Sevrée d’une voix toxique

Vincent Calais a présenté ce cas lors de la première Conversation clinique le 3 mars 2014.

Elisabetta Milan-Fournier

Chez cette jeune femme prenant du cannabis depuis une vingtaine d’années, un état de profonde souffrance fait suite à sa décision d’arrêter la prise du toxique. Poussée par l’envie de comprendre ce qui lui arrive, elle consulte. Déterminée mais en même temps dans un état de grande perplexité, elle est, selon les mots de Vincent Calais, la présentification d’un « drame incarné ». C’est une prise en charge en consultations CSAPA  qui a lieu depuis deux ans.

Dans un premier temps, Vincent Calais a articulé de façon très précise, chez cette  femme, la fonction de l’objet toxique avec le lien social, selon une modalité qui semble, au premier abord, ne pas être universelle. Chez elle, le cannabis semble avoir la fonction en effet de « brancher le sujet » non seulement sur le produit mais également sur le groupe. Le repérage de cette position contredit-il les observations habituelles ? Alors que, d’habitude, on ne peut observer qu’un seul branchement : soit sur le produit soit sur l’autre, voire un branchement sur le produit permettant au sujet de ne pas se brancher sur l’autre, l’observation de cette femme montre une modalité autre de faire avec l’objet toxique. Chez elle, le cannabis semble remplir la fonction d’atténuer le sentiment de laissé-tomber, du côté du déchet, par le biais d’un branchement sur le groupe. Dans la conversation avec la salle, ce branchement sur le groupe a été distingué du branchement sur un autre singulier, fût-il dans le groupe.

Ce branchement, plus classiquement cette fois-ci, est beaucoup moins rassurant pour elle : lorsqu’un autre masculin se détache du groupe et devient promesse d’amour, elle semble aspirée dans la relation amoureuse et coupe la relation au produit. Elle s’impose une forme de sevrage censé lui permettre de vivre « une relation normale », selon ses propres dires, obéissant ainsi à un idéal de « normalité » qui s’impose à elle.  Cependant, l’arrêt du produit conjugué à la rencontre amoureuse vire constamment – dit-elle – vers « l’horreur » et elle a passé ces derniers mois à espérer le retour de l’aimé qui l’a très vite abandonnée après une relation charnelle très brève. Être dans une relation amoureuse avec un autre masculin est donc source d’angoisse et d’un sentiment de déréliction pour elle. La question de l’érotomanie a été soulevée à son propos et l’on a souligné le lien existant entre ce cas et l’article de Luis Iriarte Pérez sur l’éthique du célibataire (présent sur ce site).

Le toxique viendrait donc, dans ce cas, fonctionner comme un filtre, un filtre anti-philtre permettant de parer les sortilèges de l’imaginaire passionné qui la déborde quand le lien à l’autre se singularise et dissipe les brouillards du groupe. La satisfaction auto-érotique amenée par le produit est donc l’arbre qui cache la forêt de cette fonction protectrice majeure qu’a, pour elle, le produit. Démonstration, s’il en est, que le plaisir fait limite à la jouissance.

Qu’est cette jouissance ? C’est celle d’un Autre qui la méprise. Un laissé-tomber primordial semble avoir présidé à sa venue au monde : elle est née avec une difformité qui a mené à une prise en charge chirurgicale sur plusieurs années. Elle en a forgé le sentiment qu’on l’a soignée mais qu’on ne l’a pas entendue. Cet autre silencieux, qui ne répond pas, conjugué à l’anormalité inscrite dans son corps, ont pu forger sa subjectivité comme objet méprisé par l’Autre. On a débattu de l’empreinte laissée par cette première incidence du silence comme incarnation de l’objet voix qui, dans son silence, présentifie le laisser-tomber primordial qu’elle semble avoir vécu. Le repérage intuitif de ce point, par le clinicien, lui a permis d’orienter le suivi en « éloignant » la patiente d’une pratique de la voix qui était en échec et rééditait ce laisser-tomber. Il l’a incitée au contraire à s’investir dans sa carrière professionnelle afin de contrer son vécu dépressif de maltraitance. Comme il a été souligné dans la discussion avec la salle, Vincent Calais pointe à sa patiente, par une intervention nette, sa tendance à se faire exclure par l’Autre. Cette manœuvre clinique semble avoir pu produire l’apaisement qu’il qualifie, avec sa patiente, de « restauration des parenthèses ». Elle est sortie de la plainte pure et peut maintenant se questionner sur les origines d’une position primordiale de « victime ».

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Commentaire du commentaire

Vincent Calais

S’agissant de la fonction de  » branchement » du cannabis, la patiente était précise là-dessus : la première expérience avec le cannabis n’a pas été un plaisir. Elle n’a pas aimé cela. Mais elle ne voulait surtout ne pas se retrouver exclue en arrêtant de partager cette pratique avec ce groupe. A ce moment là, elle est extrêmement sensible au rejet, à l’exclusion.  Je ne sais pas si l’on doit reconnaitre là au cannabis une vertu de branchement sur l’autre, sur le groupe ;  à mon avis, il s’agissait avant tout  pour elle de ne pas se retrouver exclue, ce qui n’est pas la même chose. Ensuite sa consommation de cannabis a été essentiellement solitaire. Donc je serais plutôt enclin à situer le cannabis ici dans une fonction subjective de débranchement.