Pierre Sidon
« Moi, le médicament… Eh oui, moi aussi, je parle. Ou du moins, j’en ai l’air. En fait j’agis, on ne sait pas trop ce que je fais et si ça ne tenait qu’à moi, eh bien je n’aurais pas grand chose à dire. Seulement voilà: on me fait causer. Mais en vérité, la vérité justement, c’est pas mon problème.
Pourtant, on m’en fait dire des choses… J’obnubile, il est vrai, je fascine, j’interroge… Je satisfais et je déçoîs, je me rends utile et l’on me traite de gadget, je soigne et l’on parle d’effets indésirables, je répands le bonheur et l’on m’accuse de répandre la maladie. Regardez la psychiatrie : n’ai-je pas simplifié ce fatras clinique qui nous encombrait, ces incessantes disputes, les nosographies ? Avec moi désormais : pas de médicament qui ne soigne une absence de maladie. C’est pour ça, je crois, que j’intéresse tant : si toutes les solutions avaient, comme moi, leur absence de problème, le monde se porterait mieux. Mais je vois que mon influence progresse vite : bientôt toute la société sera comme moi un traitement, un vaste traitement de ce parasite malformé qui l’habite : l’homme.
Du coup, on s’intéresse de près à moi : j’ai eu des adversaires, des qui niaient mon existence ; pas gênant : je n’ai pas besoin d’eux pour exister ! Je suis dynamique : je m’prescris moi-même si y faut ! Et des qui me disaient mauvais ; mais j’ai plus de supporters. Au fond, mes ennemis, je m’en occupe ! Mais mes amis… Figurez-vous que j’ai même eu des amis psychanalystes, sisi… Ils diaisent de ces trucs… Que le médicament agit sur le surmoi, le pare-excitation… Que sais-je ? Leur jargon… Ils parlaient de psychanalyser le médicament. Je crois bien qu’ils ont biologisé la psychanalyse ! Mes amis ont poussé le bouchon un peu loin. Ca a fini par se voir. D’autant que d’autes psychanalystes, pas amis de mes amis, ont trouvé qu’on prescrivait trop et qu’en plus ça coûtait tellement cher qu’on allait faire des coupes sombres ailleurs : supprimer les psychiatres et transférer leurs « compétences » au médecins généralistes par exemple, interdire la psychanalyse pour la remplacer par des pseudo-thérapies au seul but de faire avaler la pilule. Merci bien ! On a même publié une étude qui comparait soi-disant l’efficacité de la psychanalyse avec les autres courants de thérapies. Et je vous le donne en mille : ils ont utilisé quelles procédures ? Celles de l’essai clinique en double aveugle ! Comme pour moi !! Quand je vous dis que j’inspire tout le monde…
Alors des psychanalystes de l’Ecole de la cause freudienne en ont eu assez, ils sont passés à l’attaque : remarquez, je les comprends, moi non plus je n’aime pas être diffamé. Je suis ce que je suis et je trouve même qu’on en a un peu trop fait avec moi. J’aimerais bien qu’on me laisse travailler tranquillement. Et puis, ça nuit aussi à ma réputation à moi, tout ça. Moi, je n’ai rien contre la psychanalyse, la vraie : elle c’est elle, et moi, c’est moi. Elle au moins, elle ne cherche pas à expliquer ce que je fais avec des histoires à dormir debout : je l’affirme, je n’ai rien à voir avec le dénommé Inconscient, pas plus qu’avec le Moi, ou l’Autre… Et d’ailleurs, je ne dirai rien de ce que je sais de la sérotonine, la dopamine ou la mélatonine. Oui peut-être, j’interfère. Et alors ? La psychanalyse, la vraie, elle me respecte. Elle trouve qu’il y a de la place pour deux. Voilà. Chacun reste à sa place et les patients… seront bien soignés. D’autant que : je vais vous faire une confidence : moi non plus, je ne sais pas très bien ce que je fais. J’aimerais bien parfois qu’on m’explique. Mais au lieu de cela, les psychiatres qui parlent de moi au nom de mes créateurs le font avec bien trop de confiance : je ne peux pas y croire. Parfois ils prêtent même leur voix ou leur plume à mes créateurs. Du coup, à force, ça produit l’effet inverse : ça sape la confiance du public qui n’y croit plus : tout nouveau tout beau qu’y disent : que je vais résoudre tous les problèmes, et patatras, scandale, je rends malade, je fais grossir, je donne le diabète, je rends dépendant, je pousse au suicide… Et en plus, on leur avait caché tout ça ! Et en fin de carrière, pour couronner le tout, il arrive même qu’on produise des méta analyses qui me traitent de placebo. Elles sont probablement aussi bien réalisées que les études cliniques qui ont présidé à ma mise sur le marché mais qu’importe : voilà, je suis bon pour la casse. Et tout ça pour faire de la place aux jeunes ! A la fin, ils saperont toute mon autorité, ils détruiront mon prestige, ils aboliront tous mes mystères. Je ne serai plus bon à rien. Et puis d’ailleurs, puisque c’est comme ça, je crois que mes créateurs aussi en ont assez des problèmes : ils ne fabriqueront plus que des placebos : comme ça, plus d’effet indésirable, plus de procès !
En vérité, je ne suis pas si mauvais, ni si bon. Je ne suis, à vrai dire, ni mauvais, ni bon. Je suis celui qui me prescrit, je suis comme je m’appelle, je suis les équivoques et les homophonies de mon nom. Je suis aussi… toi, hypocrite consommateur : je révèle, je dénude, j’amplifie ; j’érode, j’arrase, je terrasse ; je dissèque les plus intimes palpitations de ton corps… Alors certes, j’agis. Et après ?
Parfois, il n’y pas d’après. Malheureusement. Et l’on m’accuse ; encore. Mais est-ce de ma faute si l’on abuse de moi ? Si l’on me prescrit ou l’on me consomme excessivement ? Si l’on m’aime trop… Moi, ce que je préfère, c’est quand on use de moi avec discernement, précautionneusement, avec respect, terreur même. Oui : on doit bien cet hommage à mes mystères. Sans quoi, je n’aime pas ce qu’on fait de moi : je passe pour une brute qui assomme, excite, rend fou, répand la mort. Moi, j’aime le travail d’orfèvre. Ce que j’aime par dessus tout, c’est écouter ces dialogues, de l’intérieur, là où je niche : le dialogue clinique, vous savez ? Non, pas les questionnaires : là, je n’entends plus rien ! Le dialogue intime dans les cabinets, au lit du malade à l’hôpital, dans les dispensaires : on ne parle pas que de moi, bien sûr, mais on parle de moi : « – vous ne pensez-pas qu’un antidépresseur pourrait vous redonner un peu d’énergie ? », « – si vous continuez sans le neuroleptique, peut-être risquez-vous d’avoir des ennuis ? », « – le médicament n’est pas tout mais il peut peut-être vous aider », « non, pas nécessairement pour toute la vie, mais le temps qu’il faudra »… Ou : « peut-être faut-il arrêter l’antidépresseur puisque vous êtes plus angoissée depuis que vous le prenez ? » Ou encore : « Bah, les benzodiazépines, c’est quand même utile même si ça rend un peu dépendant, mais ça continue quand même d’agir, même après plusieurs années de prise, et ça n’est pas comme d’autres drogues qu’on doit perpétuellement augmenter pour conserver une efficacité »… Bref, j’aime qu’on soit civil.
Ce qui me plait le plus, c’est quand, grâce à moi, on arrive enfin à se parler. Car voyez-vous, moi, la parole, ça me fait tellement défaut ! Alors si je fais parler… Mais si c’est pour faire taire, alors là, j’aime pas trop. Sauf quand on dit des bêtises. Mais pour tout ça, bien sûr, il faut du temps : c’qui manque le plus aujourd’hui : on me traite comme un chewing gum !
Et puis on s’demande : qui me prescrit ? Ma foi, peu m’importe. Mais à tout prendre, j’aime pas trop être manipulé par n’importe qui. A la limite je veux bien qu’on me s’automédique. Mais j’aime pas être prescrit à la chaine : je te prescris et je t’adresse pour aller parler. Le mieux que j’ai entendu dans le genre, c’est : « vous voulez parler ? D’accord. Mais d’abord prendre un antidépresseur pour nettoyer le terrain. » La patiente à qui son médecin avait dit ça, elle a pas voulu être nettoyée, heureusement pour elle. Elle est allée voir quelqu’un d’autre : elle voulait pas que son parasite langagier lui soit ôté. Moi non plus, j’aime pas la violence.
Non, le mieux, c’est que ceux qui me prescrivent me parlent : avec le patient, entre eux, le psychiatre et le psychanalyste. Ou si le psychiatre est aussi psychanalyste, parfais il aime bien me prescrire et me parler et que le patient lui parle de lui, et que le patient lui parle de moi… Moi aussi j’aime bien. Bon, j’admets, parfois on n’y comprends plus trop qui veut quoi et le psychanalyste, ça le gêne. Alors il demande à un collègue de me prescrire à son patient. Mais du moment qu’ils s’entendent… »
Écouter la prosopopée du médicament sur le site de l’École de la Cause freudienne