Fabian Fajnwaks

Photos Daniela Ramos Garcia : installation « Compulsion intérnée » : des habits trrouvés par terre en état amorphe, qui conversent avec l’état des corps de leurs propiétaires les plus récents….

« …E que comiam luz », Chico Buarque – Brejo da cruz

De passage à Belo Horizonte après le Congrès de l’Association Mondiale de psychanalyse sur le « Corps parlant », j’ai participé avec Danielle et Philippe Lacadée à une expérience très particulière qui m’a laissé les plus vives impressions : Une consultation de rue auprès d’usagers toxicomanes dans une des favelas de la ville.

Fabian

La « consultation de rue » consiste en fait en une camionnette, assez comfortable, avec des banquettes arrière en vis-à-vis, ce qui laisse penser en un premier moment que c’est dans la camionnette même que la consultation aura lieu. Mais il n’en est rien : la camionnette transporte une équipe de quelques intervenants (notamment Rosie, Daniela, Roberto… ) qui vont à la rencontre des usagers de drogue (du « crack » principalement, un peu de cocaïne et de l’héroïne aussi), dans les rues de la favela, en leur distribuant des préservatifs et des gobelets d’eau minérale, ce qui leur permet de nouer la conversation. Le jour où je m’y suis rendu on n’a pas pu d’entrer dans la favela même, car il y avait un règlement de compte entre les traficants, et le climat était très tendu. Nous sommes restés aux abords, dans une zone de bord entre la ville et cette autre ville avec ses lois et ses usages propres qui constituent les favelas au Brésil et en Amérique Latine.

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Nous arrivons au niveau d’une petite rue qui longe une sorte de boulevard périphérique où circulent en permanence des voitures, des bus et des camions, qui assurent les liaisons entre la ville et sa périphérie. Les consultants descendent de la camionnette et, préservatifs et gobelets en main, approchent un groupe d’usagers assis le long d’un mur en face de l’avenue périphérique. Ces sont des corps maigres, fatigués, sales, au regard perdu, quelques-uns sans dents et avec des blessures : presque des zombies, si ce n’est parce que les dangers de la vie dans la rue les rend attentifs à ce qui se passe autour d’eux. Les consultants connaissent les usagers par leur prénom. D’autres usagers s’approchent des consultants. Ils repartent avec les préservatifs et les gobelets, après avoir échangé quelques mots avec mes accompagnateurs. Ils nous présentent certains des usagers : « Voici des gens venus de France pour vous rencontrer » : Ils nous serrent la main, quelques-uns disent quelques mots gentils. La plupart s’adressent à nos accompagnateurs, les consultants, qu’ils connaissent bien. lls leur parlent, très brièvement, de leur quotidien : des difficultés qu’ils ont à être à la rue, des difficultés que ces corps parlants y endurent. Ils ne demandent rien : Ils en font juste état de leurs difficultés, et puis ils s’en vont non sans nous serrer la main à chacun des participants de ce groupe.

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Soudain des coups de klaxon éclatent dans le grand boulevard périphérique : une des usagères s’est risquée à traverser cette six voies, où toutes sortes de véhicules de tailles variées défilent à toute vitesse, pour nous rejoindre. Au risque de se faire écraser. Les voitures freinent pour éviter ce petit corps qui serpente sans sourciller entre les voitures. Elle s’approche de nous, à moitié habillée, les pieds nus et presque sans cheveux. Elle engage la conversation avec Daniela, une des consultantes, après nous avoir salué. Nous allons repartir avec elle, car elle demande à ce qu’on la conduise à notre prochain point d’arrêt. Elle monte donc avec nous dans la camionnette. Impossible de dire quelle âge a ce corps squelettique dont émane un sentiment de déréliction : son regard perdu se fixe sur quelques-uns nous pendant le court trajet. Une des intervenantes nous expliquera après qu’elle s’arrache les cheveux car elle délire sur les poux. Arrivés au bord d’une autre favela, dans rue rue mal éclairée, elle descend et nous dit au-revoir d’un geste de la main. Là nous rencontrerons Jessie [1] assise au bord du trottoir. C’est elle qui vient à notre rencontre. Les préservatifs et gobelets d’eau au préalable, elle vient serrer la main de chacun d’entre nous. Nous apprendrons que cette jeune femme est enceinte de trois mois et qu’elle s’est déjà fait retirer ses trois enfants précédents, confiés probablement en adoption, la coupant ainsi de tout contact avec eux. La question de l’avortement, interdit officiellement au Brésil ne se pose quand-même pas à elle, et comme nous le fait remarquer plus tard une des soignantes, le seul lien qui aurait pu la relier à quelque chose d’extérieur au monde du crack de la rue, ses enfants, a été coupé. Nous entendons dans ses propos que ce n’est peut-être pas tant la maternité elle-même, que le lien à un Autre, qui a été dramatiquement coupé pour Jessie, et la possibilité d’utiliser ce lien comme moyen pour la re-inscrire dans l’Autre est négligé par les pouvoirs publics. Car ces sujets, nous explique-t-on aussi, sont généralement rejetés par la famille dès qu’ils touchent au crack.

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Est-ce le crack qui produit le rejet, ou un rejet familial ou parental initial qui les pousse vers la rue et le crack ?

Nous aimerions le savoir, mais la question paraît presqu’indécente et hors propos parmi ces corps perdus. Et en fait ces corps trop réels, squeletiques, presqu’au bord de la déréliction la plus absolue, rendraient presqu’impertinentes toute question ou propos qui pourraient leur être adressés. D’où, peut-être, quelque chose qui nous a surpris au premier moment, mais qui trouve sa logique dans l’après-coup : l’aisance avec laquelle les consultantes accueillent les usagers. Les rencontres son courtes et éfficaces, presque calibrées : Elles soignent les blessures de quelques-uns, discutent brièvement avec d’autres et les rencontrent presque dans la joie, comme si leurs corps devaient s’ajuster à l’état où se trouvent les corps des usagers, à défaut de pouvoir donner lieu à une parole plus soutenue dans ces rencontres. « Se coltiner la misère du monde », comme disait Jacques Lacan dans Télévision, implique peut-être cette légèreté que leurs corps semblent exprimer.

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Mais se coltinent-elles cette misère, protestent-elles ou encore, collaborant-elles avec le discours qui conditionne cette souffrance, comme le signalait le vieux sage à la Télévision, en évoquant le discours du Maître ? Rien n’est moins sûr : le discours qui conditionne nos soignantes n’est plus celui du Maître, mais sa variante contemporaine, le discours du Capitaliste, formalisé par Lacan aussi.  Pourquoi ne pas considérer qu’elles décomplétent plutôt, par leur présence, cet excès de jouissance lié au produit drogue qui circule dans ces territoires ? Qu’elles décharitent la jouissance ? Que les gouvernants, impuissants face à ce phénomène depuis que la crack a gagné ces populations apparemment en marge de la société, mais qui ont bizarrement recréé une économie parallèle qui a ses règles à la manière et en miroir presque de la société marchande qui semble les exclure, les payent probablement pour maintenir la paix sociale, mais que dans un malentendu, elles détournent ce contrat tacite en cherchant à allèger ces corps de la jouissance du produit dont ils sont l’objet ?

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Dans le beau texte que Philippe Lacadée leur a consacré dans Lacan Quotidien [2], il rapporte que ces anges en blanc, comme il les appelle, lui avait confié que certains usagers, intrigués, leur avaient posé la question de pourquoi elles venaient les voir? Est-ce par amour ? Et en fait on peut dire qu’elles ne donnent pas ce qu’elles n’ont pas, mais plutôt ce qu’elles ont : Leur présence. Comme l’analyste, qui donne ce qu’il a, son désir, elles permettent par leur présence, une rencontre avec chacun de ses naufragés de la ville, car la consultation de rue n’est autre chose que cela : une rencontre .

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« La police surveille ce qui se passe ici », nous indique une des soignantes , en levant son regard vers des caméras protégées, postées sur des poteaux. L’irruption du regard de l’Autre nous surprend un moment et très rapidement nous fait comprendre qu’en fait cette zone mal éclairée où errent ces corps presque fantomatiques est, à sa manière, intégrée à la ville. Si géographiquement cela pourrait être discuté, aux marges ou pas de la ville, comme en extension de celle-ci, la raison qui concentre les usagers dans cette zone, la drogue, dessine en fait une topologie très particulière qui semble intégrer ces corps d’une manière particulière à l’économie de la ville, comme en miroir à celle-ci. Nous discutons après la consultation avec Rosie et les consultantes de ces raisons économiques, véritable discours qui traverse ces corps morts vivants des usagers et qui soutient le marché de la drogue : des véritables raisons des pouvoirs publics pour ne pas dépénaliser, de l’expérience uruguayenne, où c’est le gouvernement qui participe à ce marché, et des 30 et quelques états américains à avoir dépénalisé et privatisé le marché de la drogue…. Nous nous éloignons alors un peu, à la faveur de la discussion, de ces corps qui nous ont tant frappés, mais nous avons l’impression alors de véritablement inscrire l’horreur de ces corps dans le discours qui le conditionne, et nos consultantes comme oeuvrant à leur manière, contre ce discours.

[1] Les prénoms des usagers ont été changés.

[2] L’Enfer, les anges et l’idiot. Lacan Quotidien. N° 426. 27 septembre 2014. lacanquotidien.fr

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