Tom Friedman Up in the Air Installation, Tel Aviv

Conversation clinique avec Pierre SIDON et Betina FRATTURA à partir de la présentation de deux vignettes cliniques présentées par Céline DANLOY

Betina Frattura

Le samedi 20 juin a eu lieu la 4ème après-midi du Cycle de Rencontres Psychanalyse et Champ Social « Temps de Pratiques Inédites » à Lille dans le cadre des activités de l’ACF-CAPA. Pour clôturer le Cycle 2015 Céline Danloy et Pierre Sidon se sont retrouvés à table pour aborder la question mise au travail cette année : « Tous assujettis aux objets ? ».

Pierre-Yves Gosset nous donne ici un compte rendu de cette après-midi reprenant des fragments de la discussion en fonction des éclaircissements qu’ils apportent aux questions soulevées par Céline DANLOY. Pierre SIDON a repris ensuite de manière serrée les cas présentés auparavant tout au long du Cycle et les questions qu’ils soulèvent.

Ce Cycle 2015 nous a permis d’interroger nos pratiques et mesurer si nous sommes à la hauteur de l’époque où nous vivons. Chaque après-midi nous a enseigné quant au rapport de chaque praticien face au nouveau : point de pessimisme, exit le fantasme de chacun et les alarmes sociologiques. Chaque après-midi a constitué une mise à l’épreuve de ceci: l’amour de transfert est ce qui permet l’opération analytique.

Pierre-Yves GOSSET

Céline DANLOY, psychologue clinicienne à la Clinique psychiatrique de Bonsecours (Belgique) et coordinatrice responsable de l’Initiative d’Habitations Protégées l’Ancrage (La Louvière, Belgique), nous parle de deux cas qu’elle rencontre dans le cadre de sa pratique institutionnelle. Elle nous présente deux cas cliniques.

Céline DANLOY : Je rencontre Sylvie (Les noms ont été changés pour la présentation NDR) à la Clinique depuis 9 ans maintenant, aussi bien dans le cadre de ses hospitalisations qu’entre celles-ci, en ambulatoire.

Quant à Stefan, il réside au sein de notre IHP depuis 5 ans. S’il n’y a pas de « suivi psychologique » à proprement parler en IHP (ce sont des « lieux de vie » plus que des « lieux de soin »), je suis amenée à le rencontrer ponctuellement en tant que responsable de la structure. Du fait du transfert établi, ces rencontres se sont systématisées.

Pour Sylvie comme pour Stefan, la place qu’ils ont trouvée dans le regard d’un Autre bienveillant, tient aujourd’hui lieu de point d’appui et limite le recours à leur « objet addictif ». L’usage qu’ils font du transfert – et plus particulièrement du regard du clinicien – dans le traitement même du « laisser tomber » dans lequel s’inscrit leur « pratique addictive », peut peut-être nous enseigner quant à cette pratique addictive elle-même.

C’est à partir de cette question que j’ai déplié ces deux cas.

Pierre SIDON : Vous faites une hypothèse en posant tout de suite quelque chose de très fort, à savoir le laisser tomber dans lequel s’inscrit la pratique addictive. C’est puissant. Ce n’est pas courant de lire ça comme ça.

Betina FRATTURA : C’est-à-dire que dans l’hypothèse que pose Céline, la pratique addictive est vue comme un traitement d’un laisser tomber initial.

CD : C’était en effet mon hypothèse de départ dans ces deux cas. Je pense que c’est intéressant d’essayer d’attraper la pratique addictive à partir de la cause plutôt qu’à partir du symptôme. Et je pense que cette lecture-là a, en partie, permis la suite.

Instauration d’un transfert

CD : Pour Sylvie comme pour Stefan, le rapport à l’autre et à la parole sont marqués de la même difficulté. Dans ce cadre, il n’a pas été simple de trouver à se rendre « fréquentable ».

Ce sont finalement deux moments de « crise » qui ont permis d’initier un lien qui vaille.

PS : C’est étonnant que vous utilisiez ce terme de « se rendre fréquentable ». Car on a plutôt l’habitude de dire que ce sont soit les patients toxicomanes, soit les « fous » qui ne sont pas fréquentables. Vous, vous inversez la question : c’est le psy qui n’est pas fréquentable pour ces patients.

CD : Oui. Mais c’est vrai que j’ai rapidement eu l’idée avec eux, et avec beaucoup d’autres d’ailleurs, qu’il faut arriver à les « apprivoiser ».

PS : Lacan disait « se mettre bien avec ».

CD : Voilà. Leur rapport à la parole est tel qu’il fallait faire quelque chose pour se rendre fréquentable. Mais c’est vrai qu’on dit souvent que ce sont eux qui ne sont pas fréquentables. Cette inversion est intéressante parce que c’est aussi la question de prendre sur soi un certain désir, et c’est ce qui a pu mobiliser quelque chose.

Dans les deux cas, il me semble que c’est le fait d’avoir été amenée à leur dire quelque chose qui a noué le transfert.

PS : Ça aussi c’est un point tout à fait distinctif par rapport à d’autres « pratiques psy », c’est-à-dire que vous dites : le transfert, c’est la conséquence du fait que l’analyste dise quelque chose. C’est directement à la suite de Lacan. Avant Lacan on disait que dans la cure classique, il ne faut pas interpréter tant qu’on n’a pas du transfert. C’est ce que Freud disait. Et Lacan est arrivé et a dit : oui, mais le transfert, c’est un effet de l’interprétation. En renversant les choses.

Vous démontrez que si vous ne vous étiez pas mise dans une position de pouvoir leur dire quelque chose, vous avez le sentiment qu’il n’y aurait pas eu ce transfert.

BF : C’est aussi le caractère extrême de leur position qui fait qu’à un moment donné, on se dit « on y va ». Mais pas « on y va » du côté de « je vais les persécuter pour qu’ils parlent ».

CD : Oui, c’est vraiment ça. C’est prendre la mesure de leur silence. Et voir comment se positionner par rapport à ça. Pour moi, ça revient vraiment à un calcul dans le transfert : où se situer à partir de ce qu’on observe et de ce qu’on entend.

BF : Dans les deux points que Pierre souligne à partir de « se rendre fréquentable » et « leur dire quelque chose », c’est un double décentrage. D’un côté, c’est toute une conception de la parole et du langage, du silence dans le langage et la parole et un décentrage aussi du sujet comme objet de l’enjeu. Tu laisses tomber une parole, tu fais don d’une parole qui permet du coup que le sujet soit moins l’objet d’un enjeu pour le praticien.

CD : Oui, alors évidemment, une parole à un endroit précis. Il y avait quelque chose à dire par rapport à ce qui se jouait pour eux, je pense.

PS : Vous évoquez cette expression de « désir à son endroit ». De quel désir s’agit-il et en quoi Sylvie le supporte ? Parce que ce n’est pas forcément une évidence.

Vous répondez bien à une définition précise de ce désir dans le paragraphe que vous venez dire : vous indiquez fermement que vous désirez la voir à ses rendez-vous. Simplement. Ça donne une idée de ce qu’est le désir bien calibré, nécessaire et suffisant peut-être, qui ne va pas trop loin non plus. Car on pourrait aller dans le désir thérapeutique bien plus loin, d’autres le font. C’est donc important de bien cerner les coordonnées de ce désir, c’est-à-dire qu’il relève de la présence à la séance. C’est un cadre précis : il y a un rendez-vous, je tiens à ce que vous l’honoriez. Et c’est vrai qu’il faut se poser la question de ce que le sujet peut supporter comme désir de la part de l’intervenant qui s’occupe de lui. On a à faire à des sujets dont on sait qu’ils sont sensibles au désir de l’Autre. D’ailleurs, c’est comme ça que Lacan a défini l’angoisse : comme le surgissement du désir de l’Autre. Donc on fait attention avec ça.

BF : Ce que dit Céline témoigne de son désir et de sa propre place, laissant toute la place pour que le sujet prenne la sienne, de place.

CD : Tout à fait. Et je pense que cette deuxième intervention, qui fait suite à ma première intervention qui l’a mise à l’abri du « tout dire », c’est ce qui noue le transfert. Ce qui fait que tout d’un coup, elle se met à parler d’autre chose que de ses mutilations.

CD : En ce qui concerne Stefan, un mois après son arrivée, il commet un passage à l’acte qui le confrontera à des poursuites judiciaires. Le lendemain, honteux, il se traîne longtemps avant d’oser rentrer. Je le rencontre alors, désireuse d’en savoir plus sur ce qu’il s’est passé pour lui, mais également décidée à lui dire quelque chose de la position de l’institution quant à ce passage à l’acte. C’est cet entretien qui scellera le début d’un accompagnement plus resserré, sur base de l’émergence d’un transfert.

A l’époque, suite à cet évènement, il a l’idée qu’il n’a plus sa place chez nous et s’est d’ailleurs retiré des activités dans lesquelles il était investi, estimant ne pas mériter y participer. Abattu et résigné, en pleurs, il déplore son acte et craint de « retomber à la case départ ». Pour ma part, j’indique à Stefan qu’il n’est plus question d’agir de la sorte : il est en habitations protégées… il s’agit de parler, pas de cogner. Si nous ne cautionnons pas son acte, nous ne comptons cependant pas nous substituer au juge : celui-ci décidera d’une sanction ; quant à l’institution, elle est là pour l’accompagner dans ses difficultés. Par ailleurs, quelle que soit l’issue du procès, nous lui garderons sa place. Il n’est donc pas question de « retomber à la case départ ».

On s’est dit qu’il se passait là quelque chose d’important. On a voulu faire une lecture de ce passage à l’acte. On n’a pas voulu se contenter de juger l’acte. C’est la justice qui doit prendre ça en charge. Pour notre part, on estime que notre rôle est de les accompagner là où ils en sont, indépendamment de l’idée qu’on a de ce que le résident a fait. C’est une position éthique, pas morale.

La lecture qu’on a voulu en faire, c’est que dans ces passages à l’acte violents, Stefan s’éjecte de la place qu’il n’a pas. On a voulu lui garantir une place au-delà du discours c’est-à-dire dans les faits, dans les actes.

BF : Pour les deux cas, tes interventions touchent à ça : en leur donnant une parole, tu crées cette place qu’ils peuvent venir occuper. T’orientant de ton désir et du réel auquel ils ont à faire, il y a une place.

PS : Ca utilise le ressort que vous avez évoqué au début : « on ne vous laisse pas tomber ». Et ce n’est pas des mots, c’est un acte.

CD : Cette rencontre dans l’après-coup du passage à l’acte s’est avérée importante pour Stefan : il a cessé de se soustraire au regard de l’Autre et s’est réinvesti dans les activités. De même, un lien transférentiel s’est noué sur fond d’une place qui lui était faite. Il s’est mis à me parler. Comme pour Sylvie, il lui a donc fallu ce temps, ce moment inaugural, pour qu’il accepte de livrer quelques éléments de son histoire.

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Coordonnées subjectives

Il me semble que ce qui transparaît dans les dires de Sylvie et de Stefan à propos de leur histoire, c’est l’inconsistance – voire la férocité – de l’Autre primordial auquel ils ont eu à faire.

Concernant Stefan, dans la liste de ses passages à l’acte, certains se révèlent auto-agressifs. Devant ce qu’il vit comme un abandon, la séquence semble être : il boit, il cogne puis il se suicide. Ainsi, ses passages à l’acte suicidaires semblent fonctionner de pair avec les moments d’agressivité : après avoir frappé l’autre, il se frappe lui-même. On peut d’ailleurs se demander, à l’image de la scène de mutilation devant le miroir, si ce n’est pas lui-même que Stefan frappe en frappant l’autre. N’est-il pas l’objet qu’il frappe ?

PS : C’est la théorie de Paul Guiraud dans Les meurtres immotivés, reprise par Lacan, à savoir que dans le passage à l’acte, le sujet frappe son kakon, c’est-à-dire sa partie mauvaise. C’est ça qu’il frappe dans l’autre. Dans les crimes des sœurs Papin, il y a quand-même l’énucléation de la patronne… il s’agit quand-même d’enlever le regard c’est-à-dire le regard que le sujet a, qui est son propre regard. Donc en effet, il y a quelque chose qui se retourne qui est qu’au lieu de se frapper lui-même, il frappe l’autre, ou il se frappe lui-même après avoir frappé l’autre, etc. Il y a une réversibilité.

Il y a des cas où on se demande pourquoi le sujet se frappe d’abord. On a ici un cas où le sujet frappe d’abord l’autre puis il se frappe lui-même. On a une réversibilité qui est celle du miroir et dans laquelle le sujet est pris. Il est pris dans cette confusion inhérente au miroir, de savoir où est l’objet. C’est bien montré dans ce cas.

On a ici une démarche clinique qui cherche à comprendre comment le passage à l’acte vient. Vous découvrez une systémicité, vous vous rendez-compte que ça se passe à chaque fois de la même façon, vous découvrez la séquence, vous l’articulez… enfin, c’est ça la clinique.

CD : Oui, c’est une recherche d’être au plus près de ce qui se joue pour le sujet.

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Addiction ?

J’en viens ici à la raison qui m’a fait choisir ces deux cas pour ce séminaire dédié aux « addictions ». Si dans le cas de Stefan, l’objet toxique – à savoir la drogue et l’alcool – fait assez naturellement partie de ce que l’on appelle « la clinique des addictions », chez Sylvie, il y a lieu de se demander si les mutilations peuvent être attrapées par ce signifiant.

Je m’y suis autorisée au titre que c’est ce que la patiente en dit.  Selon elle, ce mot dit bien le côté « plus fort qu’elle » et dans le même mouvement, indique la « satisfaction » qu’elle avoue en retirer.

PS : Je pense que c’est la définition même de Goodman. Goodman a été le théoricien qui a écrit un article qui a eu un succès formidable sur la question des addictions. Et cette définition fait partie des critères de Goodman : le sujet ne peut pas s’empêcher, c’est plus fort que lui, il y a une satisfaction. C’est une satisfaction qui dépasse le simple plaisir mais le sujet est obligé d’y revenir. Il n’y a donc pas de raison qu’on n’admette pas cela au grade d’addiction, d’autant plus lorsque le sujet donne les critères.

BF : Là, quand tu commentes ça, Pierre, est-ce que tu fais une lecture critique du fait de mettre les coupures sous le signifiant addiction, parce que je pensais à ce que disait Lacan : si les coupures que s’inflige Sylvie sont une tentative d’opérer une séparation toujours ratée – c’est une tentative réelle de castration – Lacan parle en 1975 de la castration comme une addiction. Dans ce sens, ce serait ce qu’elle dit : les coupures sont une addiction. Pas du côté « plus fort que moi » mais du côté que ça soulage l’angoisse.

PS : Ce n’est pas incompatible. Pour elle, ça peut être une coupure dans le réel. Pour le névrosé, une coupure symbolique. Pour autant, si le sujet en jouit, on peut le faire rentrer dans les addictions. Auquel cas, ça fait rentrer beaucoup de choses, d’ailleurs. Mais peu importe, c’est le jeu. Ça rentre parce qu’il y a ces critères-là.

Là où c’est plus compliqué, c’est dans le côté « ça fait jouir ». Parce que définir la jouissance, c’est un peu plus compliqué que le plaisir. C’est toujours une perspective au-delà, donc c’est une perspective qui est un peu équivoque.

Dans la définition de l’addiction, il y a plutôt le plaisir… le plaisir malgré les dommages produits par ce plaisir. C’est autre chose que la jouissance, les dommages produits par ce plaisir. La jouissance, ce n’est pas les dommages du plaisir. La jouissance, ce n’est pas qu’on se casse la figure parce qu’on a bu un coup. La jouissance, c’est parce qu’on y revient. Donc en effet, on pourrait distinguer les modalités de la castration et pour autant que les deux modalités satisfassent aux critères de l’addiction contemporaine… ce qui ne prouve qu’une chose, c’est que les critères de l’addiction contemporaine ne sont pas discriminants du point de vue de ce que Lacan a appelé la structure. C’est tout.

Ça nous donnera l’idée qu’on peut étendre le concept d’addiction à tout et n’importe quoi. Ce n’est pas un concept qui attrape beaucoup de choses, c’est une ambiance… on va en reparler après. Mais l’intérêt de la clinique, c’est justement de voir que pour que quelque chose s’arrête pour cette patiente, il faut qu’elle coupe dans le réel. Là où peut-être pour le névrosé, ça ne va pas se produire comme ça : il y a quelque chose de déjà fait de la castration et du coup, il n’y a pas besoin de le reproduire dans le réel… en première approximation, on peut déjà dire ces quelques mots, quitte à développer après.

CD : En tout cas, la coupure chez Sylvie, s’avère inopérante à faire arrêt. Elle s’auto-engendre à l’infini : Sylvie se coupe parce qu’elle se coupe (elle peut d’ailleurs le dire).  Là où l’on pourrait s’attendre à ce qu’une coupure, tel que l’indique le mot lui-même, vienne faire arrêt à quelque chose, elle se répète à l’identique.

C’est à partir de cette réitération d’une expérience de jouissance originaire (En référence à un événement marquant de sa vie familiale. NDR) que j’ai envie de lire les coupures de Sylvie sur le versant de l’addiction.

PS : Lorsque vous dites qu’elle s’est toujours sentie coupable d’exister, ça, quand vous entendez ça, c’est pas tout le monde qui peut dire ça. On le sait par l’exploration de l’inconscient, que le sujet a une culpabilité d’exister. Mais c’est très enfoui. Elle, c’est d’emblée qu’elle vous le dit !

Ça fait la différence : la façon dont le sujet vous parle, c’est ça qu’on cherche : comment le sujet s’adresse à nous. Et le fait qu’un sujet puisse dire ça, le savoir et vous le dire, ce n’est pas n’importe quel sujet. Au fond, elle va très mal parce qu’elle le sait : au plus elle le sait, au plus elle va mal. Ce n’est pas du tout voilé, ça n’a pas du tout été enrobé dans quoi que ce soit. Du coup, elle se coupe tous les jours… c’est quand-même énorme. Ça rend compte de cette énormité, justement.

La quantité – on en reparlera après car c’est un outil de l’addictologie, la quantité – ici, on voit qu’elle se coupe tous les jours donc la quantité de coupures montre en effet que quand elle dit qu’elle est coupable d’exister, ce n’est pas quelque chose qui est pris dans une superstructure de fantasme. Tout est à vif.

CD : Stefan, lui, évoque peu son usage du toxique. S’agit-il pour lui d’une façon de supporter le lien à l’autre et ce qu’il se sent être dans celui-ci… avec les effets que cela comporte ? J’entends par là, notamment, les effets d’inhibition, terme qui revient très souvent dans le discours de Stefan.

Il dit avoir peur du rejet et que ça le fait taire. Il a également peur de ses propres réactions.

Se plaindre d’inhibition est, il me semble, dire sa difficulté dans le lien à l’autre, son écrasement sous le regard de l’autre. Stefan relie en effet son inhibition à la question de son image et par là, l’inscrit sous le sceau du regard.

J’ai l’idée qu’il ne s’agit pas d’aider Stefan à « se désinhiber » : il n’est pas question de l’aider à s’affirmer car on sait ce que ça donne quand il s’affirme ! Par contre, que Stefan puisse trouver une modalité relationnelle qui le renvoie moins au caprice de l’Autre et, de ce fait, à l’objet déchet qu’il se sent être, semble constituer un des enjeux majeurs de l’accompagnement.

A mon sens, cet enjeu n’est pas sans lien avec l’usage du toxique pour Stefan, ce dernier étant régulièrement convoqué au cœur des interactions qui l’assignent à une place d’exclusion.

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Usages du transfert

Si nous avons pensé l’accueil de Sylvie et de Stefan en fonction de leurs difficultés propres, encore fallait-il que ceux-ci puissent se saisir de la rencontre pour trouver à faire avec l’objet qu’ils sont pour l’Autre.

Ainsi, Stefan s’est mis au travail de son inhibition et de son sentiment d’exclusion, à partir, notamment, d’une de nos conversations relatives à son désespoir profond. Ce jour-là, pris dans ses ruminations sur le monde, il ne voit pas d’issue à sa difficulté à se faire entendre. Il aimerait pouvoir témoigner de sa colère au monde entier « Certes, mais il faut le faire de manière audible ! », lui ai-je répondu sur un ton ferme.

« Comment ? », me dit-il alors presque défiant. « C’est à inventer… et comme vous êtes créatif, vous allez trouver ! » Connaissant son goût et son talent certain pour l’art, j’évoque qu’une pratique artistique est, par exemple, une manière de faire passer quelque chose de sa vision du monde. Une discussion s’amorce alors sur l’usage qu’il pourrait faire des ateliers artistiques proposés à l’IHP.

PS : Ça c’est une intervention que vous avez faite, qui est suivie d’un effet direct. Je crois qu’on peut affirmer que votre intervention a eu un effet interprétatif, dans le sens où ça a amené une modification de la pratique du sujet : il s’est saisi de cela. C’est même plus que ça car il fait un film mais en plus, il tire une conclusion de ça. Il en déduit qu’il préfère opter pour la fuite. C’est un savoir qui se dépose sur sa position dans le monde. Il y a tous les ingrédients de l’interprétation : modification de la position du sujet dans le réel, création, dépôt de savoir, il y aura même un déplacement du fait que le passage à l’acte va régresser… donc je crois que c’est démonstratif et charnière.

CD : Oui, on sent que quelque chose a pu se mettre au travail de son côté car il a pu continuer à déplier ça par la suite.

Ce faisant, il a porté sa colère à l’écran, sans fracas, mais pas sans un style bien à lui : un style percutant !

A travers cette démarche, c’est la réaction de l’autre qu’il semble chercher. C’est en tout cas ce qu’il obtient. Pour une fois, ce qu’il a montré à l’autre/l’Autre a été réceptionné : celui-ci n’est pas resté sans réaction, sans s’émouvoir face à ce qu’il a pu tenter de transmettre.

Ce jeu de regards (de miroir ?) le jour de la projection, entre le spectateur, le film, Stefan et l’Autre du transfert qui valide la scène, Stefan m’en reparlera à plusieurs reprises comme d’un moment fort. Il me semble qu’il a conditionné son engagement dans une pratique régulière de la vidéo. D’ailleurs, lors d’une autre projection dans le cadre d’une journée sur l’art en milieu de soins, Stefan indique l’usage qu’il a su en faire : à la question « à quoi sert un atelier vidéo en milieu de soins ? », il répond : « je ne sais pas mais ce que je sais, c’est que c’est la première fois que je me sens à ma place ».

PS : Ça a fait tilt chez lui, il a vu que son être était accueilli au monde.

BF : Oui, c’est inaugural.

PS : Ça fait réfléchir parce que quelle est la fonction de l’œuvre d’art et en quoi ça peut constituer une solution pour un sujet ? En quoi un artiste est quelqu’un qui trouve une solution à son existence ? Ici, c’est le cas. Et vous dites qu’il faut que ça voile quelque chose de sa position, pas que ça la montre de façon trop nue…

Il y a une citation de Lacan à propos de Joyce le symptôme dans les Autres écrits, où il dit : « ainsi surgit comme tête de l’art, il se dénature du même coup ». Du coup, la théorie de Lacan sur Joyce, c’est que son art lui permet de démentir quelque chose de la nature de sa position naturelle.

Le sujet qui est naturel, c’est-à-dire qui n’est pas accueilli dans le discours, mais à la fois, Lacan définit le naturel comme le parlêtre à cette époque-là… donc c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui est quand-même lié au fait que c’est un être parlant qui fait trou dans la nature. C’est la position de Lacan à cette époque-là. Du coup, l’idée de Lacan pour Joyce, c’est que ce qu’il appelle tête de l’art, Joyce veut être L’artiste, pas un artiste, l’artiste unique. Il veut créer l’art, la littérature en Irlande au moins et sinon, dans le monde. « Il se dénature »… chez Lacan, au fond, est-ce que ce n’est pas justement démentir le discours qui a prévalu à sa naissance. C’est-à-dire que ce laissé tomber, c’est un discours. Devenir l’artiste, c’est démentir ce discours. Démentir le discours comme présage, oracle de son existence. Démentir l’oracle en devenant l’artiste.

CD : Je terminerai avec la situation de Sylvie aujourd’hui qui, lorsqu’elle est confrontée à un insupportable, part à la recherche de cet Autre qu’elle a trouvé dans le transfert et dont elle sait qu’il l’aide à « faire coupure », mais qui ne vaut chez elle que s’il est présent de corps. En l’absence de celui-ci, l’urgence subjective est souvent telle qu’elle ne peut faire autrement que de « faire coupure dans le réel ».

Malgré tout, elle a pu s’investir dans divers projets successifs qui ont contribué, durant un temps, à prolonger le transfert et ses effets en dehors de la présence effective de l’Autre. Par ailleurs, ces dernières années, c’est le sport qui tend à s’imposer pour elle comme une coupure possible. Les effets de l’effort réalisant dans le corps quelque chose de sa douleur, semblent en effet par moments faire office de coupure.

Aussi, si les passages à l’acte graves n’ont actuellement plus cours et si les coupures sont devenues occasionnelles, l’accompagnement de Sylvie se poursuit encore aujourd’hui. Nous avons bien l’idée qu’il n’y a pas lieu d’y mettre un terme, quelles que soient les durées de séjour ou de prise en charge ambulatoire. Il est en effet nécessaire de lui garantir une place, celle qu’elle a trouvée dans l’Autre du transfert et qui lui permet de se loger quelque part.

C’est dans l’« accueil non-anonyme » qui lui est fait que Sylvie trouve un appui pour faire face au « sentiment de culpabilité » qui l’amenait fréquemment à se mutiler.

PS: Donc vous contrez une tendance un peu catastrophiste chez elle.

On a ici une culpabilité qui est annoncée sur un mode presque guilleret. Du coup, ça apparaît presque ironique dans cette manière de dire qu’elle est coupable. On entend presque une satisfaction.

BF : Oui, c’est presque un nom de jouissance.

PS : Exactement. La culpabilité comme jouissance. Lorsque vous contrez son pessimisme, il y aurait une autre manière de faire qui consisterait à prendre ça comme un objet extérieur en faisant un effet de type illocutoire du type « – ah c’est encore votre culpabilité ! » Car cette jouissance, c’est la stase qui caractérise la forme de son symptôme. Donc ça ne la fait pas tant souffrir qu’elle se satisfait de ça. Et ça peut servir de conclusion ici comme de manière générale pour ce cycle puisque c’est la forme contemporaine des symptômes, notamment dans ce qu’on appelle l’addiction : c’est un trop de jouissance, ce n’est pas une difficulté à jouir, un embarras, un empêchement, qui était la forme classique du symptôme au siècle précédent. Là c’est plutôt quelque chose de pulsionnel qui s’impose au sujet et qui ne le divise pas forcément. Là, on voit qu’elle est balisée, cette culpabilité rigolarde… ce n’est pas une névrose, une inhibition. On a l’envers de tout ça. Si aujourd’hui tout le monde parle de l’addiction, aujourd’hui en psychanalyse on utilise ça évidemment de manière critique mais ça donne l’idée qu’on n’a plus affaire à ça aujourd’hui qu’hier… ce qu’on appelait jadis les monosymptômes. Il y a aussi l’anorexie qui est parfois classée dans les addictions… Et si on lit ça avec Lacan, l’anorexique consomme du rien, donc pourquoi pas une addiction au rien… qui est aussi mortelle que l’addiction au trop.