Pierre Sidon
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable de neige
J’écris ton nom.
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom.
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom.
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Bientraitance.
Pauvre Eluard. Et pauvre liberté. En levant le nez récemment près de l’Eglise Saint Sulpice, j’ai eu l’œil attiré par un autre fronton : une inscription en lettres d’or en hébreu sur la tour : le tétragramme qui indexe le nom de Dieu dans la bible. C’est classique sur les édifices chrétiens : il y en a trente comme celles-là rien que dans Paris. Il est ici bien écrit non seulement à l’aide des consonnes mais aussi des voyelles qui ne figurent normalement pas dans le texte de la bible. Comme si l’on avait voulu aider à bien prononcer le nom de Yahvé, en évitant la métonymie inhérente, dans la religion juive, au caractère imprononçable du nom de Dieu. On évoque à ce propos une « théologie négative ». Dieu a pour propriété la sainteté, soit, en hébreu : kadosh, qui signifie aussi : séparé. L’homme est, par essence, séparé de Dieu : veut-il s’en rapprocher en écrivant son nom ? Peut-il s’approprier sa sainteté sans profaner, littéralement blasphémer ? Le Nom imprononçable, c’est celui-là auquel Lacan fait référence dans la première et dernière séance de son séminaire de 1963, Les Noms du Père. Etait-ce pour marquer, au contraire, l’importance de la parole de ce Dieu, du buisson qui parle, de la Chose freudienne qui parle : du trou dans le symbolique qui fait causer ?
Justice divine ici bas
La bientraitance, tel le buisson ardent qui est, selon Lacan, non seulement la voix, mais le corps même de Dieu, s’impose à nous par le biais de l’idéologie de l’Évaluation, dont Jacques-Alain Miller avait fait valoir dès 2003 la nature de jugement dernier descendu sur la terre comme une sorte de sécularisation du jugement de Dieu, hic et nunc. Eh bien l’Évaluation est entrée dans nos pratiques comme dans du beurre malgré les avertissements des Forums des psys qui se sont réunis dès 2003 contre l’ANAES et ses rejetons. Le peuple psy, comme le reste de la société commence à souffrir sérieusement de l’enflure de ces procédures mais il semble qu’on est encore loin de leur démantèlement. Peut-être est-on dans une configuration de type servitude consentie, à moins qu’il ne s’agisse du couple sadomasochiste.
L’Idée s’est faite chair depuis dans le corps des agences indépendantes d’évaluation, HAS et ANESM qui, par le biais desdites « recommandations » tentent de s’imposer par la force des évaluations, accréditations et certifications dans les pratiques. Lors de la première évaluation externe du CSAPA dont j’assume la responsabilité, une des deux anges visiteurs, une charmante jeune femme tout ce qu’il y a de plus intelligent et compréhensif m’a suggéré doucement, sans acrimonie aucune : « – Ce serait bien que vous ayez la recommandation sur la Bientraitance sur la table lors de vos réunions ». Le rapport final d’évaluation, daté de mars 2014, notait avec cohérence : « les professionnels du CSAPA ne sont pas suffisamment sensibilisés à la promotion de la bientraitance et à la prévention de la maltraitance. » J’avais certes bataillé depuis plus de quatre ans pour que l’institution tienne debout, qu’elle regagne la confiance des partenaires qui ne lui adressaient plus de patients après quelques passages à l’acte retentissants dont un suicide d’un des patients dont ils lui avaient confié la destinée et à qui l’on avait cru bon de conseiller de renouer avec ses enfants. L’échec de ce renouage bienveillamment conseillé des éducateurs, et pris au pied de la lettre par le résident en question, avait mené ce malheureux au désespoir le plus radical. J’ai donc travaillé à ce que chacun retrouve une fonction en rapport avec sa formation et ses compétences et qu’aucune décision ne soit prise par des acteurs qui ne sauraient en assumer les conséquences. Mais, malheureux de nous, nous n’avions pas encore l’idée de la bientraitance. Appelé à faire des remarques sur le rapport d’évaluation, j’ai décliné, remercié l’organisme évaluateur et annoncé que nous tiendrions le plus grand compte de leurs remarques à l’avenir. Il n’était pas question pour moi de discuter plus longtemps avec eux et j’avais d’ailleurs pu éprouver au cours même du processus de l’évaluation qu’il était parfois impossible de leur faire, sinon accepter, du moins comprendre les raisons de notre action : il aurait fallu les former, pour qu’ils puissent nous évaluer : et tout ça au lieu de travailler… Reste que nous sommes maintenant dans le temps de la réponse et du travail demandé. Et publiquement. Nous nous saisissons à présent du mot sur lequel repose désormais l’évaluation qui conditionne le renouvellement de l’autorisation administrative de notre institution. Qu’instille peu à peu dans nos esprits ce mot de bientraitance ? Comment conditionne-t-il nos pratiques ? Sait-il même à quoi il nous expose et la société avec lui ?
À distance de mon flegme initial dans ma réponse à l’évaluation de notre institution, j’avoue que j’ai ressenti à retardement comme un début de sentiment d’humiliation. Si je ne l’ai pas ressenti sur le moment c’est probablement que j’étais sous un certain charme, certainement le charme d’être garroté par la délicieuse évaluatrice. Sont-elles castées comme des présentatrices télé pour qu’au-lieu des affres de l’étouffement vous vous laissiez doucement aller aux délices de la mort ? J’aurais dû me boucher les yeux et les oreilles et m’attacher solidement au mât. Elle était certes charmante et intelligente mais oser suggérer à un professionnel sérieusement diplômé, aguerri, au travail sur les textes jour et nuit, en analyse et en contrôle depuis des décennies, bardé de travaux et en charge d’une institution depuis des années… Bref : substituer à tout cela les 47 modestes pages de la recommandation de l’ANESM… Quel aplomb ! La Recommandation comme bible trônant sur la table : n’est-ce pas assez dire que nous ne sommes plus chez nous ? Que nous ne sommes plus que les hôtes accueillis avec mansuétude mais vigilance dans la grande maison de l’Évaluation ?
Car la prise en compte des victimes de la maltraitance institutionnelle passe, depuis la fin du XXème siècle, par un traitement nouveau. Celui-ci est préventif. Il a suscité, en France, la création d’un néologisme : bientraitance. Le terme fait son apparition en tant que mot composé – bien-traitance – en 1997 sous la plume de Marie-Jeanne Reichen, psychologue au bureau Enfance et famille du Ministère des Affaires sociales dans le cadre du comité de pilotage ministériel de l’opération pouponnières initiée par Simone Veil dans les années 80. Marie Garrigue Abgrall rappelle [1] que ce comité fut créé à la suite du film choc Enfants en pouponnière demandent assistance [2]. On ne sait pas si l’on doit rire ou pleurer aujourd’hui lorsqu’on voit le terme nous être proposé, et même imposé, à propos de la prise en charge de vieux toxicomanes endurcis… Est-ce le signe qu’ « il n’y a plus de grandes personnes », comme le dit l’abbé des Glières cité par Malraux dans ses Antimémoires et repris par Lacan ?
Le pavage des bonnes intentions
Dans la Recommandation de l’ANESM [3], on peut lire que « le choix du thème de la bientraitance […] relève de la volonté d’aborder les pratiques professionnelles sous un angle positif. » Positif, soit : prévenir la faute pour éviter les sanctions. En matière de volonté, on peut donc parler ici d’une bonne volonté, d’une bonne intention. Il s’agit, en l’occurrence, de « recommandations ». Elles sont amenées à s’améliorer sans cesse. Et il s’agit aussi de leur évaluation, appelée à se renouveler à l’infini de même. Ce rajout opère donc une mutation du binaire : compétence/sanction des erreurs, en binaire : recommandations/évaluation. Soit, comme l’ont épinglé Miller et Milner, du passage du régime de la loi qui sanctionne, au régime du contrat qui prescrit [4]. Le Maître moderne, affaibli et endetté, voit son pouvoir régalien laisser place à un discours sur le bonheur, comme l’annonçait Saint Just. Mais dans ce changement de régime, c’est un regard inquisiteur et une voix méchante que l’on greffe en chacun : « La bienveillance, dit la Recommandation, se situe au-niveau de l’intention des personnels. [5] »
Ainsi prescrit-t-on une ascèse et une méditation : « chaque jour j’identifie les besoins et capacités de chacun (afin de lui apporter une réponse adaptée) »[6] ainsi que l’examen de conscience : « lors de la pause de chaque équipe, les professionnels ont instauré une minute d’interrogation collective : qu’est-ce qui vous a marqué ce matin lors de l’accompagnement, des soins parmi les usagers de votre secteur ? »[7] Ce catéchisme n’est pas seulement naïf : il maquille le désir singulier qui anime les professionnels, celui à l’origine aussi de leurs erreurs, et rend impossible de pouvoir les analyser et les prévenir individuellement.
Enfer de l’illimité
Ainsi les soignants témoignent-ils massivement, dans la pratique quotidienne et dans les études qui leurs sont consacrées « de l’expression d’un simple scepticisme jusqu’à celle d’un rejet sans compromis »[8], comme l’explique Catherine Déliot, philosophe et formatrice. Elle rapporte ce phénomène au pouvoir illocutoire du terme : « l’inscription de la bientraitance dans le manuel de la certification (…) insinue que le soin est une pratique potentiellement malveillante, et les soignants une population potentiellement dangereuse. » [9] « La tension entre la volonté des professionnels d’adapter au mieux leur pratique aux exigences du soin et l’obligation qui leur est faite d’agir pour respecter une grille d’évaluation ou éviter le soupçon de maltraitance est cause de souffrance », explique pour sa part le Dr Patrick Karcher, gériatre. Ainsi la bientraitance recherchée pour les soignés finit-elle par conduire à une maltraitance des soignants. » [10] C’est aussi ce que signale Pascale Molinier, psychologue et professeur à Paris 13-Villetaneuse et qui a été pourtant consultée comme expert pour la Recommandation. Elle écrit pour sa part qu’il y a un écart entre le travail prescrit, dont relève la bientraitance, et le travail réel, qui serait, lui, empreint de care : « la perspective du care comprend […] une visée éthique et politique radicale : le bien-être des uns ne devrait pas reposer sur la corvéabilité des autres. On ne peut parler de care qu’à-partir du moment où il existe un monde commun vivable pour tous. » [11]
Résultat, selon Christophe Dejours : « on aboutit ainsi dans le travail prescrit à des promesses de satisfaction totale ignorant les limites physiologiques, organisationnelles et psychiques d’un « engagement [qui] est illimité mais exigible. » [12]
« La démocratie, commentait Jean-Claude Milner, est désormais entrée dans l’ère de l’illimité. Du coup elle est devenue le lieu géométrique du contrat. » [13]
De nouvelles victimes
De plus, le terme de bientraitance introduit, toujours selon Catherine Déliot, une nouvelle division du travail, une division intellectuelle cette fois, celle « qui distingue activité technique et activité morale. » [14] Et c’est bien dans le registre moral que s’insinue cette nouvelle dimension illimitée : il s’agit de la dimension de la faute imputée a priori aux personnels. Ce renforcement de l’Idéal par la bientraitance impute donc littéralement la responsabilité du réel auquel ils ont affaire – la souffrance et la mort – aux personnels chargés de le supporter, provoquant au passage autodévalorisation et indignité. On comprend pourquoi Jacques-Alain Miller a qualifié l’Évaluation de « pratique perverse ». Mais que deviendront ces travailleurs de la santé, victimes avec leurs patients, de la bientraitance ? Faudra-t-il qu’ils émargent au rang d’« usagers » à leur tour pour avoir doit à la bientraitance dont ils sont les victimes collatérales ? Et quels professionnels s’occuperont d’eux ?
Mais les répercussions systémiques de cette idéologie sur le fonctionnement institutionnel ne sont pas moins graves : en plus de la méditation silencieuse et de l’examen de conscience, on nous suggère amicalement de poser le « Manuel » de bientraitance sur la table de nos synthèses cliniques, d’installer des commissions d’éthique, de pilotage, d’auto-évaluation, de rédiger des chartes et d’organiser des groupes de suivi… [15] A lire la Recommandation de l’ANESM, on comprend que l’on n’a pas voulu suggérer que notre CSAPA ne serait pas bientraitant, encore moins maltraitant. Il ne s’agit évidemment pas de ça mais que nous n’avons pas été bientraitant avec l’ANESM. Les recommandations enfoncent, pour nous, des portes ouvertes. Disons-le tout net : nous n’avons pas dansé la « danse de l’évaluation », comme l’exprime Jacques-Alain Miller, selon toutes les règles : il eût fallut au-moins commander le manuel et le laisser en évidence sur la table.
Des petites institutions militantes n’hésitent plus désormais à témoigner, dans leurs rapports d’activité, de l’impossibilité de recevoir de nouveaux patients à cause des procédures d’évaluation [16]. Certaines, valeureuses et anciennes sont asphyxiées et doivent se regrouper pour mutualiser les saignées de cette activité parasite. Enfin, une armée d’administratifs entre en maîtres dans les institutions au détriment des personnels soignants.
Comment en est-on arrivé là ?
Il ne s’agit pas seulement de constater et déplorer : il faut en outre comprendre.
Dans l’ouvrage Faut-il avoir peur de la bientraitance ? (cf. supra), l’interprétation à plusieurs voix du symptôme que constitue cette novlangue managériale porte sur l’instauration, par le mode performatif, d’un discours de domination [17]. On y trouvera références à Foucault, Butler lectrice d’Austin, Bourdieu dans sa lecture critique des philosophies du langage [18] même si nous regrettons, notamment chez ce dernier, cette pointe de rejet de la causalité à l’extérieur des structures du langage, sur ladite « Société » – dont Lacan a douté au point d’y substituer le syntagme « lien social ».
Pierre Bourdieu
Nous suivons, avec Jacques-Alain Miller, Lacan sur ce point : « Le lien social selon Lacan est conçu comme un rapport de domination, un rapport de dominant à dominé. » [19] Mais nous préférerons, à la déploration bourdieusienne et au binaire en question, la construction lacanienne des quatre discours qui fait valoir une plus grande complexité : la rotation des places et des agents dans cette théorisation autorise la conceptualisation de plusieurs types de liens sociaux, leur délitement par le capitalisme, leur entrelacs complexes dans des procédures combinatoires ouvertes à l’action psychanalytique, individuelle et dans la société (« l’action lacanienne » dérivée par Jacques-Alain Miller de l’acte analytique – nous aurons l’occasion d’y revenir). Car ne retrouve-t-on pas en miroir, dans cette critique de la domination, la même sorte d’enfermement qui semble caractériser le rapport professionnels-évaluation qu’on a cru distinguer tout au long de ce travail ?
L’évaluation semble être venue insérer un coin dans une autonomie, elle-même représentée – tout comme « la bientraitance » – par un signifiant unaire : celui qui a pour nom : « les soignants » ou « le soin ». On retrouve des traces de cette autonomie dans le discours, par exemple, d’un Bruno Ambroise : « l’idée de la transmission des savoir-faire soignants dans l’immanence de la pratique présente des motifs communs avec les modalités du développement de la pensée morale mises au jour par les éthiques du care, selon lesquelles « les seuls concepts moraux objectifs sont ceux qui sont issus d’une forme de vie partagée. » » [20] L’auteur éprouve le besoin de préciser qu’il ne s’agit pas ici d’« autonomie ». Dénégation en effet car cette notion d’une « immanence de la pratique » du soin ne laisse pas d’évoquer la belle âme hégélienne ou l’éthique des bonnes intentions.
Quoi d’étonnant, dès lors, que les pouvoirs publics se soient émus d’une telle autonomie aux résultats contrastés ? Et si à cette première morale toute emplie d’elle-même a répondu une deuxième non moins idéaliste, il nous apparaît qu’elle est venue tenter d’introduire un tiers dans une autonomie dangereuse. Cette idéologie, pour insupportable et pire que le mal qu’elle puisse être, nous l’interprétons comme une tentative de décompléter le monde clôt du « soin ». L’opposition de la bientraitance au care est donc trompeuse car il s’agit en fait de la même, en miroir : celle d’une idéologie naïve du bien, qu’elle prenne forme dans le soin ou dans le cognitivo-comportementalisme administratif. Elle fait donc apparaître, en filigrane, un binaire : solo/institution.
Au secours de la société
Ce binaire apparaît explicitement ou se déduit d’une grande partie de la littérature sur le sujet [21] et nous conduit à l’hypothèse d’un délitement du concept d’institution à l’ère du « grand désordre dans le réel » [22]. Peut-être les institutions ne sont-elles plus que des institutions fantômes comme les villes du même nom et leurs personnels sont-ils laissés aux bons soins de recommandations administratives prêtes-à-porter, soit d’une une gestion comptable sans « discours de quoi faire lien social » [23].
« Déployer une politique de bientraitance s’inscrit dans un changement culturel » [24], annonce l’ANESM. Au vu des dégâts déjà causés par l’Évaluation, on peut penser que le rédacteur ne s’est simplement pas autorisé à écrire le bout de sa pensée en censurant le syntagme de « révolution culturelle ». Celle-ci, comme toutes les révolutions culturelles, annonce le pire. Des pouponnières à l’ensemble du champ social, la bientraitance confère généreusement à l’ensemble de la société la qualité de fragilité et de dépendance qui en fait potentiellement des victimes. Et pour pouvoir atteindre l’objectif zéro victime comme dans le cauchemar de Philippe K. Dick [25], elle nous fait tous entrer, non pas seulement dans l’ère de l’« enfant généralisé » prophétisé par Lacan en 1967, mais dans celle de l’enfant généralisé maltraité. Nous pouvons éviter cela : il ne faut pas abandonner les institutions à ce triste destin, car c’est aussi celui de la société dans son ensemble. Le traitement d’un psychanalyste s’applique aussi en institution : c’est celui qui va à rebours de l’Idéal pour supporter le réel.
Le secret des institutions
Écrire la bientraitance, c’est écrire en effet un commandement, qui va littéralement jusqu’à l’affection de l’usager considéré comme son prochain. C’est un commandement qui a tout à voir – et la référence de l’ANESM à Paul Ricoeur est à ce propos très significative – avec le commandement chrétien. In fine la Bientraitance est un commandement d’amour. Quelles conséquences ?
Paul Ricoeur
Éric Laurent rappelle à ce propos la remarque de Freud : « Si l’on est catholique, la loi s’incarne dans l’amour, qui a voulu remplacer tous ces règlements pesants par un seul commandement, l’amour du prochain, dont Freud a montré avec cette ironie ravageante dont il avait le secret que les massacres n’ont jamais été aussi florissants qu’à partir du moment où a été émis le commandement d’aimer son prochain au sein de l’empire Romain à une mauvaise période de son histoire. » [26] Quant au type d’amour convoqué, l’ANESM prend aussi une référence majeure dans l’œuvre de Winnicott et sa mère suffisamment bonne. Nous trouverons encore chez Eric Laurent cette référence ainsi commentée :
« De la mère il [Lacan] note qu’il faut que les soins portent la marque d’un intérêt particularisé. La particularité du soin de la mère fait écho au Nom-du-père. Lacan ne recule pas devant la question de ce en quoi elle est mauvaise quand il dit « fût-ce par la voie de ses propres manques ». Il ne faut pas que la mère soit suffisamment bonne, selon la formule de Winnicott, mais suffisamment mauvaise. Lacan est plus lucide. Madame Winnicott disait elle-même de Winnicott qu’il souffrait d’un délire de bienveillance. Ce n’est pas faux quand on voit à l’occasion la façon dont il marque la place de la mère. Cette formule de « la mère suffisamment bonne » est frappée au coin du réalisme anglais, incontestablement, mais il faut faire un pas supplémentaire et concevoir que la mère transmet aussi quelque chose en étant suffisamment mauvaise. » Suffisamment mauvaise pourquoi ? Pour ne pas être idéale. Le pire, c’est la mère idéale.
Donald Woods Winnicott
La mère idéale, il y en a des exemples, bien entendu; il n’y en a que trop. Il y en a un dans la littérature qui a été analysé par Lacan, c’est la mère d’André Gide, impeccable, vêtue de noir, toute dévouée à son fils, qui a soutenu sa maison quand le mari est mort, qui est restée avec les enfants sur les bras. Ce que cela a produit : un dégoût du désir chez l’enfant et la recherche d’une issue dont on sait qu’elle fut complexe face à cette mère de l’idéal. Tout ce qui pourrait réduire la mère à une fonction idéale produit des effets catastrophiques. Ce qu’il s’agit de saisir, pour nous, c’est la particularité de l’enfant, non pas dans son rapport avec l’idéal maternel, mais dans la façon dont il a été, pour la mère, objet. Lacan dit qu’une mère est nécessaire pour cela. Une mère est essentielle en tant qu’elle fait obstacle à la mère idéale. Ce qui fait le danger de toutes les communautés — qu’elles soient des institutions, qu’elles soient utopiques, qu’elles se veuillent à caractère idéologique, qu’elles se veuillent à idéologie progressiste ou réactionnaire… — c’est qu’elles fonctionnent à coup d’idéaux et qu’on essaie précisément de mettre au point des mères en tant qu’elles pourraient tout pour tous. Ce que la psychanalyse doit donner comme but à une institution, c’est sûrement d’instaurer partout la particularité contre l’idéal. » [27]
Éric Laurent
Nous nous orientons de cette éthique, ne laissant jamais nos équipes « soignantes » ou « éducatives » seules dans un face à face mortel avec les patients ou usagers. L’éthique, à l’ère de la globalisation, nous dit encore Antonio Di Ciccia, est l’éthique du discours » [28] car il n’y a que des jouissances singulières, qu’elles fussent phalliques, autre ou mystique et qui exigent de nos institutions des dispositifs inventifs et sur mesure. Nous suivrons aussi précisément une autre indication d’Éric Laurent [29], bien illustrée par Ricardo Schabelman [30] selon laquelle l’action psychanalytique en institution produit une sorte d’« effacement » de l’institution pour laisser place à l’invention. Effacement de l’institution par des cliniciens formés : oui, par des guides de recommandation de 47 pages : non. Et aucun guide ne saurait remplacer des personnels suffisants en nombre et en formation. Car l’action clinique sur mesure, nulle Bientraitance ne saurait nous la prescrire, mais elle peut nous empêcher de les mettre en œuvre.
Combattre le mal par le bien (ce que recommande Paul : « continue à vaincre le mal par le bien« (Romains 12:21)), est-ce la même chose que de le combattre par Dieu ? Cette bascule n’évoque-t-elle pas celle du Jugement ici bas évoquée au début ? Quoi qu’il en soit, comment prendre en compte, mesurer et traiter, dès lors, le trébuchement habituel du discours, les bégaiements réguliers de l’acte, lorsqu’il sont humains, s’ils ont été, dès avant même, dans le processus d’idéalisation en cause, sanctionnés comme maltraitance ? Qui les avouera dans une évaluation mortifère amenée à se substituer à une tendre supervision ? Serons-nous tous des maltraitants en puissance à surveiller là où nous étions tous, comme nos patients, aux prises avec le réel implacable, de simples malheureux ? Au fond, le problème rappelle le fameux dire de Lacan : « Un catholique vraiment formé dans le catholicisme est inanalysable » [31]. Une institution transformée par la pratique de la bientraitance sera-t-elle en effet jamais plus capable de prendre en compte, traiter et prévenir ses inévitables ratés ?
C’est pourquoi, nous ne substituerons pas, à notre action, une auto-évaluation. Pas plus que nous ne suivrons la Haute Autorité en Santé lorsqu’elle suggère, quant à elle, que l’on pourrait, sur ce thème, « impulser une démarche qui fédère votre équipe autour d’une réflexion sur le contenu du travail, les pratiques, les organisations, la place du patient dans la prise charge, et les conditions de travail » [32]. Nous déclinons toutes ces offres avec politesse et les invitons à bien vouloir considérer l’étendue de nos activités, références, contenus de diplômes, écoles, séminaires, et publications qui témoignent de nos pratiques cliniques, de leur éthique et de leur contrôle. Nous ne leur substituerons donc pas quelque procédure que ce soit de cette religion laïque bureaucratique délirante, invasive et mortelle et nous appelons tous nos collègues à faire de même avant, vraiment, qu’il soit trop tard.
Lire aussi : la bientraitance entre dans le Petit Larousse >
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[1] Garrigue Abgrall M. « La bientraitance, du concept à la pratique », in Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, de Boek Etem, 2013.
[2] Rapoport D., Lévy J., Ministère de la Santé , ANCE , SFRS-CERIMES, 1978. http://www.canal-u.tv/video/cerimes/enfants_en_pouponnieres_demandent_assistance.10275
[3] Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico‐sociaux, La bientraitance : définition et repères pour la mise en œuvre la recommandation bientraitance, 2008.
[4] Miller J.-A., Milner J.-C. Voulez-vous être évalués ?, Grasset 2004.
[5] Ibid. p. 12.
[6] http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2012-10/bientraitance_-_epp.pdf
[7] Les principes de bientraitance : déclinaison d’une charte, Réseau Bas-Normand / REQUA, HAS, Oct. 2012. https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&cad=rja&uact=8&ved=0CDMQFjAA&url=http%3A%2F%2Fwww.has-sante.fr%2Fportail%2Fjcms%2Fc_1322043&ei=TE6LU6veHeq00wXajYCIAg&usg=AFQjCNGu-nQniKdohxwBLxxO4DWuZ3Ed-A&sig2=dpXxU9xj5kEzNOuTu4hUHQ&bvm=bv.67720277,d.d2k
[8] Déliot C. « Bientraitance, puissance idéologique du discours », in Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, de Boek Etem, 2013, p. 53.
[9] Ibid. p. 55.
[10] Karcher P., « Bientraitance en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EPHAD) : histoire d’un malentendu », in Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, de Boek Etem, 2013, p. 52.
[11] Molinier P., « Pourquoi le care n’est-il pas bientraitant ? », in Faut-il avoir peur de la bientraitance ?, de Boek Etem, 2013, p. 32.
[12] Dejours C. Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, Paris, 1998, p. 30.
[13] Miller J.-A., Milner J.-C. Voulez-vous être évalués ?, Grasset 2004, p. 20.
[14] Ibid. p. 56.
[15] Je raconte mon expérience de l’Évaluation plus en détail sur le site du TyA-Envers de Paris : https://addicta.org/2014/06/01/bientraitance-jecris-ton-nom/
[16] « La vacance des postes d’accueillantes et de médecin addictologue et la conduite de l’évaluation interne nous ont contraints à ne plus engager de nouveau suivi sur la quasi-totalité́ de l’année. » Association Ressources, Rapport d’activité 2013. http://www.associationressources.org/rapport/2013/RA%202013%20-%20Cahier%201%20-%20CSAPA.pdf
[17] Voir notamment Deliot C., Id. p. 57, Weber C., p. 25.
[18] Bourdieu P., Langage et pouvoir symbolique, Points Essais, Le Seuil, 2001.
[19] Miller J.-A., « Psychanalyse et société », Quarto n° 83, La psychanalyse et la mégère modernité, Bruxelles, Jan. 2005, p. 9.
[20] Ambroise B., « Réalisme moral et éthique du care », in Paperman P., Laugier S. (dir.), Le Souci des autres, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 2006.
[21] Par exemple : « Ethique de la responsabilité et éthique du « care » : quelles logiques pour fonder une éthique de l’intervention sociale ? », Ward J., Vie Sociale n° 3, 2009.
[22] Miller J.-A., « le réel au XXIè siècle », Lacan Quotidien, n° 216, 28.05.2012. http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2012/05/LQ-2163.pdf
[23] Lacan J., « la troisième », Intervention au Congrès de Rome, Lettres de l’Ecole freudienne, n°16, 1975.
[24] ANESM, Le déploiement de la bientraitance, Guide à destination des professionnels
en établissements de santé et EHPAD, Groupe Bientraitance FORAP-HAS, Mai 2012. http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2012-10/bientraitance_-_rapport.pdf
[25] Dick K. P., The Minority report, 1956.
[26] LAURENT E., Institution du fantasme, fantasmes de l’institution, Conférence du 17 octobre 1991 à l’Ecole de la Cause freudienne, parue dans Les feuillets du Courtil online, 2003. https://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&cad=rja&uact=8&ved=0CDMQFjAA&url=http%3A%2F%2Fwww.courtil.be%2Ffeuillets%2FPDF%2FLaurent-f4.pdf&ei=IlyLU6mVCaSb0AXM84HIAw&usg=AFQjCNEHSRZwH08cO3MHTHpKirXAO5C5hA&sig2=hM_zPfrAv2Z4GcVhfD699w&bvm=bv.67720277,d.d2k
[27] Ibid. p. 7
[28] Di Ciaccia A., « L’éthique à l’ère de la globalisation », Mental, n° 11, déc. 2002.
[29] Laurent É., « Acte et institution », LLM n°211, 9.2002, pp.25-29.
[30] Schabelman R., « une façon de faire avec l’institution », in Mental, La santé mentale existe-t-elle ?, n°27/28, p 503.
[31] AUBERT Jacques, » Sur James Joyce « , Mélanges, Analytica N°4, 1992, pp 3-18. On lira à ce propos le commentaire formidable de Bernard SEYNHAEVE, « J’étais un catholique« , La Cause freudienne, 06/2009, n° n°71. – p. 186-190
[32] Site de la HAS : http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_915130/fr/promotion-de-la-bientraitance