Éric Colas, psychologue clinicien, CSAPA UDSM Meltem (94)

Prologue

Dans la perspective de travailler sur le thème des Narcotiques Anonymes, je prends contact avec APTE via le site internet, l’email indiqué fait répondre le Conseil d’Administration de APTE, qui rassemble des dépendants, anciens (usagers) de cette post-cure. Un rendez-vous s’organise dans un appartement parisien où la bienveillance et la chaleur masquent l’envie de rencontre, l’ouverture vers l’en-dehors de la communauté et le passage à l’épreuve du professionnel mis à la question.

Épreuve réussie ! On me propose d’être accompagné à une réunion des Narcotiques Anonymes avec un membre du CA de APTE, ainsi qu’à la Journée des anciens de APTE ! Nous utiliserons les SMS pour l’organisation de ma venue à cette réu et J* commence le travail de l’avant réunion en soutenant mon envie de venir (qui est déjà acquise !)

(ndlr : le texte des SMS à été réécrit en français plus « soutenu »).

Le lendemain de la première rencontre.

Bonjour, nous nous sommes rencontrés hier chez X*. Je suis toujours partant pour participer à une réunion NA. Cordialement, Éric.

Bonjour Éric, justement j’allais vous contacter. Êtes-vous partant pour ce soir à HH:30 à S* ? Ou bien au même endroit, la semaine prochaine, sinon un autre jour de la semaine. À plus tard, là je prends le volant et ne peux tél 😉

Quelques miniutes plus tard.

Vous êtes disponible, que je vous tél ?

Moins d’une heure avant le début d’une réunion.

Je prends juste connaissance de votre message. On remet ça à la semaine prochaine ?

Entendu, bonne soirée à vous, cdlt, J* 😉

une semaine plus tard, la veille de la réunion à S*

Éric bonjour, j’espère que vous allez bien, êtes-vous toujours d’accord pour une réunion NA demain soir à HH:30 ? Bon après-midi, cdlt, J*

bonjour, oui je suis toujours partant pour la réu de demain à HH:30. L’adresse est **, rue des *** à S* ?

Oui tout à fait, le mieux est que nous nous donnions rdv à HH:15, entendu ? Je vous appelle demain après-midi, J*.

Ok. J’arriverai pour HH:15

Merci, à mercredi 😉

le jour J.

Je suis arrivé. Un peu en avance.

J’arrive.

Suis à 5 minutes.

La grille est ouverte ?

Non.

Nous nous retrouvons à S*, dont la municipalité prête une salle à l’année pour des réunions hebdomadaires depuis plusieurs années. Sur le panneau d’affichage, je constate que les AA aussi font des réunions dans ce même lieu. Je retrouve J* devant l’entrée de la salle un peu avant l’heure de début de la réunion. G* arrive avec les clés, nous nous saluons et la suivons jusque dans la salle. D’emblée, la boîte qui contient le matériel de littérature est posée sur la table et la théière remplie et allumée.

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G* poursuit l’installation pendant que que J* me montre la « littérature » qui est utilisée pendant les réunions : des flyers d’information, quelques livres qui donnent la base de la pratique de NA, des guides de déroulement des réunions, … Peu à peu la salle se remplit et chacun se salue affectueusement en s’étreignant. « Comment tu vas cette semaine ? Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus … »

C*, qui a pris du service, animera la réunion et utilise la feuille « guide » de la réunion pour ouvrir la séance. Nous commençons à l’heure et la salle se remplira doucement jusqu’à la fin. Quelques phrases rituelles sont prononcées, voire reprises à l’unison. Nous faisons un tour de table pour que chacun se présente.

X          : Bonjour, je m’apelle X,

Tous     : Bonjour X !

X          : je suis dépendant, et aujourd’hui j’en suis à 144 jours de clean,

Tous     : Bravo !

X          : et là c’est pas facile, mais je suis super content de vous retrouver. (…)

 

Lorsque mon tour vient, j’explique qui je suis, pourquoi je suis là, accompagné de J*. C* me dit que je suis le bienvenu, que la réunion est ouverte à tous. Ce qui m’avait déjà été expliqué lors du rendez-vous avec les anciens de APTE.

Un premier partage est proposé : ceux qui souhaitent dire au plus vite ce qui leur arrive prennent la parole. Le temps est supervisé par C* qui laisse 5 à 10 minutes à chacun.

R* prend la parole pour nous parler des souffrances qu’elle endure avec une relation amoureuse bien compliquée qui est déjà finie mais à laquelle elle ne peut renoncer et qui lui donne envie de se défoncer. Elle explique que la rencontre « coup de foudre » lui a fait l’effet d’un flash et là il faut qu’elle redescende, mais on comprend qu’elle voudrait surtout que ça revienne, se maintienne, mais que c’est déjà fini. Elle pleure, s’interrompt, reprend son récit puis quitte la salle. Elle sera rejointe par F*, arrivée en cours, qui la suit dans les couloirs, mais R* ne reviendra pas ce soir-là.

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G* prend la parole à son tour. Rapidement, il semble ennuyer tout le monde avec ses histoires, sûrement souvent les mêmes. Il glisse qu’il reboit pour se calmer de tout ça, mais n’arrive pas à passionner l’assemblée. Un silence, qui lui échappe, sera l’occasion pour J* de le remercier de son partage, puis tout le monde l’en remerciera ce qui libérera la prise de parole.

Nous passons aux lectures du jour. Nous aurions du commencer par un texte choisi dans le chapitre correspondant au numéro du mois de l’année du livre « les 12 étapes », mais G* qui se charge de cette lecture a pensé à un autre mois, un autre chiffre, le 2. Ce sera donc la seconde étape. Elle s’espliquera plus tard sur ce qu’on considérera, in petto, comme un lapsus. Les lectures ne sont pas commentées, ni discutées, ni expliquées, mais laissées telles quelles. Elle seront illustrées dans le second tour de témoignages.

 

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Mais en cours de route, nous apprenons qu’il y a une nouvelle dans le groupe, ce soir ! Immédiatement, elle est accueillie à l’unison et dans les prises de parole qui suivront, chacun lui dira qu’elle « est la personne la plus importante ce soir » et chacun lui expliquera son parcours et son évolution.

« Au début, je venais, je ne comprenais rien, mais je revenais et il m’a fallu beaucoup d’années pour enfin décider d’appliquer vraiment le programme. J’ai rechutté de nombreuses fois, cessé de venir en réu NA, pour enfin revenir et appliquer le programme : cesser d’écouter ma tête et écouter ce que ceux du groupe me disent ».

À chaque nouveau témoignage, elle est de plus en plus touchée et chacun s’identife de plus en plus à celui qui parle et exprime à sa manière un cheminement similaire dans le rétablissement. À ce moment-là, l’émotion est à son acmée et nous faisons corps. Moi-même, je suis pris dans cette excitation, douce et chaleureuse, cette communion de nos destins. Ce soir-là, elle ne dira rien sur elle-même, personne ne lui posera de questions, elle prendra toutes les marques d’affection, d’attention qui lui seront données. Son visage s’ouvrira, ne sera plus gêné, défait, elle s’épanouira et finira par sourire avec des yeux étincellants, irradiant un certain bonheur et montrant à l’assemblée un visage heureux, resplendissant. Elle acquiescera à certains phrases qui semblent résonner en elle, surtout quand il est question de l’entourage, de la famille.

Et tout le monde parlera, rivalisant de rapidité pour prendre la parole quand le précédent s’arrête, pour lui souhaiter la bienvenue et retracer son parcours et dire là où il en est et que pour différentes raisons ces temps-ci ce n’est pas facile mais qu’on préfère vivre cela clean et avec le groupe. Et de répéter que « le programme marche, faites-le marcher », indiquant qu’ici le fonctionnement est en pyramide inversée et s’appuie sur la base, l’horizontalité et non sur la hiérarchie et l’organisation verticale et que la réussite du programme repose sur le principe de le faire fonctionner.

Des femmes parlent de leur homme qui continue à se défoncer, qui continuait aussi quand elles commençaient à être clean, qu’elles ont dealé pour eux, mais que maintenant elles ont des dents, peuvent les montrer et sourire. Des hommes parlent d’eux et de ce qu’ils ont caché pendant trop longtemps à tout le monde, qu’ils ont fini par en parler ici et ne plus se prendre pour un mégalo et qu’ils continuent à avoir des réflexes, des tics du corps, des snifs du nez, alors qu’ils sont cleans, que le corps leur rappelle leurs anciennes habitudes dont ils se sont séparés.

La mixité sociale est assez forte : il y a quelques hommes en costume-cravatte, cadres dans des grosses boites, des jeunes sortis de l’errance ou dans un Centre de Soins proche de cette salle de réunion, des adultes manifestement très marqués par leur vie, des homos, des bruns, noirs, blancs … un peu de tout.

Et l’identification monte en puissance et électrise notre assemblée et je finis par être grisé par l’imaginaire qui se déploie et la colle des témoignages qui s’engrènent et J* qui m’accompagne en rajoute par petites touches, en aparté, pour que ça monte encore mieux à mon cerveau. Et je suis grisé de voir se déplier devant moi les histoires que certains patients, des plus proches de NA, m’avaient rapportées en séance depuis plusieurs années. Et je vois les rouages de la mécanique identificatoire tourner à plein régime.

C* qui a maintenu l’oeil sur l’horloge de son téléphone, signale qu’on arrive à la fin (ça fait déjà 2 heures !), rappelle que nous sommes tenus à la confidentialité des échanges. Une boite passe où chacun met une pièce, ce qu’il veut, pour payer le prêt de la salle, les sachets de thé, le matériel de la réunion. Nous procédons aux paroles de fin de réunion, nous levons, nous tenons par les épaules pour réciter quelques phrases sues de tous par coeur. Puis, nous saluons les durées d’abstinence de chacun en décomptant par périodes : de 20 à 15 ans, bravo, applaudissements, de 15 à 10 ans, bravo, applaudissements, … de 2 ans à 1 an … de 6 mois à 3 mois …

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La réunion est finie, l’après-réunion peut enfin commencer ! Certains se dispersent, d’autres viennent me voir ou vont parler à la nouvelle. Ils lui donnent leur numéro de téléphone, notent le sien, lui donnent quelques conseils. Elle parle enfin un petit peu d’elle à une ou deux personnes.

Entre temps, j’ai été approché par un des plus jeunes, qui avait fait référence dans son partage à ma présence, aux psys, au sien. Il est pris en charge dans un CSAPA et nous discutons un peu : il est content de son centre de soins, il va mieux, mais le médecin est un peu manipulateur car il se sent obligé de faire le bon patient qui progresse et ça l’exaspère. Ça semble être une habitude dont il voudrait se défaire.

Une ancienne fait de même avec moi, complète son témoignage, me parle d’un étudiant qui était venu il y a quelques années pour son travail de recherche universitaire et qui l’avait interviewé … je crois qu’elle voudrait que je fasse de même. En réponse à une question, elle me confirme qu’on ne parle qu’en son nom, on ne dit que « je » et pas « tu » : en réunion on ne donne pas de conseil sur « ce que TU devrais faire », seulement « comment ça s’est passé pour MOI et ce que j’ai fait grâce au programme ». J’essaye de dire peu de choses sur moi, je me sens une nouvelle fois aspiré. J* nous rejoint et je lui fais part de mon enchantement à toutes ces découvertes. Il me demande si je reviens la semaine prochaine. Je ne sais pas, c’est un travail de recherche qui concerne aussi mes collègues, nous avons aussi prévu d’aller à APTE.

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La nouvelle est sur le départ, elle est toujours très heureuse, je lui demande si elle reviendra. Dans un grand sourire, elle me dit que oui. Elle est sincère. Je trouve qu’il est temps que je me retrouve avec moi-même et de les laisser entre eux. Je prends congé en remerciant J*, je donnerai des nouvelles de la suite de ma démarche.

Épilogue

Dans l’après-réunion, d’autres SMS suivront pour savoir si je reviendrai. Je réponds en demandant les modalités de l’organisation de la Journée des anciens de APTE et plus tard les modalités d’organisation d’une convention NA.

Éric, merci pour ton investissement et ta curiosité, il y a des chances pour que ça puisse avancer. 😉 Bel après-midi à toi, J*

 

Notes complémentaires

Les principes du programme des 12 étapes sont les garants du rétablissement, on en trouve quelques conséquences.

Les principes de la réunion, comme ils sont rédigés et imprimés sous feuille plastifiée, sont à appliquer sans la moindre modification ni interprétation. D’eux découle « l’indépendance » des groupes de réunion NA qui ne sont rattachés entre eux que par la remontée d’une partie de l’argent récolté en réunion et par l’organisation de conventions annuelles, par pays ou zones géographiques. Ici, l’usage de l’indépendance n’implique pas l’isolement, mais organise la reproduction du même dans chaque groupe.

Les témoignages, en réunion ou écrits en référence à la fin d’une étape, sont tous de même forme, de même structure, pris de l’extérieur du sujet et maniés de même manière avec quelques déclinaisons. Ils amènent à ce corps commun, de discours et d’émotion. Ils insistent sur l’usage à en faire : ne pas écouter sa tête, sa propre subjectivité qui n’amène qu’au même recommencement de cycles de défonce, mais faire fonctionner un discours qui reste extérieur au sujet, qui n’arrive qu’imparfaitement à le mettre en application mais s’y attache et remet la tache sur le métier à chaque réunion. Les sujets se distinguent dans leur rapport à cet impossible, comme un idéal à atteindre, un Surmoi méchant à retrouver, une buttée, un franchissement des règles, une occasion de tout recommencer. On ne questionne pas que le Programme puisse aussi être cause de cette impossibilité et pas seulement le « dépendant », imparfait par définition et dans l’erreur. S’appuyant sur le programme, les participants expliquent qu’il faut reconnaître que sa Puissance Supérieure est à l’oeuvre et que si on a enfin pu faire autrement dans sa vie, c’est qu’on ne s’est pas écouté soi, mais les autres, ceux du groupe qui ont répété les phrases du programme, un maintien dans la « Dépendance » … Cette puissance supérieure s’apparente à un grand Autre (A) que l’on fait consister en lui accordant une connaissance qui échappe au sujet et qui s’exprime dans le livre (des 12 étapes). Un grand Autre qui n’est pas créé de toute pièce, mais récupéré chez d’autres et qui explique le réel que le Sujet constate dans sa vie, ce qui lui échappe et qui l’a amené à se défoncer, se droguer et l’y a maintenu.

Dans leurs témoignages, tous les participants auront été plutôt pudiques et réservés, voire allusifs, sur qui ils sont, ce qu’ils font, avec qui ils vivent ou travaillent, leur famille, mais auront été prolixes sur leurs difficultés à appliquer le Programme, le long temps qu’il leur aura fallu et encore aujourd’hui c’est difficile, mais le plaisir de vivre sans came, etc … , tout en restant un dépendant, mais en rétablissement ! Bref, sur les points mis en avant par le Programme. Ce qui donne l’effet d’un rétablissement perpétuel.

Pour certains, le rétablissement devient un mode de vie substitué au précédent, un mode d’emploi de la vie, qui vient après l’abdiquation d’une partie de leur subjectivité, là où il faut s’en remettre au Programme et à la Puissance Supérieure. À ce stade, le Rétablissement peut s’appliquer, comme méthode, comme technique, à tout problème que l’on rencontre, du plus anodin au plus excentré de la drogue.

Concernant les témoignages, on constate qu’en racontant son récit à un autre, la souffrance est partagée, une partie est localisée chez l’autre qui écoute ce récit. Ça ne produit pas une division subjective, mais une partition de l’histoire, dont une partie est localisée chez cet autre, qui a la même histoire, un déplacement, sans sujet-supposé-savoir, ni savoir. Cet autre fera après un même récit. Ils auront en commun de localiser chez l’autre leur propre histoire, sans que ça leur fasse retour. Une histoire sans savoir sur soi, c’est la maximum qui peut-être atteint pour certains. Ça laisse une histoire à raconter perpétuellement. Reste aux psys à produire les changements subjectifs.

La honte et d’indignité permettent la prise de contact avec le groupe. L’abdication est nécessaire pour une inscription sur le long terme ; sans quoi c’est une cause de désamour et d’arrêt du Programme. Les participants répètent très souvent que grâce au programme ils ont retrouvé la dignité et ont moins honte d’eux-mêmes : ils ont trouvé un lieu d’accueil de leur indignité, qu’ils réfèrent à la drogue et non à leur être.

Concernant la sexualité, on peut considérer que pour certains, le Programme des NA permet de prolonger les embrouilles du rapport sexuel sur le même mode que la période avec drogue : ils restent des dépendants, des malades, dont le rétablissement est à maintenir chaque jour. Pour les hommes, ce que veut une femme, ce qu’elle est, ne trouve pas plus de question qu’auparavant, à la condition de continuer à aller en réunion, même s’ils y font des rencontres sexuelles.