Il y a tant de parole aujourd’hui. Partout, tout le temps, nous vivons dans un flot ininterrompu de paroles. Paroles libres, légères, autorisées, dévoilées, décomplexées, désinhibées, éhontées même. Elles glissent, elles passent, elles font un arrière plan indifférencié, un flux, se fondent en un bruissement incessant… : cause toujours !
C’est que le soin est partout : on care à qui mieux mieux pour voiler l’exploitation grandissante du corps de chacun. Car dans le soin bien sûr, on vante tout particulièrement les mérites du tout dire, on multiplie les lieux et les adresses, en individuel ou dans des groupes, en privé, dans de grandes messes, dans les medias, où l’on peut à longueur de temps dérouler ces récits de vie longuement élaborés devant ses pairs ou devant la terre entière. Car on s’accorde : parler fait du bien. Et ne coûte rien. Tout le monde n’est-il pas doté de ces organes : une bouche et des oreilles ? Alors former tous les opérateurs au maniement de la parole afin que l’écoute soit partout. Partout mais pour rien. Ou alors pour mieux la moudre, cette parole, dans le moulin de la science qui la désinfeste de sa singularité en la passant dans les questionnaires d’où sortira un chiffre, sans qualité, juste bon à faire tourner les machines de l’évaluation universelle. Dès lors, ce qui ne se compte pas, n’existe pas et l’on accroît ainsi le malheur. Mais « là où il y a le danger, croît aussi ce qui sauve » nous dit le génial Hölderlin : la naissance de la psychanalyse, son maintien et son succès, sont indissociables de l’universalisation produite par la science. La pratique de la parole dans la psychanalyse, par « un tout dire » qui ressemble pourtant à celui de l’époque, prête pourtant à bien d’autres conséquences. Ce n’est que par ce dispositif singulier qu’a quelque chance de se toucher ce qui cause la souffrance et les impasses de l’individu contemporain. Et lorsque le traitement du désarroi passe par l’avalanche de consolations prêtes-à-porter, perpétuellement décevantes, qu’apporte la technique, la psychanalyse mène au contraire à l’apprivoisement durable des impasses singulières de chacun. Et c’est notamment parce que l’acte analytique vise non pas simplement le soulagement par le dire mais un serrage de la cause du dire, qu’il peut faire poids face à la dissolution contemporaine des sujets dans l’océan collectif inoffensif des dits. Il y a deux corps de la parole : la langue commune, celle du business as usual, un trognon sans qualités, et la lalangue qui parle de moi comme aucun autre. C’est cela la matière de notre discipline, elle n’est pas galvaudée et n’est donc pas « low cost ». Elle s’apprend longuement et requiert la pratique de l’analyse personnelle pour se transmettre en se réinventant toujours. Et c’est pourquoi elle est efficiente et donc précieuse. Et c’est pourquoi aussi ses oasis s’étendent à mesure que croît le désert.
Nous nous retrouverons le 13 février pour une nouvelle Conversation qui s’appuiera sur deux exemples cliniques singuliers de cette pratique de nos collègues Mathilde Braun et Coralie Haslé, une pratique qui fait poids et a pu toucher les corps de ces deux sujets aux prises avec leurs addictions.
Pierre Sidon
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Mathilde Braun :
Avec le cas de Madame S. nous questionnerons l’utilisation que tel sujet féminin fait de l’alcool : avec les hommes, son père, ses ami(e)s. Et nous verrons comment, au-delà des identifications, peut se dégager ce qui la pousse à boire « trop ».
Coralie Haslé :
On entend souvent dire des sujets addicts qu’ils ont du mal à se saisir d’une offre de parole et qu’ils ne s’engagent pas facilement dans un travail psychothérapeutique. Nous essaierons de montrer, par un exemple clinique, les effets thérapeutiques que l’on peut constater quand un patient se saisit volontiers de cet espace pour parler – et en apprendre quelque chose ! – de son propre fonctionnement et de son rapport au monde.