Stéphanie Lavigne

 

 I- La modernité institutionnelle

Les Centres de Soins pour Toxicomanes créés à partir de la loi de 1970 sont maintenant appareillés à l’addictologie.

En 2007, l’ARS (Agence Régionale de Santé) demande aux associations de soin pour toxicomanes et aux centres de soin en alcoologie de se positionner selon deux choix : soit de rester spécialistes dans leur domaine de compétences, soit de devenir généralistes. C’est-à-dire d’accueillir et de prendre en charge l’alcoolisme et la toxicomanie, mais également de s’ouvrir à un nouveau concept : l’addictologie, prenant donc en charge toute forme d’addiction. C’est ainsi que les centres en alcoologie et les centres de soins pour toxicomanes n’existent plus, ceux-ci sont dorénavant identifiés par les pouvoirs publics comme CSAPA (Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie).

Si nous revenons un peu en arrière, l’addictologie existait avant 2007 : venant de la médecine, elle s’appuie sur le discours de la science. Il existe du côté médical, une capacité en addictologie, formant des addictologues en 2 ans, et un Diplôme Universitaire ouvert au non médecin formant également à l’addictologie en un an. Entendez donc qu’un addictologue est formé à l’addictologie, ni plus ni moins : médecin ou non, la formation s’appuie sur une norme du « bien consommé ». Les pouvoirs publics ont appliqué aux Centres de soins cette nouvelle discipline qu’est l’addictologie. Le signifiant maître anglo-saxon « addict » est repris dans le discours de la science via le discours universitaire. Une nouvelle politique de santé publique est mise en place afin de rentabiliser ce dispositif, mariant ainsi le discours de la science avec celui du capitaliste. Dans les Centres de soins, il s’agira de traiter « des consommateurs du trop » et non des sujets parlants.

En effet, selon la circulaire du 16 mai 2007, une définition de l’addiction est dorénavant inscrite dans les textes de loi régissant les nouveaux Centres d’Addictologie.

Je vous livre un extrait de la circulaire :

« L’addiction se définit comme un « processus dans lequel est réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer du plaisir et de soulager un malaise intérieur, et qui se caractérise par l’échec répété de son contrôle et sa persistance en dépit des conséquences négatives » .

« Les conduites addictives font intervenir trois types de facteurs qui interagissent : la personne, son environnement et le produit consommé (ou l’objet de la conduite addictive). Ainsi, toute intervention visant à modifier ces conduites doit se déployer sur ces trois domaines.

Le champ des addictions couvre aujourd’hui :

– les conduites de consommation de substances psychoactives, quel que soit le statut légal de la substance ;

– les addictions dites « comportementales » ou addictions sans drogue qui correspondent à des comportements compulsifs, notamment le jeu pathologique. »

Voilà, les signifiants sont posés, l’addiction est un comportement, une conduite de consommation. C’est ainsi qu’une définition de l’addiction est inscrite au mépris du « parlêtre ». Cette logique satisfait à une volonté déjà présente au sein de la psychiatrie, j’en isolerai trois moments :

– Le choix du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) se voulant athéorique, réduisant la clinique psychiatrique à un ensemble de signes. Ceux-ci deviennent alors comptables, obéissant à un chiffrage statistique, répondant par le fait aux soucis du « tout évaluable », permettant une universalisation par le nombre. J’insiste sur le fait qu’historiquement le DSM n’était pas une référence ayant valeur d’orientation clinique.

– Le 2ème temps se trouve chez les Américains avec le Psychiatre Aviel Goodman, qui après un article en 1990 nous donne une définition de l’addiction, qui deviendra une référence mondiale concernant d’addictologie : c’est la naissance des traités d’addictologie. En France, il sera repris par le Professeur Reynaud.

– Le 3ème temps, je l’ai découvert récemment. Il présage de l’ascension toujours croissante de la science, il s’agit de l’ASAM, (American Society of Addiction Medicine). En effet, depuis août 2011, l’ASAM propose une nouvelle définition de l’addiction : « La dépendance est une maladie chronique du cerveau, un syndrome qui va au-delà d’un problème comportemental lié à l’excès de drogues, d’alcool, de jeux, de sexe ou de nourriture, … » Cette définition s’appuie sur les neurosciences.

Du DSM à l’addictologie donc, du traitement statistique au comptage de la jouissance : un peu, beaucoup, passionnément, à la folie… pour finir par les neurosciences qui présentent via l’imagerie cérébrale un corps mortifié et réduit à ses organes. Croyez en la science, elle trouvera la thérapeutique dans l’organe cerveau, responsable selon son réel des symptômes du « parlêtre ». En tout cas, elle le croit.

 

II- Le réel de la science versus le réel de l’inconscient

Revenons aux énoncés de la modernité, afin d’entendre comment l’être parlant est traversé par la technique. Au 21ème siècle, il n’est pas rare de rencontrer des patients qui se disent « addict à ..? » ; au téléphone portable, à l’I-pod, au wifi, aux écrans en tous genres : télévision, ordinateur, console de jeux… Le sujet est appareillé d’un ou plusieurs objets. C’est un fait, nous voilà sous le règne de « la montée au zénith social de l’objet a ».(1)

Jacques Alain Miller nous avait déjà indiqué lors de la conférence de L’Association Mondiale de Psychanalyse en 2004 que les sujets du XXIème siècle étaient déboussolés, certes, mais pas sans boussole, nous indiquant par là cette nouvelle boussole qu’est « la montée au zénith de l’objet a ».(2) Mais alors, qu’est-ce que c’est « l’objet a » dans cette montée au zénith ? Il ne s’agit pas de cet objet inscrit comme cause du désir pour le Sujet, mais d’un leurre incarné par les différents objets de consommation, des objets gadgets.

Quant à l’addictologie, elle part du réel de la science qui est démontrable par la logique comptable, par le nombre (un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout « addict »).

Elle identifie un objet selon des normes, évalue la consommation, et tente de rééduquer le sujet qu’elle épingle comme « consommateur déviant ». Face au réel de la science, Jacques Lacan a défini un autre type de réel propre à l’inconscient, qui ne peut s’approcher que par la psychanalyse. Un impossible singulier à chacun, qui dit quelque chose de chaque parlêtre, de ses rencontres toujours hasardeuses, bonnes ou mauvaises. Ce réel part de la vérité inconsciente. Un savoir peut y être obtenu, via l’analyse mais il n’est jamais disjoint de la vérité.

Le réel de l’addictologue s’oppose à celui de Lacan. En effet, c’est un réel qui ne s’embarrasse pas des encombrements de l’être parlant. Ce réel est muet, il ne dit rien de la vérité du sujet, il est paramétré par rapport à l’objet consommé et le parlêtre en est réduit à une somme de comportements.

III- Prendre acte et bricoler

Lorsque l’on travaille dans un CASPA, comment imaginer un bricolage, qui ne dénie pas les obligations de l’Agence Régional de Santé (A.R.S), en ménageant une place au réel de l’être parlant qui lui est propre ?

Lors du passage en CSAPA, et à la demande de l’ARS, les institutions de soin pour toxicomanes et alcooliques ont dû se positionner face à un dispositif nommé « accueil généraliste ». C’est à ce moment que j’ai accepté d’occuper un nouveau poste, « Responsable thérapeutique ». Titre un peu pompeux, mais qui avait l’avantage de ne pas exister dans les textes du droit du travail, me laissant ainsi une certaine liberté d’action face au changement qui devait s’opérer.

C’est donc sous cette appellation que je découvre le travail de réflexion commencé et le début de sa mise en place dans un futur CSAPA.

Il s’agissait d’un accueil téléphonique afin d’orienter le futur patient dans des protocoles pré-établis. C’est-à-dire, création d’un protocole pour les drogues illicites, un pour le tabac, un pour l’alcool, un pour les troubles alimentaires, un pour les jeux… tous ces protocoles répondaient tout à fait au discours du maître.

J’ai proposé à l’équipe ainsi qu’à la direction, d’organiser des réunions autour de cas clinique. Ce temps de réflexion devait permettre à l’équipe de répondre aux obligations demandées par l’ARS, tout en respectant la singularité de chaque sujet, c’était en tout cas mon objectif. Je vous livre un extrait des cas clinique sur lesquels je me suis appuyée :

 

Vignettes cliniques :

Mme M, franchit la porte de l’institution avec cet énoncé « je suis addict au ménage ». Au- delà du premier énoncé, Mme M m’explique comment elle est contrainte de dormir à même le sol afin de préserver la propreté de sa literie. J’ai entendu ce qui m’a semblé être un premier débranchement du sujet lors du départ de son mari, suivi d’une alcoolisation massive, entrainant une hospitalisation. Madame M se retrouve alors confrontée à un Autre menaçant qui envahit tout son espace psychique, le ménage étant peut-être une tentative de mettre à distance cet Autre. Allait-on créer un protocole pour les « addicts au ménage » ? Allait-on mesurer les quantités d’alcool ingérées afin de la faire entrer dans le protocole des addicts à l’alcool ?

Mlle J. est une jeune fille d’une vingtaine d’années. Depuis quelques semaines un chirurgien lui a enlevé un morceau d’estomac. L’intervention sur le corps l’a laissée sans mot, la précipitant dans la recherche d’un lieu où « ses maux » pourront être entendus. En effet, « le trop » dont souffre cette demoiselle ne se limite pas au trop de sucre ou de gras. Il contamine également son espace de travail, il y a, là aussi un « en trop ». La modernité des traités d’addictologie l’aurait épinglée d’une addiction à la nourriture, traitée et rééduquée, sans entendre que le réel auquel cette jeune fille est confrontée n’est pas rééducable. Le premier entretien m’a permis d’isoler une contingence à l’âge de 8 ans :

La scène se déroule chez son pédiatre. Lors d’une consultation celui-ci s’adresse à sa mère lui signifiant que le poids de sa fille est beaucoup trop élevé pour son âge, il prononce ces mots : « votre fille est obèse ». Après cet épisode la mère réorganise tous les repas familiaux : les parents mangeront désormais de leur côté, les enfants de l’autre, les ainés. Mlle J. aura une alimentation prescrite par une diététicienne. « L’ordre de fer » (3) semble être mis en place pour cette enfant.

Plus tard, sa mère décide d’envoyer sa fille dans un internat sur ces mots : « puisque je ne suis pas capable de te nourrir correctement, là bas, ils le seront ». Une mauvaise rencontre donc, un point de bascule pour Mlle J., celui de la rencontre avec le signifiant « obèse ». Le monde de cette demoiselle s’en est trouvé modifié, elle me dira : « ça a tout changé, après, cela n’a jamais plus été comme avant ». En effet, la rencontre avec le signifiant « obèse » semble avoir fonctionné pour Mlle J. comme un S1. C’est-à-dire comme un signifiant seul, détaché de la chaine signifiante.

A la suite de plusieurs réunions et en partant du cas par cas de la clinique, quelque chose de « l’unique » chez chaque patient a pu être entendu. C’est ainsi que la proposition des addictologues s’est fissurée.

 

Une application institutionnelle de l’universel du langage

C’est ainsi que je suis partie de « la montée au zénith de l’objet a », et des sujets déboussolés « tous addicts donc … ». Cet énoncé, me paraît être une formule qui permet : d’une part de réduire la portée de l’addictologie comme théorie sérieuse pour orienter une thérapeutique, et d’autre part, « tous addicts » devient un équivalent à « l’addiction ça n’existe pas ». Il s’agit toujours de quelque chose d’autre chez l’être parlant.

Le pas de côté a permis d’éliminer tous les protocoles prévus initialement en faveur d’un seul. « L’accueil généraliste » sera désormais soutenu par l’universel de l’être parlant : « tous addicts au langage ». Un premier entretien susceptible d’entendre les « ratages », et les rencontres toujours traumatisantes d’un signifiant avec le corps. Un seul protocole, qui prend en compte les signifiants de la modernité « je viens vous voir parce que je suis addict à … » ; mais une différence radicale par rapport aux protocoles centrés sur le comportement via l’objet de l’addiction. Une différence qui porte sur une orientation des traitements : le savoir se trouve toujours du côté du sujet et non de l’Autre. La rencontre avec son réel nous permet d’entendre quelque chose d’une façon unique et non « protocolisable ».

Les protocoles initialement prévus s’appuyaient sur un savoir non troué, qui permettait d’anticiper les demandes des patients. Ce savoir est placé en position d’idéal thérapeutique : « il y a une réponse à donner au patient, il y a un protocole qui est fait pour ça ». Il me semble que les protocoles sont inventés par les institutions pour se défendre du réel de la clinique. A contrario, le psychanalyste qui a fait le vide de son savoir préétablit, est en mesure d’entendre un savoir qu’il sait toujours lié aux effets de vérité.

Là où l’institution, via le discours du maître, imagine des protocoles, le psychanalyste accueille le réel du parlêtre et en prend acte. C’est ainsi qu’entre institution et psychanalyse une question reste ouverte : quelle place pour la psychanalyse dans une institution, sachant qu’il existera toujours une tension entre les deux au regard du réel ?

Pour conclure, j’ai donc accompagné la construction d’un protocole, puisque « la machine institution » ne peut s’en passer. Mais un protocole qui pourrait se définir sur cet énoncé : « Ce que vous appelez votre addiction ne vous dit rien de qui vous êtes ». Il me semble que ce bricolage a décomplété le grand Autre institutionnel de son savoir scientiste qu’est l’addictologie. Une construction qui a permis à l’institution de répondre à une demande de santé publique, via le discours du maître gestionnaire, mais un tout petit peu entamé par la psychanalyse.

(1) Lacan, Jacques, Radiophonie, 1970, Autres écrits, Paris : Seuil, p 414.

(2) Miller, Jacques-Alain, Une fantaisie, IV Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse, 2004.

(3) Lacan, Jacques, Le séminaire livre XXI, Les non-dupes errent, 1973-1974, leçon du 19 mars.