Luis Iriarte Perez
1) Approche médico-toxicologique
Considérons ce qui été développé par notre collègue Mathilde Braun quant au concept de l’addiction : cela reprend les théorisations du Dr. Olievenstein telles qu’elles apparaissent sur le site de l’ARS (Agence Régionale de Santé) : c’est « la rencontre entre un produit, un individu et un contexte socio-culturel ». À-partir de là nous nous demandons comment comprendre les effets qu’un toxique provoque.
Avant de répondre à la question, nous pouvons examiner chacun des éléments que comporte ladite définition. Ces trois éléments, nécessaires pour définir une addiction depuis cette perspective, évoquent très clairement la triade épidémiologique telle que prise en considération en médecine pour expliquer l’apparition d’une maladie : agent-hôte-environnement[1].
Si nous prenons en considération ce schéma médical pour faire référence à la consommation de drogues, il faut définir chaque élément. Par l’agent on distinguera la drogue comme telle (cocaïne, marijuana, héroïne, entre autres), par l’hôte, le consommateur et par l’environnement, les circonstances qui entourent la consommation, c’est-à-dire, les situations qui ont déterminé l’addiction.
Une fois le schéma agent-hôte-environnement défini, comment peut-on comprendre les effets toxiques à-partir de cette perspective ? Selon l’élément auquel on accorde plus d’importance, les interprétations sur lesdits effets peuvent changer. Si l’on attribue plus d’importance à l’agent, les effets de la consommation de drogues seraient uniquement vus comme une simple conséquence du produit consommé. Ceci pourrait se formuler de la manière suivante : il y aurait une altération dans l’organisme causé par la consommation d’une substance toxique. Dans cette perspective, se placerait une des classifications traditionnelles des drogues où les effets principaux d’une substance sont pris en compte pour faire la distinction entre : a) Drogues stimulants, b) Drogues dépresseurs et c) Drogues hallucinogènes.
D’autre part, quand on donne plus d’importance à l’hôte, c’est-à-dire au consommateur, le comportement addictif et ses effets seront interprétés comme un symptôme. Autrement dit, ce comportement s’expliquerait comme la solution que l’individu a trouvée face à un problème déterminé. Pour cela, on pourrait isoler, au niveau des effets obtenus par la consommation, la réponse que le sujet a créée face à une impasse.
Finalement, si l’on s’intéresse plutôt à l’environnement, les circonstances environnantes du consommateur sont mises en valeur. Par exemple, de ce point de vue, les effets du toxique seront perçus comme une des conséquences subies par quelqu’un provenant d’une ambiance précaire au niveau de l’éducation, du travail, du logement, etc. À-partir de cette perspective, la personne reste à la place d’une victime du contexte auquel elle appartient.
2) Approche psychanalytique
Au contraire de l’approche médico-toxicologique, où le schéma agent-hôte-environnement est pris en considération, dans la perspective psychanalytique on considère deux aspects fondamentaux liés aux addictions et à ses effets chez l’individu. Ces deux aspects apparaissent déjà dans une référence que Freud a faite, en 1897, à propos des addictions[2]. À ce moment-là, Freud expliquait que l’alcool, le tabac et d’autres drogues surgissaient dans la vie adulte comme des substituts de la masturbation, qui était considérée comme « la première grande addiction ».
Pour comprendre cette phrase « substituts de la masturbation », on peut l’interpréter comme une satisfaction qui est accessible depuis l’origine de la vie, mais qui, à un moment donné est interdite à l’être humain. À ce moment-là, il est attendu qu’un substitut de cette satisfaction soit trouvé ; par exemple un partenaire. Pour cela, à-partir de cette formulation freudienne on pourrait affirmer qu’un premier effet de la drogue sera de permettre la satisfaction. Ce premier effet de la drogue, depuis la perspective psychanalytique, nous pourrions le désigner ainsi : la drogue, un générateur de satisfaction.
Plus tard, Freud parlera encore des drogues pour ajouter un deuxième effet que celles-ci peuvent produire. En 1930, Freud a manifesté que les individus peuvent construire des « échafaudages de secours »[3], c’est-à-dire, des sortes de béquilles pour répondre à leur réalité, qui inclut des souffrances et des déceptions. L’une de ces béquilles serait les narcotiques qui rendent les consommateurs insensibles face à l’insupportable lourdeur de la vie. Autrement dit, en même temps qu’ils les aident à faire face à sa réalité – en les rendant insensibles -, lesdits narcotiques procurent une satisfaction. Alors, à-partir de cette référence freudienne, on observe que les narcotiques ont deux effets : d’un côté ils génèrent une jouissance, et d’un autre côté ils permettent à l’individu de répondre à quelque chose d’insupportable pour lui. Il faut remarquer que ces effets de la drogue s’observent aussi dans les élaborations postérieures, réalisées par Jacques Lacan et d’autres psychanalystes qui sont venus après lui.
Nous pouvons rappeler ce que Lacan a exprimé par rapport à ce sujet : « il n’y a aucune autre définition de la drogue que celle-ci : c’est ce qui permet de rompre le mariage avec le petit-pipi »[4]. Cette formule, si connue dans le domaine de la psychanalyse lacanienne, permet de comprendre comment la drogue serait ce qui permet de trouver une jouissance au-delà de la jouissance phallique ou du petit pipi, comme Lacan l’appelle à ce moment-là. À partir de cette référence, la drogue se présente comme le recours qui « permet de rompre » ce mariage, c’est-à-dire qui permet de se séparer de quelque chose qui pourrait être considéré comme insupportable.
Cependant, on pourrait avancer un peu plus à ce propos si nous prenons en compte une autre citation de Freud, apparue dans son article de 1930 : « c’est un fait que, par leur présence dans le sang et les tissus, certaines substances étrangères au corps nous procurent des sensations agréables immédiates ; et qu’elles modifient aussi les conditions de notre sensibilité au point de nous rendre inaptes à toute sensation désagréable […] Il doit d’ailleurs se former dans notre propre chimisme intérieur des substances capables d’effets semblables, car nous connaissons au-moins un état morbide, la manie, où un comportement analogue à l’ivresse se réalise sans l’intervention d’aucune drogue enivrante »[5]. L’important dans cette phrase, c’est qu’en même temps qu’il remarque certains effets spécifiques des drogues, il introduit l’hypothèse suivante : dans notre organisme doit exister quelque chose qui produit ces effets toxiques, malgré le fait qu’une substance ne soit pas consommée. Ce point apparaît comme fondamental pour aborder un thème qui est de plus en plus présent dans notre époque : l’addiction généralisée.
3) Les effets toxiques : de la consommation de drogues à l’addiction généralisée
Après avoir considéré la deuxième approche par rapport à la consommation de drogues et ses effets toxiques, on pourrait définir une addiction comme la rencontre entre une expérience de jouissance et un produit auquel on attribue ladite jouissance. Cependant, la même définition sert à parler de l’addiction généralisée si nous considérons ce que Jacques-Alain Miller a exprimé dans un entretien en 2011[6] : « toute activité peut devenir drogue ». Dans ce sens, l’addiction serait une rencontre entre une expérience de jouissance et une activité à laquelle on assigne ladite expérience. Cette rencontre s’inscrit d’une manière contingente chez le sujet, pour ensuite se transformer dans un recours nécessaire pour le déroulement de sa vie, jusqu’au point de devenir une dépendance.
À-partir de cette définition de l’addiction, que pouvons-nous apprendre par rapport aux effets toxiques ? Avec les pluralités d’objets-drogues ou avec l’addiction généralisée on observe que malgré les effets spécifiques que les substances peuvent avoir, conformément à sa composition chimique, les effets du toxique vont se produire dans l’organisme de chaque sujet de manière différente. Cela est perçu d’une façon plus évidente dans l’addiction généralisée, où une activité ordinaire peut devenir addiction pour un individu alors que pour un autre, non.
Pour finir, on peut dire que les effets produits par la drogue ou par l’activité toxique viennent déjà précédés par d’autres effets. Si l’on considère ce que Lacan exprime dans son Séminaire Encore à propos des effets d’un dire, « ces effets, nous voyons bien en quoi ça agite, ça remue, ça tracasse les êtres parlants »[7]. Alors on pourrait formuler que ces effets toxiques sont déterminés par ces dires qui ont traumatisé le corps et qui ont inscrit une modalité spécifique de satisfaction. En ce sens, s’inscrit ce que Mauricio Tarrab[8] a articulé, en disant qu’au-delà de la substance (ou de l’activité toxique) ce qui se présente comme toxique c’est la jouissance. Par cela, on affirme que les effets toxiques seront à la mesure de chacun puisque ceux-ci vont être déterminés par le « programme de la jouissance »[9], inscrit chez les individus de manière singulière. En dépendant de chaque sujet, la drogue ou l’activité toxique produiront des effets spécifiques qui pourraient être liés ou non, aux propriétés assignées à ladite substance ou à l’activité comme telle.
[1] Beneit, García y Mayor, Intervención en drogodependencias. Un enfoque multidisciplinar. Madrid: Editorial Síntesis, S.A., 1998.
[2] Freud, S., Lettre 79 à Fliess, 1897.
[3] Freud, S., Le Malaise dans la civilisation, 1930.
[4] Lacan, J., Journées d’étude des cartels de l’École freudienne de Paris. Séance de clôture, 1975.
[5] Freud, S., Le Malaise dans la civilisation, 1930.
[6] Miller, J.-A, « Jacques-Alain Miller : les prophéties de Lacan », Paris : 2011, disponible dans: http://www.lepoint.fr/grands-entretiens/jacques-alain-miller-les-propheties-de-lacan-18-08-2011-1366568_326.php
[7] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris : Seuil, 1975.
[8] Tarrab, M., «…mírenlos cómo gozan!! », Sujeto, Goce y Modernidad: Fundamentos de la clínica, 1995.
[9] Miller, J.-A, « L’avenir de Mycoplasma laboratorium », La Lettre mensuelle, 2008.