Elisabetta Milan-Fournier

Quels sont ces êtres faméliques qui, fin années ‘80 et début années ’90, arpentent les rues de Wall Street, le cœur financier d’Amérique, d’un pas décidé avec le plan fièrement annoncé de conquérir une place de premier choix parmi ceux qui tiennent les cordons de la bourse du monde ? Nous sommes dans les années emblématiques de la Bourse de New York, les années où Wall Street s’apprête à connaître le sommet de sa gloire ainsi qu’une série de chutes vertigineuses qui vont laisser plus d’une marque :  d’une part, dans les marchés américains et mondiaux (le « tas of sheet » auquel se réfère John  Tuld alias Jeremy Irons tout à la fin du film Margin call) d’autre part, dans le social, voire psychique, mais aussi sur l’histoire et la pensée de la société du 21e siècle. L’écroulement des marchés, la fin de leur visibilité et le manque de confiance dans le pouvoir économique et politique, en tant que possible garant d’un avenir social stable, vont de même avec une certaine perte d’orientation dans la vie de la pensée. Les idéaux se dégonflent, les repères symboliques qui avaient fonctionné tant bien que mal depuis la dernière après guerre s’effacent. Dans cette période qui suit une forte euphorie  financière et qui annonce les changements profonds de l’époque contemporaine, Wall Street fonctionne comme un indice du changement à venir.

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En effet, de cette frénésie sans limites incarnée par les marchés boursiers, dont les transformations et l’accélération se marient parfaitement avec l’essor exponentiel de l’informatique, une série de films vient donner une représentation plus ou moins emblématique. Nous allons retenir deux films : Le loup de Wall Street, sorti récemment en France, et le premier Wall Street sorti en1987. Nous allons les opposer afin de montrer qu’au-delà de quelques similitudes, notamment en ce qui concerne la figure de Gordon Gekko, dont le rayonnement a inspiré plus d’un trader, les deux films se différencient très nettement sur le plan de l’idéologie ainsi qu’en ce qui concerne le choix stylistique et filmique guidant leurs deux auteurs respectifs : Scorsese pour Le loup et Oliver Stone pour Wall Street. Ainsi nous affirmons que le film de Scorsese est le portrait de la société du XXIème siècle en mal de symbolique là où le film d’Oliver Stone est encore ancré dans le XXe siècle finissant. Ce qui distingue, selon nous, les deux films, c’est  la place du Nom-du-Père et de la castration. Cela va orienter en effet le rapport que chacun des protagonistes du film entretien avec le Dieu Argent.

Loup y es-tu ?

C’est l’histoire de Jordan Belfort qui va être notre fil conducteur. Cet ex-courtier est l’auteur du livre autobiographique Le loup de Wall Street dont est tiré le scénario du film de Scorsese, scénario signé par Terence Winter, l’un des auteurs de la célèbre série Les Soprano. En 1991, le magazine économique Forbes, dans une interview, très remarquée, du jeune trader, le surnommera « le Loup de Wall Street » mettant en avant son côté carnassier qui n’est pas sans liens avec son parcours professionnel puisque Jordan Belfort, avant de partir à l’assaut de Wall Street, avait démarré par de la vente porte à porte dans le domaine de la viande. Alors, « Steaks, stocks…[1]», ponctue finement la journaliste de Forbes : « …quelle est la différence ? ».

Dans le film Belfort (alias Leonardo Di Caprio) se plaint de cette interview, assez critique à son égard. Mais qu’importe ce qui se dit, lui rétorque sa première femme, pourvu qu’on en parle. Le voilà donc bel et bien lancé dans le monde stratosphérique des méga-millionnaires, ceux qui ont leur demeure à Long Island, roulent dans une Ferrari rutilante, ont une femme platinée et plantureuse et un yacht de 50 mètres pour « cabotiner » par ici et par dans le « tu m’as vu » des happy fews.

Le film de Scorsese suit relativement l’autobiographie de Belfort tout en lui conférant un déroulement plus linéaire. Nous pouvons suivre les vicissitudes de Jordan dès son arrivée chez L.F. ROTHSCHILD, lors de la création de sa propre compagnie de courtage, la Stratton Oakmont Inc., dans ses dérives personnelles et financières jusqu’à son emprisonnement pour, entre autres, délit d’initiés, blanchiment d’argent et différentes fraudes et sa reconversion professionnelle. Scorsese introduit néanmoins certaines « inventions » filmiques qui, selon nous, fournissent une certaine clé de lecture. Le film démarre en effet par une sorte de faux reportage : une voix off, celle du protagoniste, Jordan Belfort, introduit son épopée. Le dessin du lion de l’enseigne de Stratton s’anime et sort du reste du logo devenant un vrai fauve rougissant, ce qui n’est pas sans rappeler le célèbre lion de la MGM, clin d’œil à l’industrie hollywoodienne. Des images subliminales d’animaux « sauvages » (significativement un taureau et un ours, symboles des mouvements boursiers[2]) rythment ce court récit. Aussi, tout à la fin du film, Jordan est arrêté en plein tournage d’un film publicitaire (invention scorsesienne). Ces deux références cinématographiques encadrent Le Loup et en disent long sur l’objet regard qui est mis en exergue. Tout est filmé de près : le regard permet une découpe des corps, les scènes de consommation de drogues sont exposées à la vue de tous, aucune parole ne permet de voiler la crudité des scènes.

La suggestion semble absente du cinéma contemporain : qu’est ce qui pourrait faire limite à l’époque de la transparence à tout prix[3]? Il s’agit de donner à voir via un objet (le cinéma, internet, le téléphone…) en même temps que l’autre peut nous regarder, « sous toutes les coutures[4] ». Ce regard omniprésent, cher au scénariste des Soprano, on le retrouve jusque dans l’œil d’un nounours, celui de la fille de Jordan, qui, cachant la caméra de la télésurveillance observe tout ce qui se passe dans sa chambre. Vraiment « il y a des yeux partout, de toutes sortes, des extensions machiniques de l’œil des prothèses du regard. (…) il y a toujours quelque part quelqu’un supposé voir ce que voient ces yeux.[5] »

Mémorable est aussi cette première journée de trader. Vite coaché par son supérieur sur les us et coutumes à Wall Street, Jordan apprend que son travail consiste à… remplir ses propres poches via un art de la persuasion du client induit à spéculer et spéculer encore, dans un cycle sans fin car le trader ne peut se rémunérer que sur chaque nouvel investissement. C’est du vent, lui dit son chef Mark Hanna, du pipeau, ça ne tient qu’à ta capacité à causer. Il faut que le client réinvestisse sans fin. Tout n’est que chiffre et s’il ne veut pas « se faire griller le cerveau » il n’a que deux remèdes miraculeux : la cocaïne et le sexe.

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La cocaïne, Mark Hanna, la sniffe tranquillement au restaurant, aux yeux de tout le monde et quand au sexe, c’est une invitation à se masturber et à avoir des relations sexuelles plusieurs fois par jour pour vider le trop plein d’excitation. Le sexe comme prescription médicale, presque ! C’est du sexe qui s’achète et qui est consommé non plus dans l’intimité (comme c’est le cas dans Wall Street, où le nu n’est presque pas présent) mais exhibé sans aucun voile de pudeur. Entre le sexe, l’argent et la drogue, c’est une totale interpénétration.

Ainsi la cocaïne est-elle sniffée directement sur la croupe généreuse d’une call girl. Cependant, en matière de drogues, on peut dire que Jordan est « un-touche à tout », un vrai poly-toxicomane, avec une prédilection  pour les « ludes », alias les MANDRAX. Cette drogue, très présente dans le livre et dans le film se consomme sous forme de pilules (méthaqualone)[6], Belfort les consomme prioritairement avec des copains pour planés.  L’autre de l’autre sexe semble exclu ou du moins insignifiant. Juste un bout de viande !

Reste enfin  la drogue que Belfort considère comme étant la plus puissante : l’argent. Les billets, il les dépense sans compter, se met en quatre pour les stocker bien à l’abri en Suisse. Il s’en sert également pour sniffer la cocaïne, là, les billets sont roulés afin de former une paille puis jeté à la poubelle après utilisation. Valeur d’usage = 0.

Un peu d’histoire…

Suivons son parcours : rebondissant après l’écroulement de la Bourse lors du lundi noir de 1987, Jordan va fonder sa société pour laquelle il met au point un plan infernal accompagné d’un langage de vente tout aussi redoutable : cibler le 1% d’Américains fortunés, les harponner, tel Achab avec Moby Dick, avec des actions Blue Chips,[7] pour leur refiler ensuite des « penny stuff » (les hors cote), qui sont les actions les plus rentables… pour les courtiers, of course ! Ce plan d’attaque, finement ciselé à coup de cynisme et de sang froid, est distillé à ses associés, tout aussi avides que lui, non sans avoir recours à une pâle nouvelle version de la mythologie américaine : « nous allons fonder une compagnie si profondément enracinée dans Wall Street – dit-il – que les Pilgrims Father pourraient faire graver l’enseigne de Stratton sur le Mayflower ». Voilà, d’un tour de magie, comment l’histoire est reformulée pour servir… ses « bourses » ! Dans cet univers de frères déchainés, où tout se partage à plusieurs – métonymie parfaite de tous ces moyens de jouissance – quid du Père ?

Il y a le père de Jordan, alias Mad Max, le trésorier de Stratton. C’est un père fou et si l’on doit chercher un vrai loup dans l’histoire c’est peut-être lui qui pourrait l’incarner. Il se rebiffe pour les dépenses trop importantes auprès des call-girls. Sa colère ne dure qu’un instant car il est très friand d’entendre les détails croustillants de cette transaction lubrique qu’il encourage au fond par sa haine des femmes et des mères. Rien à voir avec le personnage de Carl Fox (Martin Sheen), le père du jeune trader d’O. Stone, Bud Fox (Charlie Sheen), qui tient sa position de père contre vents et marées.

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C’est l’image de son infortune, à savoir la liquidation de l’entreprise dans laquelle il est employé et dans laquelle il s’est investi comme représentant syndical, liquidation voulue par Gordon Gekko (alias Kirk Douglas) pour qui tout est monnayable,  suivie par une attaque cardiaque qui le terrasse, qui va réveiller le fils, le jeune trader, provoquant un sursaut de prise de conscience complètement absente dans le film de Scorsese.

Bud Fox est touché par son père et il va chercher à se venger. Certes, il le fait brutalement, certes il n’aura pas de scrupules à utiliser les armes de Gekko, pris dans son piège, mais son emprisonnement assumé, comme un pris à payer, le différencie nettement de Belfort, pour qui la case prison ne marque absolument rien.

Significative est cette scène finale du Loup : Belfort, sorti de prison, se reconvertit en coach professionnel ès motivation, clin d’œil à la dérive de la clinique contemporaine. Introduit par un présentateur qui n’est autre que le vrai John Belfort, il reprend son discours initial, celui même qu’il avait mis au point pour former son équipe de courtiers. Ça tourne, ça tourne dans le monde contemporain de la finance où le réel des chiffres dicte sa loi.

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John Belfort

 

[1] Stocks = terme de la Bourse. Au plan financier, les stocks sont des actifs constitués par la comptabilisation au bilan des charges différées

[2] Être Bear  (ours) signifie que l’on pense que le marcher va baisser, alors qu’être Bull (taureau) veut dire le contraire. Cette signification dépendrait des modalités de combat des deux animaux, du haut vers le bas pour l’ours et du bas vers le haut pour le taureau…

[3] Cf. la scène de fellation dans l’ascenseur de l’entreprise, aux parois en verre, au vue de tous les employés de Stratton.

[4] Gerard Wajcman, L’œil absolu, Denoël, 2010, page 11.

[5] Ibid

[6] Substitut des barbituriques, l’un des sédatifs les plus vendus aux USA.

[7]  Blues Chips = des actions de sociétés cotées de grande qualité