Eric Colas et Pierre Sidon, 11 avril 2016 au TyA – Envers de Paris

« Les noms changeaient, mais les mots qui les accompagnaient étaient toujours les mêmes »…« ils étaient frères à jamais, parce qu’ils avaient subi le même mal dévorant »…« Extraordinaire litanie ! », nous raconte Joseph Kessel dans son livre : Avec les Alcooliques Anonymes. Pour notre part, nous constatons la mutation effective, dans le corps social, dans les pratiques qu’il conditionne et qui le définissent en retour, de la pratique clinique en une pratique qu’on pourrait qualifier de post clinique.  Il s’agit en apparence, nous en faisons le constat depuis des décennies, et tout particulièrement depuis le DSM III, d’un appauvrissement. Mais n’est-ce que cela ? Est-ce simplement, comme on l’a évoqué tant de fois, une acculturation, une perte d’acuité, une dégradation ? La montée des groupes de pairs, nés dans les années 30 aux USA avant d’être exportés notamment en France dans les années 60, peut peut-être éclairer et nuancer notre jugement.

Les alcooliques anonymes : un million et demi de membres en 1960, deux millions et demi dans notre décennie. Et puis tous ces membres d’autres communautés qui se sont depuis créées et qui ont multiplié et prospéré sous la bannière désormais célèbre et populaire des «anonymes». Critiquer les anonymes, c’est comme critiquer les disparition de la clinique : position classique peut-être, médicale souvent, et ce, depuis des décennies.

Nous préférons, quant à nous, comprendre plutôt que critiquer, accompagner plutôt que lutter contre lorsqu’il s’agit du choix croissant de nombre de nos contemporains. Qui plus est, nous expliquer le phénomène nous permettra non seulement d’éviter une polémique qui n’est pas une polémique entre professionnels mais entre professionnels et usagers.

L’exemple navrant de l’autisme a suffisamment démontré, pour commencer, la montée en puissance exemplaire des usagers dans le paysage jusque là domaine réservé des professionnels. C’est bien sûr le premier symptôme social à considérer dans notre tentative de compréhension. Mais il nous indique aussi le bienfondé éthique de notre approche : l’importance de la participation des « usagers », comme on les nomme aujourd’hui – dont les anonymes est un effet entre autres puisqu’il faut aussi compter sur les communautés de consommateurs – n’est pas seulement une condition nouvelle de notre exercice professionnel, qu’il soit clinique ou même de responsabilité institutionnelle : c’est l’état même, actuel, du matériau clinique dont on sait, depuis Freud, qu’il est, comme l’inconscient, le social lui-même.

L’essor des Anonymes est-il le signe du déclin du Père avec la montée corrélative des identifications imaginaires ?…ou bien la chance unique d’un nouveau lien social d’épars appairés ou appareillés ? Sans parler de la solution de brouillage par l’Anonymat lorsque le nom s’avère le vecteur d’une transmission impossible à supporter.

Au contraire du philosophe Pascal Coulon, auteur de Les groupes d’entraide (l’Harmattan, 2009) que nous évoquerons lors de cette soirée, et qui doute de « l’intérêt pour les professionnels des fraternités » (p. 42), nous affirmons d’emblée que notre pratique quotidienne considère avec curiosité et intérêt, et accueille favorablement un nombre considérable de sujets qui sont passés par les fraternités, y participent ou y participeront, que celles-ci nous les adressent pour des prises en charge et que nous leur adressons aussi nombre de nos patients ou usagers.

La montée en puissance des fraternités de recouvrance, corrélative du déclin du père et de son savoir, bouscule les cliniciens et leurs institutions. S’agit-il d’une concurrence ? Pas pour le psychanalyste dont aurons à distinguer la « fraternité discrète » avec celle, explicite, des Anonymes.

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