La prévention? Une affaire trop sérieuse pour la laisser aux préventeurs.
Compte-rendu de la Conversation du 31 mars 2014.
Aurélie Charpentier-Libert et Pierre Sidon
C’est le thème de la prévention qui a été abordé ce 31 mars. Quatre textes ont alimenté la conversation :
« Une prévention à éviter » de Pierre Sidon,
« La prévention : de l’huile sur le feu» de José Altamirano,
« Prévention auprès des adolescents dans les établissements scolaires » de Mathilde Braun,
« Prévenir les toxicomanies » de Vincent Calais.
Pierre Sidon ouvre cette seconde soirée par une présentation de quelques présupposés de la prévention présents dans l’ouvrage du Pr Michel Reynaud. Dès les premières lignes de son traité d’Addictologie, celui-ci promeut en effet l’abus de substance au rang de maladie, conformément au DSM IV, et affirme ainsi la nécessité de médicaliser son abord. José Altamirano soulève également dans son texte, comme le relève Stéphanie Lavigne, la question de la consommation même, comme pathologique. Auparavant c’était en effet la dépendance qui était pointée comme maladie, mais avec l’introduction de toujours plus de sous catégories et avec l’extension du pathologique qui gagne sur le normal, le DSM élargit ainsi la population concernée par l’addiction. Cette sorte de dilution de la clinique rappelle celle produite jadis par l’extension de la catégorie de dépression. Mais l’ouvrage du Pr Reynaud, explique Pierre Sidon, brille par sa rhétorique contournée qui peine à masquer ses présupposés neurobiologiques et génétistes. Du coup, il n’y a plus de prévention possible qui ne soit autre chose qu’une morale tiède de tempérance qui prône, pour toute action, de « changer les représentations ». Dans les pays anglo-saxons par contre, conclut Pierre Sidon, on ne se cache pas derrière son petit doigt et l’on essaye de corréler des symptômes dans l’enfance avec les addictions à l’âge adulte. Les programmes qui en découlent usent, comme le recommande le Pr Reynaud, des techniques cognitivo-comportementales dérivées de la suggestion. C’est précisément aussi de la suggestion dont va parler José Altamirano.
Il relève d’emblée le chiffre étonnant de 0.6% : c’est, nous dit-il, le pourcentage estimé de la population mondiale concerné par une consommation problématique. Et c’est à-partir de ce chiffre qu’un pays comme l’Equateur a décidé de fonder sa politique de prévention : investir d’avantage dans ceux qui risquent de développer la maladie sous sa forme la plus grave plutôt que de traiter le nombre, négligeable par comparaison, des dépendants. Pour José Altamirano, l’idéologie qui sous tend la prévention telle qu’on la définit ainsi, est de l’ordre d’« un savoir illuministe » : un savoir qui prétendrait guérir de la Jouissance venant de la substance. Or ce savoir sert une méthode de prévention dont le seul ressort est la suggestion. Mais si la suggestion explique cela, qu’est-ce qui explique la suggestion ?, interroge José Altamirano qui en dévoile les mécanismes tels que Freud les a mis en évidence, dans sa pratique, avant de les récuser. De quelle façon, dès lors, la psychanalyse permet-elle, au contraire de cette modalité de prévention, de dé-suggestionner plutôt que de contre suggestionner le sujet ? Comment cesser « d’opposer sans fin le « just say no » de la prévention, nous dit brillamment José Altamirano, au « just do it » de l’addiction » ?
Pierre Sidon, se faisant l’avocat du diable, oppose alors quatre arguments permettant de mettre en doute la pertinence de l’application de la psychanalyse au traitement des addictions : absence fréquente de structuration névrotique, absence corrélative de transfert permettant la cure analytique au sens classique, absence fréquente, plus problématique encore, de demande et enfin : consommation à rôle stabilisant. La psychanalyse propose-t-elle de traiter le symptôme social en déstabilisant la solution du patient ? On précise, de la salle, que l’on sait bien que la psychanalyse respecte le symptôme lorsqu’il représente la solution singulière fragile et nécessaire d’un sujet : « pas d’intervention sur le cristal de la langue quand il n’y a pas de supposition de savoir », dit l’un notamment. Pierre Sidon précise qu’il n’est pas si simple de prétendre qu’il n’y a pas de sujet supposé savoir dans les psychoses et qu’il faudra sérier les modalités bien plus variées du transfert dans ces cas.
On rappelle alors que ce n’est en tout cas pas la psychanalyse mais bien la prévention qui« s’oppose à la vérité du sujet ». On rappelle aussi que même ladite dépendance n’est pas toujours problématique. José Altamirano explique alors que le levier du transfert n’est pas de l’ordre de la suggestion mais bien d’un maniement de la rencontre. La prévention, de son côté, part du point où elle veut conduire son interlocuteur. Ce qui en fait une véritable idéologie.
C’est Mathilde Braun qui intervient pour témoigner de son analyse de sa pratique auprès des adolescents dans les établissements scolaires. Elle développe le point suivant de son texte : la prévention tend à précéder la rencontre entre un individu et un produit. Ce qui sous-entend que tout le monde est susceptible de faire cette rencontre. Cependant, cette rencontre est-elle prévisible ? Si l’on répond oui, alors quid de la contingence ? De la jouissance singulière de chacun ? De multiples aspects de ce que sont les actes de préventions apparaissent dans la discussion :
Ainsi les questions économiques et politiques se mêlent à la prévention : demandes d’instances régionales, départementales d’évaluer la situation actuelle de la consommation. Tel est le cas exposé avec l’exemple donné de questionnaires émanant de l’OFDT (observatoire français des drogues et des toxicomanies). Ces questionnaires ont pour but de recenser les habitudes, profils etc.… de jeunes consommateurs. Les jeunes reçus à une consultation d’écoute, se voient proposer par leur interlocuteur un questionnaire interminable et tatillon qui embolise le temps de parole et casse la dynamique du dialogue nécessaire à l’instauration d’une rencontre authentique. Les préventés ne deviennent-ils pas ainsi des prévenus ? On intervient de la salle pour signaler que le rôle de l’Etat semble se réduire, dans ce domaine comme dans d’autres, à une simple mission d’information et qu’on se sera ainsi exonéré de sa responsabilité.
Il apparait surtout qu’un message préconçu tend à être imposé aux préventeurs (documents de la préfecture et de l’Education Nationale). Cet abord ne permet donc plus de partir des questionnements des enfants et des adolescents, méthode pourtant unanimement vantée par les présents à cette conversation. Cela signifie également que l’on ne reconnait plus de savoir aux préventeurs. Le risque est pointé d’un message standardisé imposé pour tous les intervenants. Pierre Sidon demande à la salle si l’on estime que les campagnes nationales (anti-tabac, alcool etc …) se sont avérées, depuis des décennies, d’une quelconque efficacité ? A priori non, pense-t-on. Mais on prend argument de cette inefficacité, précise Stéphanie Lavigne, pour prôner plus de la même chose, et surtout une extension vers les plus jeunes.
Quatrième intervenant septique quant aux modalités actuelles de la prévention, Vincent Calais, doute quant à lui qu’on puisse « Prévenir les toxicomanies » comme l’intitule son texte : la prévention est d’abord un cadre, nous dit-il, qui contraint tout le monde, et fait souffrir les intervenants. Car chacun peut-il y mettre ce qu’il souhaite ? Dans la salle on convient que non. Vincent Calais souligne aussi les risques qu’il y a à vouloir trop catégoriser dans la clinique. Un participant nous rappelle à cette occasion la définition de la prévention en droit : « devancer l’exercice du droit d’un autre ». Ainsi, la prévention n’escamote-t-elle pas l’existence du Un tout seul avec sa jouissance obtenue à l’aide de ses expédients ? N’est-ce pas dans ce cas l’ARS (agence régionale de santé) qui s’y substitue en niant la singularité de ces Uns aux prises avec leur jouissance et avec les malheurs du traitement de cette jouissance que sont notamment les toxicomanies ? Prévenir, dans ce cas, c’est éviter que la question du sujet ne soit posée. Or suivre le modèle du diabète comme cela est proposé en matière de santé mentale, dans ce qu’on appelle l’éducation thérapeutique, s’est avéré, pour ses concepteurs, une méthode décevante dont les patients se détournent obstinément.
Pourtant Vincent Calais nous donne l’exemple parlant, à travers une vignette clinique, de ce qu’une pratique clinique attentive au plus extrême de la singularité a pu générer d’effet de prévention. Il précise aussi le rôle salvateur, dans un autre cas, de la sanction pénale. Un participant dans la salle estime crucial aussi le rôle de l’Etat en tant que limite effective là où elle a pu manquer. Mais Vincent Calais prévient – à propos – : ce qui a pu se produire comme prévention pour untel ne peut se généraliser. D’autant, avance Pierre Sidon, qu’il faudrait tout de même nuancer ce qui est usuellement présenté comme une évidence, à savoir que la rencontre avec le produit serait rencontre avec la jouissance : on dira avec Lacan que le produit « interfère, tempère, obnubile » mais qu’il vient plutôt modifier le régime de la jouissance d’un sujet. On discute à la suite de cette utilisation scandaleuse du modèle animal, qui assimile étrangement les être parlants à des rats – d’ailleurs bien plus facilement et définitivement sevrés que les êtres humains : doit-on s’adresser aux adolescents comme à des rats ?
Informer donc : probablement. Avec prudence néanmoins. Prétendre prévenir, sûrement pas car la jouissance peut donc être considérée comme ce qui échappe à la prévention : elle est contingente et non programmable. C’est une rencontre qui suit la logique du traumatisme en se révélant dans l’après coup. Ce qu’un analyste peut découvrir de ce qui fait prévention pour un sujet apparait alors très éloigné de ce que promeut la prévention comme idéologie. On intervient de la salle pour proposer : « un autre signifiant ne serait-il donc pas à inventer ? » Quelle meilleure conclusion pour cette première approche d’un sujet si consensuel en apparence, et si polémique en réalité ?
Retrouver les textes de la Conversation :
« Une prévention à éviter », Pierre Sidon,
« La prévention : de l’huile sur le feu», José Altamirano,
« Prévention auprès des adolescents dans les établissements scolaires », Mathilde Braun,