Conférence d’Éric Laurent, 18 nov 2005, Québec
Voulez-vous être évalués ? Parce qu’après tout il faut y consentir, il faut se défaire de l’évidence que ce serait dans la nature des choses, d’y passer.
Alors, pourquoi poser la question au Québec ? D’abord parce que le Québec est un des endroits du monde préoccupé par son identité, que l’identité du Québec ne va pas de soi. C’est en ce sens que le Québec, où la question de la subjectivité se joue, où il n’est pas naturel d’être québécois – ce n’est pas dans la nature des choses, une création de l’histoire, étrange, qui se poursuit – est donc un excellent lieu pour poser les questions de subjectivité. Le Québec est un des endroits du monde où se joue le grand débat – pour le dire dans des termes anglo-saxons – entre le libéralisme, en philosophie, et le communautarisme. C’est un débat qui a lieu, en France aussi, entre république et communautarisme. C’est un des débats qui secoue actuellement la France, pour savoir comment faire avec la négligence extrême avec laquelle elle a traité un certain nombre des populations émigrées qui s’y sont logées, au nom de l’universel de la république et pas du communautarisme. Mais ce qui en France se joue dans des termes français, se joue aux Etats-Unis, et ici.
Si l’on admet que l’option libérale est celle qui conçoit le sujet comme un sujet néo-kantien, libéré de toutes ses déterminations, et qui précède toutes déterminations possibles… En philosophie politique, c’est la position de John Rawls, ou de Richard Dworkin, contre ceux qui disent qu’il y a une appartenance première qui détermine ce sujet soi-disant absolu. C’est la position de gens comme Balzer et ici comme un philosophe canadien Charles Taylor1 qui s’est fait le théoricien… il est allé expliquer aux américains pourquoi il est juste que les québécois imposent une préférence pour le français, ce qui n’allait pas de soi pour ce sujet absolu, libre, libéral. C’est pourquoi le parti qui n’est pas pour le communautarisme québécois s’appelle le « parti libéral », ce n’est pas seulement parce qu’il est libéral en politique, c’est parce que c’est aussi le fondement de ce sujet, libéré de toutes ses déterminations.
Donc, c’est une raison de plus de poser la question de la subjectivité au Québec, c’est un des endroits où se jouera l’avenir de ces questions pour le XXIe siècle. Au Québec, mais aussi au Canada en général, puisque c’est en Ontario qu’a bien failli exister quelque chose comme une région où la charia aurait pu régir les rapports entre les hommes et les femmes, d’une certaine communauté musulmane. Le débat est arrivé, a beaucoup intéressé, et Le Monde2, début septembre, se faisait l’écho de cette préoccupation. Au nom de quoi, au nom de quelle raison le gouvernement de l’Ontario n’allait-il pas considérer que telle communauté pouvait être régie par son goût d’appliquer la charia ? Et s’il me plait, moi, d’être lapidé, pourquoi est-ce que je ne choisirais pas d’être lapidé ? Donc évidemment toutes ces questions se jouent dans l’espace canadien, de façon originale, décisive et c’est une raison supplémentaire de poser la question de ce qui, de la subjectivité, peut ou non être ramené aux normes évaluatives, ici même. C’est parce que ces enjeux – enjeux que l’on peut dire en effet philosophiques, anthropologiques – se jouent maintenant dans le détail de la vie quotidienne, dans le « divin détail ».
Les sociétés que Freud a rencontrées, à la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle étaient organisées par la tradition. Dans ces sociétés, la vie quotidienne a été pour lui, l’expression des manifestations d’écarts par rapport à la tradition, aux normes, aux façons normées de vivre. Il a proposé une interprétation : La Psychopathologie de la vie quotidienne3. Aujourd’hui, la vie quotidienne est prise en charge, elle est interprétée de part en part, et elle est prise en charge par le droit, elle est administrée. C’est la bascule qu’a notée Michel Foucault. La prise en charge, aujourd’hui, de la gestion des populations se fait non seulement au niveau global, mais aussi, au niveau de la vie quotidienne, par une bio-politique. Il y a une grande attention portée, au niveau des structures de gouvernement, pour prendre en charge le privé. Et c’est pour cela qu’on peut comprendre comment l’évaluation est une rhétorique managériale, une gestion du monde, pas une science, à peine une technique. C’est une rhétorique qui a commencé dans les usines de voitures de Toyota par faire obtenir une standardisation normée (cocher des cases) pour obtenir, comme on l’a fait à Toyota… On demandait aux ouvriers de bien expliquer ce qu’ils faisaient pour extraire leur savoir, mettre ensuite cela sur grille normée pour standardiser, ce afin que les ingénieurs, assez loin des ouvriers, ne comprenant pas bien ce qu’ils faisaient, comment est-ce qu’ils adaptaient les consignes dans leurs façons de faire, comprennent vraiment comment extraire de ceux qui faisaient, une possibilité de les normer.
Ça a commencé là, mais cela s’est ensuite répandu comme une traînée de poudre à travers la crise, qu’il faut appeler « crise de la gouvernance ». Le fait que les maîtres de la société moderne, ceux qui doivent la gérer ; les politiques, ne sachent plus comment faire. Les crises de la gouvernance sont palpables, au fond, ces gouvernements ne peuvent plus s’appuyer sur la tradition, ne peuvent plus s’appuyer sur des autorités qui leur sont remises au nom d’idéologies partagées, et ils cherchent quelque chose comme une sorte de néo-certitude scientifique sur laquelle s’appuyer. « Nous gouvernons comme ça, parce c’est le mieux, vous n’avez plus qu’à vous taire ensuite, nous faisons cela parce c’est la meilleure pratique ». Ça, ça vous en bouche un coin ! Si c’est la meilleure pratique, qu’est-ce qu’il y a à dire de plus ? Rien. Silence dans les rangs !
La gestion de la population par la bio-politique se constate par l’inflation, dans toutes les sociétés, des budgets de santé, qui crèvent tous les plafonds, qui sont le point d’ingérable des sociétés développées. Les héritages du Welfare state, tel qu’il a été mis au point en Angleterre et sur le continent dans l’après guerre, ces héritages qui permettent de gérer en effet la santé et la retraite, c’est ce qui coule l’économie. On a appris, il y a peu de temps, que General Motors était au bord de la faillite du fait de son programme de retraite et de ce qu’ils offraient, comme garantie de santé, à leurs ouvriers. Ça, c’est au privé. Au niveau public, la sécurité sociale en France, le régime de service public anglais, sont toujours, en permanence, au bord de la faillite et on explique dans toute l’Europe que surtout il faut tout enlever, enlever toujours plus. Et on voit combien, là, se jouent, de façon décisive, les enjeux de gestion de ces sociétés. Ce qui est devenu contemporain de nos sociétés individualistes de masse, c’est l’affirmation dans le même temps des droits de l’homme et de l’habeas corpus. J’ai un corps, j’ai un corps et je veux qu’il soit en bonne santé. Et cela ça coûte une fortune. Comment est-ce que ce droit pourra trouver sa place ? Comment y répondre pour la gouvernance alors que c’est un droit qui se trouve pris d’une façon qui pourrait ne pas avoir de limites ? Comment faire accepter ses limites ? C’est l’enjeu, évidemment, de toute la rhétorique de l’évaluation.