Oeuvre de Jim Shaw, New Museum, New York

Dr Philippe COSSON, Médecin Addictologue

B. se présente pour la première fois à ma consultation. Il se précipite dans les toilettes dès son arrivée dans le centre de soins. Il nous laisse entendre de violents haut-le-cœur, mais manifestement il ne vomit pas. Dès son entrée dans le bureau médical il demande un mouchoir en papier. Un ne pouvant lui suffire, il en prend un deuxième d’autorité ;  pourtant il s’y mouche mollement sans avoir à y revenir par la suite. Il ne renifle pas, à aucun moment. 

Il garde la tête couverte d’une casquette et de la capuche de son sweet-shirt.  Malgré la chaleur estivale il ne sue pas à grosses gouttes. Il ne tremble pas. Il ne manifeste aucune agitation anxieuse. Au contraire il reste immobile dans une position avachie, la tête enserrée dans ses avant-bras, face contre le plateau du bureau. Les quelques fois où je lui demande de se redresser, je peux vérifier que les pupilles sont en myosis serrés malgré l’obscurité dans laquelle il maintient son regard.

Objectivement, et malgré ses très bruyantes éructations qu’il attribue au manque, il n’est pas en sevrage d’opiacés. Le myosis qui ne cède pas à l’obscurité est même en faveur d’un état d’imprégnation.

Nous rencontrons de ces patients qui prétendent au manque pour obtenir en urgence des opiacés, des benzodiazépines ou des hypnotiques. La mise en scène d’un manque factice se détecte rapidement par un professionnel aguerri à la clinique addictologique. Aussi, l’arsenal du demandeur se complète en général d’une pression morale sur le prescripteur potentiel : arrivée en retard afin de réduire le temps disponible à un entretien paisible, intimidation par un discours de « caïd », tentative de culpabilisation en faisant porter au professionnel présent la responsabilité des conséquences du manque, voire menaces directes.

Mais curieusement, bien que se déclarant très en manque, notre sujet ne demande ce jour-là ni méthadone, ni buprénorphine, ni aucun autre médicament précisément. Il a été ponctuel à son rendez-vous, n’a aucune attitude menaçante, aucun discours culpabilisant. Il se laisse observer, supporte les longs silences de ma perplexité face à ce tableau plutôt inhabituel. Loin des manifestations d’outrage auxquelles nous aurions pu nous attendre, il cesse tous les haut-le-cœur résiduels quand je lui fais part de mon doute sur la réalité du manque. Et il reste fidèle à sa demande formulée lors de sa prise de rendez-vous téléphonique : un traitement pour l’aider à arrêter  l’héroïne. Traitement dont il laisse manifestement le choix au prescripteur. Il repart avec une ordonnance de traitement symptomatique du syndrome de sevrage opiacé et un rendez-vous au 5ème jour.

Au final sa démarche semble avoir été sincère : se remettre entre les mains d’un médecin, faire confiance à son savoir-faire pour traiter un état de manque encore subjectif et très « surjoué » mais qui ne saura tarder à devenir réel si le sujet persiste dans son intention d’abstinence.

Il a peu parlé, ses réponses à mes questions étaient sibyllines. Mes demandes de précisions peu satisfaites. Pense-t-il que l’énoncé de sa dépendance et de son manque naissant ne suffiront pas à me convaincre de son besoin de soins ? Ou bien est-il si peu accessible à une parole élaborée et articulée qu’il lui faut mettre en scène sa demande ?

Encore moins qu’à l’ordinaire, je ne puis être sûr d’avoir entendu le bon message. Pourtant  ma parole semble avoir agi. L’expression de mon doute sur le manque fait cesser les haut-le-cœur. Ma parole écrite sous forme d’une ordonnance et d’un carton de rendez-vous est, de plus, ​bien accueillie.

B. n’a pas honoré ses rendez-vous suivants mais il a pris soin de prévenir le secrétariat qu’il ne s’y rendrait pas. En fait il n’est pas parvenu à se sevrer. C’est avec une demande de substitution par méthadone qu’il parviendra à revenir vers nous.

Il s’est très rapidement stabilisé avec une dose modérée de méthadone. Il fait montre d’une bonne régularité à ses rendez-vous. Une anomalie électrocardiographique découverte fortuitement lors de la mise en place de la substitution a conduit à des investigations complémentaires auxquelles il s’est plié sans difficulté malgré l’absence de couverture médicale complémentaire. Il reprend contact avec son CMP de secteur souhaitant avoir un suivi psychologique. Il énonce sans faux-semblants ses consommations résiduelles de stupéfiants après la mise en place de la substitution.

B ne nous livre pas grand-chose de lui, ou au compte-goutte et de manière excessivement concise. L’essentiel du discours tourne autour du corps et ne tient généralement qu’en quelques mots neutres dépourvus de toute expression émotionnelle : dates de rendez-vous ou résumé sibyllin des résultats du bilan cardiaque en cours, signalement de douleurs abdominales ou d’une constipation. On n’entend ni inquiétude ni attente d’aucune sorte mais le simple énoncé d’un fait dont on peut se demander s’il concerne le sujet qui l’exprime.

La thématique digestive tient une place marquante dans le discours. Elle est même la seule expression spontanée d’un ressenti, encore que l’expression, on l’a vu, reste le plus souvent pauci-verbale voire non-verbale lors de notre première rencontre. Au sujet de la défécation, M. B parvient cependant à nous dire : « c’est primordial le matin. Un moment je n’y allais plus le matin, ça me posait trop de questions ».

L’hyper investissement de la sphère digestive, une consommation lactée et sucrée abondante sont associées de manière récurrente à une pauvreté du discours subjectif chez nos patients addicts. À l’aune de ce que nous arrivons à connaître de leur histoire, il est aisé d’imaginer, à l’origine, un maternage carencé en-dehors du nourrissage et des soins dus à l’évacuation digestive.

On peut en tout cas confirmer que l’incapacité de verbalisation du ressenti et du besoin de soins était bien à l’origine du mode d’expression théâtral de notre première rencontre et n’avait rien de manipulatoire de la part du sujet.

M B. se présente comme une personne très polie, respectueuse du cadre et des différents intervenants. Son aspect souriant et très posé semble contraster avec ce que nous avions vu lors de notre première rencontre ; mais à y regarder de plus près, au-delà de « l’hystrionisation » du manque, M. B s’était déjà avéré un patient compliant. Car M. B est bien pour le moment un patient compliant dans tous les sens possibles du terme anglais : accommodant, docile, conforme. Une conformité qui doit nous interroger si on la met en regard des plusieurs incarcérations pour violence avec armes qu’il nous révélera pour expliquer son suivi précédent au CMP. Cette hyper conformité apparente est probablement nécessaire au sujet pour contrôler son impulsivité et son agressivité et témoigne possiblement d’un désir sincère d’assimilation sociale.

Face à ces patients peu accessibles à leur propre subjectivité et ayant tendance à chercher à se conformer excessivement à des normes sociales de comportement il nous semble parfaitement opportun de centrer durablement nos soins autour d’un traitement de substitution contraignant et très encadré comme l’est la méthadone (du moins tant qu’elle restera réservée aux institutions spécialisées).

Ce traitement ne se contentera pas de réguler le système opioïde cérébral. L’organisation de sa prescription et le fractionnement de sa délivrance sous contrôle infirmier, la dépendance à l’institution qui en découlera, seront l’occasion pour le patient de se ritualiser à l’intérieur d’un cadre normatif où il ne lui sera pas demandé de rendre des comptes – au-delà d’un respect minimal des règles institutionnelles et réglementaires de prescription/délivrance du traitement de substitution. Ce dispositif est accepté comme l’étai compensant les failles structurelles tant qu’il consent à être suffisamment aveugle (non intrusif) mais sans naïveté sur ce qui se passe en dehors de l’institution. Il ouvre un espace d’accueil stable bienveillant où le sujet pourra venir déposer ce qu’il aura besoin de partager et recevoir les soins médicaux, psychologiques et sociaux qu’il jugera nécessaires. La seule condition tient au respect de quelques règles : respect des personnes, respect des locaux, absence de consommation d’alcool, de tabac et de stupéfiants, absence d’introduction d’alcool et de stupéfiants dans les locaux, et avant tout acceptation de la dimension soignante de l’institution et de ses professionnelles. Sur ce dernier point le patient doit accepter que les membres de l’équipe se préoccupent, s’interrogent, voir l’interrogent sur sa santé et sa situation sociale sans qu’il ne soit exigé de lui qu’il réponde à ces préoccupations et à ces interrogations. Une limite claire est posée à ceux qui prétendent nous utiliser comme lieu de prescription et de délivrance de traitement tout en nous déniant le droit de nous interroger et de nous préoccuper.

Nous savons et assumons que certains de nos patients consomment toujours ou qu’ils se font prescrire d’autres traitements ailleurs, voir qu’ils revendent une partie de leur traitement. Peut-être faut-il être suffisamment aveugle sans naïveté ? Nous pensons que nous devons accepter de ne pas trop nous immiscer dans cette réalité de l’autre sans quoi nous lui coupons la possibilité de soigner ce qu’il est prêt à soigner et faillons à notre engagement déontologique. Il revient à d’autres d’agir si nécessaire sur ces comportements (médecins conseils, police, justices, services sociaux à l’enfance, etc…).

Ce cadre et cette philosophie de soins ont en tout cas déjà permis à M. B. de passer de soins inarticulés à l’expression verbale de préoccupations fécales ; à dire à ce propos « ça me posait trop de questions ». Expression de sa perplexité sur ce qui se passe dans son corps, sur la signification de certains de ces ressentis. Invitation qui m’est adressée pour lui permettre l’apprentissage de leur signification ? Préalable nécessaire en tout cas pour passer de l’exposé factuel à une possibilité d’élaboration.