Sculpture : Saint Alban, 1984 Grande maternité

Coralie Haslé et Pierre Sidon

Comme tous les mois, nous nous sommes retrouvés ce lundi 21 mars 2016 pour nos conversations cliniques autour des addictions. Comme tous les mois, mais sous plusieurs aspects un peu différemment. Première différence avec notre cadre habituel, nous avions ce jour à discuter autour de deux cas cliniques, avec la particularité supplémentaire qu’il s’agissait de deux cas cliniques féminins, ce qui a été rarement le cas dans nos conversations jusqu’ici. Et pour commenter cette soirée déjà particulière, Laure Naveau nous a fait l’honneur de venir converser avec nous.

  1. Echos du séminaire de Tours

Elle a ouvert la conversation en évoquant la venue récente de Julien Berthomier et Éric Taillandier, membres du TyA de Rennes, à son séminaire de l’université de Tours sur l’enseignement de Jacques-Alain Miller. Ces étudiants de divers horizons y viennent s’enseigner un peu de la particularité de l’approche psychanalytique telle qu’enseignée par Jacques-Alain Miller par rapport aux approches psychothérapeutiques. Grâce à cette intervention, les étudiants ont pu percevoir que notre façon de prendre en charge les addictions s’oppose certes aux protocoles, mais pas sans une grande rigueur. Notre approche met au cœur la dimension du sujet et la fonction que l’objet a pour lui. Il s’agit là d’une dimension proprement intraitable en tant que telle puisque nous sommes tous addicts… à quelque chose qui nous vient du langage : l’itération du Un qui détermine l’addiction fondamentale, qui se trouve à la racine du rapport du corps à la jouissance. Nous avons aussi utilisé la conceptualisation de Lacan sur l’aliénation et la séparation (Séminaire XI) pour décliner l’objet drogue. Et évoqué, avec l’article d’Andrés Borderias (Scilicet, Les objets a dans l’expérience psychanalytique, Congrès AMP 2008 à Buenos Aires, Publication ECF, 2008), la question de l’objet drogue dans la névrose. Reste une question : est-ce que celui qui prend des drogues veut savoir quelque chose de sa jouissance ? Comment intervenir sur des mots qui auraient percuté le corps ? Si tant est qu’ils veulent bien essayer d’en retrouver l’écho… C’est évidemment un challenge car c’est trop tard quand il n’y a pas la fonction du manque… mais à la fois ce n’est pas toujours trop tard : il y a souvent quelque chose à faire. Ainsi Julien Berthomier affirme-t-il vouloir « accueillir le sujet avec son objet d’addiction pour qu’il puisse aller vers la parole. » Les participants ont été frappés par la modestie et à la fois par la subtilité qui rend une opération possible pour un sujet, au un par un : la seule à même de faire valoir, pour chacun, la fonction de l’objet addictif. On a conclu que la jouissance se situe, « au-delà du principe de plaisir », du côté du ravage, et que le défi du psychanalyste est d’aller chercher le sujet dans son auto-érotisme avec son objet. À-travers un exposé théorique et un cas clinique, ils ont pu conclure que le psychanalyste humanise la jouissance qui est, pour tout le monde, inhumaine.

Laure Naveau nous a conseillé aussi, pour nourrir nos réflexions, de nous référer au texte de Pierre Skriabine sur la clinique borroméenne (sur le site UFORCA : http://uforca-pidf.pagesperso-orange.fr/page11/index.html), car la clinique des toxicomanes, c’est la clinique des nœuds, c’est-à-dire la clinique de la souplesse.

  1. Quelques notes sur le cas clinique de Sabrina Belemkasser

Aurélie Charpentier-Libert a ensuite présenté le cas clinique écrit par Sabrina Belemkasser. Il s’agit de la prise en charge sur plusieurs années, avec des moments d’arrêt, d’une femme alcoolique autour de problématiques avec ses enfants. Après la présentation d’Aurélie Charpentier-Libert et plusieurs échanges très riches avec Sabrina Belemkasser, nous avons pu, à partir du cas, élaborer autour de l’alcoolisme, de la maternité et des symptômes psychotiques. Laure Naveau interroge : est-ce que pour elle la question c’est, comme elle le croît, fille/garçon ? Ou tout est-il centré sur « la mère » ? Celle qu’elle a perdue, celle de substitution, celle qu’elle veut être à tout prix… bref : elle veut être mère, son addiction, c’est en fait une addiction à la mère. Laure Naveau rapporte à ce propos l’histoire d’un patient alcoolique de 30 ans qui s’alcoolisait, ouvrait la fenêtre et criait « maman ! ». La bouteille, c’était, dans son cas, le lait maternel. Ça situait d’emblée l’addiction orale, dont Lacan parle dans les complexes familiaux, du côté du sevrage mère-enfant. Ici il semblerait que c’est bien plus nourrir qui lui importe, à-partir d’une sorte de forclusion de la mère, que la question garçon ou fille. Est-ce que l’addiction viendrait alors ici représenter comme une sorte de suppléance à cette forclusion ? Il y a un ici comme un ravage mère-fille, un manque du don d’amour et l’addiction semble venir comme tentative de combler maintenant ce qui a manqué alors.

De là nous avons été conduits à évoquer aussi la différence entre l’être femme, celle-ci est manquante, et l’être mère : celle qui a, nous enseigne Lacan. Certaines femmes surmontent d’importantes difficultés subjectives par des maternités apaisantes à répétition signale Richard Bonnaud. Mais dans ces cas, souvent alors, le nouveau-né n’a pas de statut phallique à la naissance, c’est l’objet chu d’elles, comme cette patiente semble-t-il : le baby blues n’est pas adressé à l’enfant, mais il témoigne du vide de ce qui la faisait pleine, à la différence de certaines mères d’autistes où l’on peut repérer parfois comme une fusion : une absence de séparation.

Pierre Sidon interroge sur l’élaboration produite à deux dans le dialogue avec la patiente : Sabrina Belemkasser est-elle ainsi amenée à écrire par exemple : « nous deux », en parlant d’elle et de sa patiente. Ici il semble que la psychologue a tenté de soutenir sa patiente contre une désubjectivation produite par les soignants, un frein mis à sa tentative de maternité, qu’au contraire, elle a choisi de soutenir. Laure Naveau commente : « vous lui avez gardé une place de sujet : la place vide, c’est ça. » C’est une question, évoque Stéphanie Lavigne, avec ces patients qui sont parfois étiquetés « très fous » et la maternité : certains médecins ou éducateurs nous disent, à nous psychologues : mais à quoi ça sert, ce que vous faîtes ?

Mais elle la patiente a accepté de se voir retirer la possibilité de faire des enfants, passage à l’acte qu’elle regrette dans un deuxième temps. Et en effet, souligne Laure Naveau, « ça a touché son être mère : ça l’annule. Or c’est de ça qu’elle se soutenait. C’est d’autant plus grave que c’est quelqu’un qui n’a pas de recours possible à la question féminine . C’est forclos. SI l’occasion lui en est donné, il faudra voir à travailler à une autre suppléance. »

Catherine Stef, commentant par courrier les cas, dira de ce sujet qu’elle repère « quelque chose de la haine des femmes dans le cas de Sabrina Belemkasser, avec une sœur, une mère et une fille mortes. Et une jumelle qu’elle dit phallique. Qui est surtout une jumelle vivante, et haïe. Me font penser à un jeune homme aux prises avec l’image infernale de son frère jumeau, qui s’impose à lui depuis toujours, ne lui laissant comme alternative que l’effacement le plus mortifié, derrière une timidité qui l’empoisonne, ou une excentricité bruyante et tapageuse qui, grâce à l’alcool, l’empoisonne autant. »

  1. Sur le cas présenté par Mathilde Braun

Présenté par José Altamirano, il s’agit d’une jeune femme qui n’est pas elle-même addict, sinon au savoir, mais dont la vie tourne autour des produits et qui craint de devenir dépendante à un produit (dans le cadre de son travail, et dans le rapport avec ses proches). Les échanges permettent d’articuler, là aussi, le rapport de cette femme aux produits avec son rapport à sa mère. Elle est elle-même en position de l’objet d’addiction qui fait bouchon pour la mère. Le savoir est en position phallique pour cette femme brillante, qui « ingurgite du savoir ».

Pour Catherine Stef, « c’est en quelque sorte, dans ce cas, la « furor sanandi » retournée contre elle-même, avec son vœu de mort qui se retourne contre elle. »

Laure Naveau dira de cette patiente qu’elle a une addiction au phallus, à la position phallique, elle laisse peu de place à l’autre, et notamment au partenaire masculin. Elle craint donc d’avoir besoin du toxique pour conserver sa jouissance phallique. Il s’agit pour cette femme de travailler en analyse, comme elle l’a déjà commencé, ce qui lui a déjà permis de faire plus de place à la parole dans son travail, son rapport à la castration, à être plus féminine, plus manquante.

Ainsi, ces deux exposés passionnants, mis en valeur par les présentations de nos collègues et les interventions de Laure Naveau, nous ont permis d’avancer sur l’articulation pour les femmes, selon les structures, de l’être femme, l’être mère, et de la jouissance du toxique.