Pierre Sidon
Dès le premier week-end de son arrivée aux Appartements Thérapeutiques Résidentiels il annonce bruyamment son arrivée aux habitants de l’immeuble à trois heures du matin : passablement alcoolisé, il ne trouve pas son nom sur la porte de son nouvel appartement et sonne à toutes les portes demandant un téléphone parce qu’il a oublié le sien. Alerté le dimanche matin par le voisinage, le directeur de l’institution le convoque : « Venez m’expliquer ça, et apportez vos clés ». Il manque le rendez-vous, explique qu’il arrivera plus tard. On ne pourra le recevoir mais il pourra tout de même remettre les clés. Aux infirmières qui l’accueillent en cette fin de journée avec mission de réceptionner les clés de l’appartement, il demande, décomposé : « – Est-ce que je suis rayé de l’association ? » Son père vient de lui déclarer dans l’après-midi que, puisqu’il a raté le rendez-vous avec nous, il ne sera désormais plus « un point de chute » pour son fils et qu’en outre, il ne sera plus une domiciliation pour lui.
Son corps était accueilli, à 40 ans révolu, chez ses parents. Mais il craint que son nom ne soit rayé des listes. Et de partout parviennent les échos de la fragilité de cette inscription : il ne sait pas où il habite. Faute d’avoir « nul discours de quoi faire semblant, c’est-à-dire lien social » (Lacan), son corps anonyme traversé d’une jouissance amplifiée par l’alcool fait donc symptôme pour le corps social. Nous l’inscrivons dans notre institution mais nous mettons en quelque sorte son corps en Interruption de Séjour d’entrée de jeu. Dans cette passe d’armes inaugurale de la prise en charge, chacun joue son rôle, un rôle sérieux qui touche au réel. Nulle chance de déloger, si peu que ce soit, le sujet de sa place de déchet pour l’Autre sans un acte de coupure. Ici la coupure associe, à une inscription de son nom dans l’institution, un refus de son corps jouissant sans limite.
On est d’accord, de principe, après l’avoir revu, pour le réadmettre : il vient d’arriver, il a fait un faux-pas qui ne remet pas foncièrement en cause la possibilité de l’aider. Mais ses parents partent en congés et lui annoncent qu’ils ne lui permettront pas de rester dans leur appartement en son absence. Pour lui éviter la rue, à sa demande, on le réintègre donc dans son appartement en urgence sans que l’éducatrice ait pu faire connaissance avec lui. C’est la veille du week end suivant. Et c’est un week-end de trois jours.
Le jour de la reprise, l’immeuble est à-nouveau en émoi et le CSAPA reçoit plusieurs appels des voisins alertés par le comportement du résident : alcoolisé, durant la nuit,il a sonné à nouveau à la porte de plusieurs appartements de la cage d’escalier. Il n’aurait pas occupé son appartement de tout le week-end, n’y arrivant finalement, comme on a vu – c’est-à-dire plutôt la cage d’escalier – que la veille de la reprise. Quelle ironie à l’égard des professionnels qui, par souci d’humanité, ont fait diligence pour lui assurer un toit et une prise en charge ! Et quelle leçon sur les équivoques du bien !
Lisons cet extrait de la Recommandation de l’ANESM sur la bientraitance :
« Il est préconisé qu’un juste équilibre soit donc réfléchi par les professionnels et l’usager en tenant compte tout aussi bien des risques d’institutionnalisation des personnes accueillies trop longtemps, que des risques de rechute ou de précarisation très rapide des usagers dont l’accompagnement a été trop tôt interrompu. Il est préconisé également que toutes les formes de dispositifs transitoires et intermédiaires entre l’institutionnalisation complète et la sortie définitive soient étudiées et mises à profit pour accroître les chances de l’usager de retrouver une situation satisfaisante et pérenne pour lui après sa sortie de la structure. » Recommandation ANESM, p. 23.
« Un juste équilibre », préconise l’ANESM ? Eviter la précarisation ici, ç’aurait été, pour l’institution, risquer de perdre son crédit et sa capacité d’accueil : risque pris pour l’institution et pour ce résident en particulier. Il a fallu trancher. C’est un acte, professionnel, et comme tel, non évaluable.