Luis Iriarte, Maracaibo, Venezuela – TyA Grand Paris – Paru dans Phamarkon n° 11 (2009) – Traduit de l’espagnol par Pierre Sidon
Jacques Lacan, dans sa « Télévision » (1), fait référence à une position que choisissent certains êtres parlants pour pouvoir affronter la réalité dans laquelle ils se trouvent immergés. Lacan la nomme : « éthique du célibataire ». De nos jours, nous pouvons constater comment certains individus assument ladite éthique pour répondre au malaise que génèrent les modes de vie contemporains. Chaque jour un peu plus des femmes et des hommes font le choix de devenir dépendants d’un objet, pour ne pas s’interroger sur leur subjectivité. Pour exemple, certains toxicomanes pour lesquels l’objet drogue les dispense de toute relation avec un partenaire en chair et en os. Cette décision subjective de certains toxicomanes fait surgir une question en rapport avec la jouissance en jeu dans cette position et, corrélativement, quant au type d’intervention visant quelque possible séparation avec l’objet drogue dans une orientation psychanalytique lacanienne. En ce qui concerne la jouissance, une remarque de Jacques-Alain Miller dans son cours « Le partenaire-symptôme » du 27 mai 1998 nous met sur la voie :
« La jouissance se produit toujours dans le corps de l’un, mais par le moyen du corps de l’Autre. Et en ce sens elle est toujours autoérotique, la jouissance, elle est toujours autistique. Mais en même temps, elle est alloérotique, parce qu’elle inclut toujours l’Autre, et même dans la masturbation masculine, dans la mesure où l’organe dont il s’agit, comme le souligne Lacan, est hors corps. » (2)
J.-A. Miller affirme que bien que la jouissance soit du corps propre, elle doit se servir du corps de l’Autre, ce qui veut dire qu’au-travers d’une partie du corps de l’Autre se produit la jouissance dans le corps de l’Un. Ce rapport sera déterminé par le fantasme propre à chaque parlêtre. Ce qui pourrait se définir comme de l’ordre de l’éthique du célibataire, serait le fait de pouvoir se passer de cette partie du corps de l’Autre pour pouvoir jouir de son corps propre, et ce, à l’aide d’un objet permettant de suppléer à cette fonction (de moyen de jouissance) qu’accomplit le partenaire. Dans cette position cynique, le partenaire a perdu sa valeur de médiation nécessaire pour jouir de son corps propre, puisque l’objet-drogue est à même d’assurer au sujet une jouissance immédiate. Celle-ci se produit sans le recours, plus laborieux, à un partenaire de chair et d’os. Ce sujet parlant muni d’une certitude de jouissance dans le corps propre, indique au mieux les difficultés que recèle la relation au partenaire et se débrouille ainsi avec la seule jouissance que lui procure cet objet inerte.
On pourrait aller un peu plus loin en affirmant que l’éthique du célibataire consisterait à prendre la phrase de Lacan « il n’y a pas de rapport sexuel », au pied de la lettre, soit à nier toute relation possible du fait des vicissitudes de la relation entre les sexes, à condition d’obtenir cette jouissance par une voie distincte, refusant ainsi l’impossibilité de rapport entre les sexes, grâce au lien avec un objet. Avant de poursuivre, nous pourrions justifier l’usage de la notion de cynisme puisque le terme admet diverses acceptions et nous voudrions préciser la signification que nous lui donnons ici. Pour paraphraser Jacques-Alain Miller nous pouvons dire qu’un cynique est celui qui adopte une position de rejet de l’Autre, c’est-à-dire, « qui refuse que la jouissance du corps propre soit métaphorisée par la jouissance du corps de l’Autre » (3).
Dans ces conditions, la question serait : comment un psychanalyste d’orientation lacanienne pourrait-il intervenir dans une situation clinique où se repère un refus de la différence sexuelle et une certitude quant à la jouissance du corps propre ? Pour aborder la problématique de l’éthique du célibataire, il faut garder à l’esprit que dans cette position cynique il y a une prédominance de la dimension de la jouissance sur celle du désir. Cela veut dire qu’au-delà de tout désir exprimé par le sujet, celui-ci choisit de rester fixé à la jouissance que produit cet objet. Et l’on observe, de ce point de vue, ce que certains manuels de psychologie et de psychiatrie dénomment la « détérioration des liens sociaux, de travail, et familiaux » ; c’est dire que le sujet se départit de tout désir avec pour tout résultat de se cantonner à la jouissance obtenue de manière autoérotique. Nous nous demandons quel traitement est possible de cette éthique si représentée dans les réponses actuelles face aux diverses formes du malaise dans la civilisation.
Il faut considérer que, dans cette position cynique, il y a une relation dialectique entre le sujet et l’objet drogue, et que cette relation n’admet pas l’introduction d’un terme tiers à même de séparer ces deux termes. Ainsi l’intervention dans ces cas devrait pointer vers la jouissance en jeu dans cette position afin de produire la coupure dans la relation sujet/objet-drogue. C’est-à-dire faire en sorte que le parlêtre déploie sa logique dans la séance, en parlant jusqu’à ce qu’il puisse inscrire dans le registre symbolique le sens à donner à cet objet.
À partir de l’enseignement de Lacan, et tout spécialement de son dernier enseignement, nous pouvons élaborer une théorisation qui nous serve à traiter le thème de la position cynique repérable chez certains toxicomanes. Dans la séance du 19 décembre 1972, il explicite comment nous pourrions circonscrire la jouissance en cause, par le signifiant dans la parole : « …un corps cela se jouit. Cela ne se jouit que de le corporiser de façon signifiante […] Le signifiant, c’est la cause de la jouissance. Sans le signifiant, comment même aborder cette partie du corps? Comment, sans le signifiant, centrer ce quelque chose qui, de la jouissance, est la cause matérielle? Si flou, si confus que ce soit, c’est une partie qui, du corps, est signifiée dans cet apport. » (4) À rebours de son parcours théorique, Lacan affirmait que le signifiant était ce qui suscitait la jouissance ; dans son dernier enseignement, on trouve un changement dans ces approches.
À-partir de ce séminaire, le signifiant est la cause de la jouissance. De ce point, on peut esquisser qu’une intervention possible serait celle par laquelle on soulignerait les signifiants qui maintiennent tel être parlant fixé à sa position. C’est par l’émergence des noms que le sujet a choisi pour se construire que l’on peut saisir qu’une partie du corps a été prise dans le processus de significantisation par la langue, rendant possible la jouissance dans le corps du parlêtre. Et ainsi l’on peut observer de quelle manière sa position subjective conditionne ladite éthique du célibataire. Néanmoins il faut prendre en compte le fait que cette certitude de jouissance dans le corps propre empêche toute question du sujet adressée à l’Autre. C’est pourquoi l’entrée dans le dispositif analytique de ce type de sujet parlant fait difficulté. Par contre, si la jouissance en jeu dans cette position entraîne les conséquences que cela emporte, c’est-à-dire si se produisent les ravages inhérents au fait de se servir d’un objet pour ignorer sa subjectivité, alors une entrée en analyse pourrait devenir possible.
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(1) Lacan, Jacques, Télévision, Paris : Seuil, 1974, p.65.
(2) Miller, Jacques-Alain, Cours de l’orientation lacanienne, Le partenaire-symptôme, inédit, 1997-1998.
(3) Miller, Jacques-Alain, « Clôture », La toxicomanie et ses thérapeutes, Paris : Navarin, 1989, p. 136.
(4) Lacan, Jacques, Le Séminaire Encore, Livre XX, Paris : Seuil, 1975, pp. 26-27.