, institution orienté par la psychanalyse lacanienne et créée en 1982 à Bruxelles pour accueillir des sujets toxicomanes. Eric Taillandier a présenté le TyA-Rennes qui, depuis 9 ans, propose à un large public de réfléchir aux questions qui se posent autour des addictions lors de Conversations qui peuvent aller jusqu’à 200 participants. C’est un travail en réseau, les groupes TyA s’appuyant les uns sur les autres, dans l’idée que c’est « une clinique dure » à laquelle nous avons à faire, et qu’il s’agit aussi de « sortir les cliniciens de leur isolement ». Les titres des Conversations rappellent une pratique « réaliste » comme par exemple « l’urgence » ou « l’errance ».
Par ailleurs, Jean-Marc Josson, Fabián Naparstek et Eric Taillandier ont pu visiter les structures de prescription d’héroïne et la salle de consommation de drogues lors de leur passage à Genève.
Cette 1ère Conversation du TyA à Genève, qui s’est déroulé dans un climat de travail constructif, a constitué un grand pas en avant dans la constitution d’un groupe TyA en Suisse.
Renseignements : nelson.feldman@bluewin.ch
Et à Bruxelles, c’était comment ?
Retour sur la 15ème Conversation du TyA de Bruxelles, intitulée « Pratiques de parole », dont Céline Danloy et Nadine Page étaient cette fois les co-responsables. Elle a rassemblé le 18 janvier 2014 plus de 80 participants. Notre visée était de nous intéresser aux différentes modalités de la parole mises en œuvre dans les rencontres avec les patients toxicomanes, comme tentatives de réponse à l’usage parfois difficile, toujours particulier, de la parole dont témoignent les patients.
Introduction (extraits) par Nadine Page
S’intéresser à la manière dont on traite la parole, c’est en fait s’occuper de la manière dont on traite le patient puisque ce qui nous fait humain, c’est bien d’être traversé, habité par le langage. Dans les cas présentés, cela renvoie tout autant à la parole du patient qu’à celle de l’intervenant. Indissociables l’une de l’autre, c’est leur intrication que nous avons étudiée. Nous sommes partis de constats de notre travail clinique quotidien : la réticence de certains patients à parler ; à parler dans les lieux « prévus pour » (entretiens psy, groupes de parole) ; les effets parfois ravageants de la parole sur certains. Nous nous sommes demandés, à la suite de Jacques-Alain Miller, comment ces patients ont été accueillis dans le langage pour en arriver à traiter leur rapport à la vie, aux autres, au monde, à travers le prisme de la consommation d’un produit ? A quel usage de la parole ont-ils été introduits ?
Comme cliniciens, nous avons à être attentifs à tous ces petits signes, ces conséquences des prises de parole auxquelles nous invitons. Là se situe tout autant notre levier de travail que notre responsabilité. Ces petits signes, ces conséquences (une soudaine inertie, un moment d’angoisse, un passage à l’acte, tel l’appel au produit par exemple, ou au contraire un soulagement, un apaisement) disent quelque chose de nos pratiques, de nos interventions. Nous avons à apprendre à les lire. Pour certains, la parole actualise le réel de la chose : parler de leur consommation actualise le produit, le rend présent, là, tout de suite, massivement parfois. La parole échoue à opérer suffisamment son effet de symbolisation, c’est-à-dire de négativation du réel qu’elle devrait enserrer. Elle échoue à permettre à un sujet de se séparer de cette jouissance en trop. Dans d’autres cas, le sujet est comme happé, traversé par le langage qui l’emporte, il ne trouve pas comment s’en séparer, il manque du point d’où il pourrait s’en abstraire.
De ces constats que nous impose la clinique vient sans doute l’émergence, dans bien des institutions, de lieux de traitement différents de la parole ; des lieux où l’on n’invite pas une fois encore le patient à « se dire ». Non pas que l’on s’y refuse : mais le moment, la manière dont ces paroles sont accueillies sont attentivement réfléchis, mesurés. Activités manuelles, sportives, artistiques, culturelles, groupes de parole centrés sur les préoccupations de la vie quotidienne, sur le « comment faire », n’ont alors pas pour seul objectif d’être simplement occupationnels ou rééducatifs, mais visent à mettre en œuvre d’autres modalités de la parole, qui exposent moins le patient à l’expérience difficile, voire traumatisante de la parole, lorsqu’elle ne laisse pas d’autre recours que de se trouver épinglé, mortifié sous un signifiant, ou égaré dans leur fuite incessante. Des modalités de la parole qui l’invitent à se représenter autrement dans le monde, à s’inscrire différemment dans le lien. Des usages de la parole qui offrent de traiter autrement le réel qui envahit le sujet. Ces autres usages de la parole peuvent tout aussi bien se retrouver dans l’entretien psy « classique », selon la manière dont on le conduit.
En plus des trois intervenants, nous avons également le grand plaisir de recevoir, pour ouvrir cette Conversation, Natalia De Mello, artiste plasticienne, qui a une certaine expérience de la tenue d’ateliers artistiques en institution. Nous tenions à entendre aujourd’hui une autre voix que celle des cliniciens ; quelqu’un qui, alliant une proximité avec l’institution et l’horizon différent d’où elle vient, pouvait renouveler notre abord de l’usage d’activités artistiques en institution.
Quelques notes… par Jean-Marc Josson
Natalia De Melo, a ainsi rendu compte avec finesse de la façon dont elle a mis en place une activité artistique à l’Hébergement de Séjour court d’Enaden, de la manière dont elle a pénétré pas à pas l’espace de cette unité de soins et créé « un atelier artistique à l’image du lieu ». « L’artiste, dit-elle, met un lien entre le patient et le lieu ». Elle a relevé « la fierté de certains patients à réaliser une forme – une forme de parole », fierté qui contraste avec leur identification au déchet.
Trois cas cliniques ont ensuite été présentés et discutés. Dans le fil de cet exposé introductif, Thierry Van de Wijngaert (Initiative d’Habitations Protégées Prélude) a mis en évidence que la sculpture et la photographie ont permis à un résident de s’extraire du regard persécuteur de l’Autre et du laisser tomber dont il est l’objet. La temporalité propre à ces activités artistiques n’est peut-être pas étrangère à l’émergence d’un rapport dès lors plus pacifié à la parole. Le cas présenté par Joëlle Dubocquet (Centre de Consultation d’Enaden) a permis de dégager les conditions grâce auxquelles elle a pu introduire un patient incarcéré à la parole. Cette opération semble avoir été possible à partir d’un moment où elle s’est clairement positionnée à côté de lui, face à son Autre, elle et lui ne comprenant pas une réponse négative de l’administration de la prison à une demande de congé. Une conversation a alors pu s’engager, notamment à propos de quelques perspectives pour ce patient. Céline Danloy (Clinique psychiatrique Bonsecours) a présenté le cas d’une patiente dont la parole, peu lestée, tantôt la précipitait dans un état d’agitation, tantôt la plongeait dans un état d’abattement. A côté de plusieurs hospitalisations (chaque fois que c’était nécessaire), une série d’interventions très fines dans le cadre d’entretiens – « une chanson à la fois », dit notamment Céline quand la patiente débarque avec un paquet de morceaux de musique – ont permis à cette femme de modérer sa parole, de se construire un lien moins ténu à la vie elle-même… et de se passer de l’alcool.
A Web experience in Paris par Pierre Sidon
Nous avons la joie de vous faire part de la naissance du site du TyA-Grand Paris www.addicta.org. Vous y trouverez régulièrement les travaux de nos participants, les comptes-rendus de nos conversations ainsi que de nombreuses contributions au débat sur la clinique et la théorie en cours dans nos champs. Abonnez-vous pour recevoir, avec notre newsletter, les mises à jour régulières dusite. Bonne lecture !
Échos du TyA-América
El silencio de las drogas, un libro de Luis Dario Salamone
Fragmentos del prólogo por Eric Laurent
Le silence des drogues, un livre de Luis Dario Salamone
Extraits du prologue par Eric Laurent
Une dialectique existe entre ce qu’il est possible de dire sur et avec la drogue, et ce qui reste inatteignable. La drogue désinhibe, incite à dire et écrire, mais l’expérience de la drogue conserve en son cœur un silence. Le livre de Luis Darío Salamone explore cette dialectique de diverses manières. Il explore les silences dans leur variété…
Ce livre est le témoignage de l’effort de l’analyste pour être le partenaire d’un sujet qui connaît la mort subjective dans sa relation à cet étranger qu’est la drogue.
Salamone nous montre comment il réhumanise ces sujets en leur permettant l’accès à une autre forme de vie. Son livre nous fait partager sa fraternité avec ces exilés… Il y ajoute une sélection d’écrivains qui nous rappellent que l’écriture est une drogue avec laquelle il est si difficile de vivre… comme avec l’amour.
Après ce détour par les grands écrivains, il aborde l’expérience contemporaine de la drogue… Il témoigne alors de sa sensibilité à la singularité de ces sujets qui, de ne pas se soutenir facilement des limites du fantasme, ont une relation avec l’excès et l’infini. Nous nous perdons avec ceux-là, les accompagnant dans leur lutte pour la survie, pour mieux émerger, avec Luis Darío Salamone, un peuétourdits.
Traduction par Eric Taillandier
Flash spécial Coupe du Monde :
Judith Miller nous informe de la parution du 1er Bulletin du TyA-Brésil accessible en ligne à l’adressehttp://www.ebp.org.br/wp- content/uploads/2014/Boletim1. pdf.
Lettre du TyA-Europe n°46
Diffusée le 21 mai 2014