Est-il réellement possible de penser le corps sans ses toxiques ? Depuis toujours, les deux semblent indissociables. Freud voyait déjà l’usage de stupéfiants comme remède indispensable au malaise dans la civilisation, pointant l’impossibilité d’un rapport harmonieux du sujet avec son corps (1). La frontière entre remède et toxique révèle actuellement sa porosité sous l’influence réciproque de la science et du capitalisme. La médecine et la pharmacologie en attestent : si de nos jours le cannabis peut être délivré sur prescription, le médicament, lui, insuline ou morphine par exemple, fait souvent l’objet de ce qu’il est courant d’appeler un « mésusage ».
La clinique des addictions est à ce titre paradigmatique d’un bouleversement dans l’ordre symbolique où dorénavant le droit à la jouissance a largement pris le pas sur les idéaux déclinants. L’époque est aux salles de consommation à moindre risque, aux cannabis social club, aux coffee shop, aux apéros Facebook, au binge drinking, etc. Tous ces remaniements ne sont pas sans conséquences sur les corps contemporains à partir desquels les programmes de contrôle et autres appareillages font florès, notamment via les applications sur les tablettes et smartphones. À droite comme à gauche, chez les praticiens du champ médico-social et chez le législateur, la question inquiète et divise. C’est ainsi que le Conseil d’Etat a récemment suspendu l’ouverture de la première salle dite « de shoot », exigeant du gouvernement un cadre juridique sécurisé pour ce projet. La division s’immisce d’ailleurs dans le terme lui-même, séparant les partisans en deux camps. La voracité de la pulsion et l’angoisse qui l’accompagne nécessairement se dévoilent alors. En choisissant d’administrer les jouissances illicites plutôt que de les interdire, ne risque-t-on pas d’abolir les limites ? Doit-on légaliser, dépénaliser, continuer d’interdire ? « Tout le monde voit que la légalisation sans frein donnerait un aussi grand ″pousse-à-la-mort″ que l’interdit. Ce sont les deux faces du surmoi. C’est aussi bien le jouir sans entrave que le zéro-tolérance qui produit les deux faces d’un même appel à la mort » (2).
Aussi surprenant que cela puisse paraître, le corps est toujours en perspective dans la psychanalyse. Aujourd’hui peut-être encore plus qu’hier, au moment où les corps « sont plutôt laissés à eux mêmes » (3). Dans les institutions, nos rencontres avec les sujets dits toxicomanes ou alcooliques en témoignent. Errance, isolement, accidents, passages à l’acte, etc. sont autant de manifestations de corps à la dérive, voire à l’abandon, qui peinent à se loger dans le lien social par un discours. L’être humain, le parlêtre, comme l’a nommé Lacan, a toujours légiféré sur ces questions de société pour lesquelles, précise Eric Laurent, « il n’y a pas de réponses claires possibles » (4). Dès lors il s’agit d’interroger les nouveaux rapports du sujet à son désir qu’impliquent l’ère du droit à la jouissance, et de penser à nouveaux frais les dispositifs de demain.
Pour sa IXème conversation publique, le TyA de Rennes se propose, à partir de ces questions actuelles, d’éclairer la façon dont la psychanalyse se préoccupe du corps aujourd’hui. Elle s’y intéresse parce que le corps résiste à la politique de gestion de la jouissance. Si le corps est silencieux, il porte néanmoins la marque de cette rencontre décisive, toujours singulière et contingente, avec la langue. C’est avec lui que l’on parle. Les situations cliniques présentées par nos collègues, et la conversation que nous aurons avec Laure Naveau, psychanalyste membre de l’Ecole de la cause freudienne, mettront l’accent sur cet enjeu: comment « parler avec son corps » (5) aujourd’hui ?
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(1) S. Freud, Le malaise dans la culture, PUF, 1995, p.17. (2) E. Laurent, Le traitement des choix forcés de la pulsion, Lacan Quotidien n°204. (3) E. Laurent, Parler avec son symptôme, parler avec son corps, Quarto n°105, p.24. (4) E. Laurent, Le traitement des choix forcés de la pulsion, op.cit. (5) J.-A. Miller, Parler avec son corps, revue Mental n°27/28, p.127-133.