Article paru le 16 juin 2015 sur le Huffington Post

Jean-Pierre Couteron et Pierre Sidon

SANTÉ – Le monde de la santé est en émoi: un petit amendement malin à la loi Evin s’est subrepticement glissé dans le millefeuille législatif censé débrider notre économie. Les professionnels des addictions et ceux de la santé publique se sont alarmés des conséquences prévisibles de cet amendement.

Car ce sont nos patients qui l’expriment le mieux, souvent après de longs parcours de consommations de drogues diverses, lorsqu’ils affirment que l’alcool est la pire de celles auxquelles ils ont eu affaire: disponible partout, à la fois apaisante et désinhibante, autorisée et valorisée, véritable émulsionnant social, elle réalise une sorte d’idéal inégalé du pharmakon, mêlant à la perfection le soulagement temporaire et la précipitation dramatique finale des souffrances qu’elle a, un temps, apaisées.

Or cette tempête dans un verre de vin est trop facilement raillée par certains au prétexte que d’autres problèmes plus graves menacent notre présent. C’est par exemple le cas de la charmante Natacha Polony -que l’amour pour les plaisirs de la table excuse probablement. D’autres semblent agacés par les tristes croisades hygiénistes qui en profitent pour se donner libre cours.

Certes. Mais une loi, quand elle se veut régulatrice comme celle-ci -et non pas prescriptrice-, n’est qu’une loi et non une morale. Ne lui faisons donc pas dire plus qu’elle n’en dit: en discuter l’efficacité certes, mais pas la nier puisqu’elle ne vise que la limitation de la publicité… dont personne, et surtout pas les lobbies de l’alcool, ne nie l’efficacité.

Libéraliser la publicité, parce que sa limitation ne serait pas suffisamment précisée, ne serait pas raisonnable. L’expertise collective de l’INSERM récemment réalisée à la demande de la Mildeca avait bien établit les liens entre publicité et consommation chez les jeunes.

Il faut lire la proposition d’amendement pour comprendre le jeu de dupe qui nous est proposé.

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Suivant l’amendement, deux critères seraient nécessaires pour attaquer en justice une publicité incitant à la consommation d’une boisson alcoolique: prouver que la personne fait la promotion de l’alcool et que cette communication est « susceptible d’être perçue comme un acte de promotion par un consommateur d’attention moyenne ».

L’arrivée du « consommateur d’attention moyenne » comme élément de précision donne une idée de la sincérité du débat. Mais elle montre aussi le vide conceptuel dans lequel nous sommes plongés: « l’attention » notamment n’étant pas la notion la plus adaptée au marketing neuro-cognitif dans une société où les troubles de l’attention se multiplient!

Le Président de la République, attentif à ces questions portées par la Ministre de la Santé, qui a dit ce qu’il y avait à dire, ramène sa majorité à une plus grande tempérance en s’engageant à défendre le Modèle de consommation responsable dans lequel la France excellerait. Ce jour, le Ministre de l’agriculture annonce qu’il relève le défi d’une nouvelle rédaction qui ouvrirait la porte à des évolutions tout en préservant un équilibre, qui lui, ne devrait pas évoluer! On s’interroge sur ce que cela peut vouloir dire au regard des valeurs d’une société aussi addictogène que la nôtre qui met en avant le plus vite, le plus fort, le plus intense.

Entre les hygiénistes qui voient le danger dès le premier verre, condamnant la première gorgée de bière, et ne parlent qu’à un homme aux plaisirs non dangereux pour sa santé, physique et mentale… et l’incitation hyper consommatrice de notre époque, qui vend l’infini et le non limite de l’accès à l’objet comme condition minimale du plaisir, quelle synthèse raisonnable peut faire l’usager « moyen »?

Serait-ce le plaisir de la consommation, et ses différentes déclinaisons, des plus gustatives et culturellement contrôlées, aux plus sensorielles et excessives, qui est ainsi caché derrière ces étranges formules de la « modération » ou de la « responsabilité »?

Reste une question: fallait-il injecter un carburant aussi frelaté au réservoir de notre économie en panne? Les responsables de la communication présidentielle lui avaient proposé un week-end à haut risque avec deux visites très symboliques. Le samedi, il allait visiter le temple de la voiture, dans lequel le dernier président de la république à s’être risqué était Georges Pompidou! Car entre temps, la voiture, par le biais de la vitesse et de ses accidents, de la pollution et de ses conséquences, est devenue une autre source de « morts évitables »!

Puis dimanche, Vinexpo, salon bordelais de l’économie viticole. Dans une économie libérale, la consommation est la clé; et comme le malade est l’économie, c’est elle qu’il faut d’abord soigner.

Mais hormis les crises, consubstantielles au capitalisme, rien ne peut la ralentir. C’est le « rire du capitaliste » (Marx). Après l’échec du communisme, le désenchantement du progressisme se confirme en se mutant en une nouvelle utopie immortaliste.

L’exploitation grandit, avec la solitude et le délitement du lien social. Le religieux en embuscade propose un lien social palliatif, entre retour à la tradition ou modernisme apocalyptique. Comme les sujets addicts, la société se conforte et se perd à la fois dans la consommation.

Quel conseil le spécialiste des addictions peut-il donner à la société à-partir de son expérience du sujet individuel? Faut-il tout miser sur la consommation ou se sevrer radicalement? L’expérience clinique est ici précieuse après Freud qui pointait la déferlante de pulsion de mort qui avait suivi, dans la guerre de 14, la répression victorienne: trop réprimée, la pulsion comprimée se venge.

Aucun consensus n’existe donc aujourd’hui, mais des pistes se dégagent autour de deux évolutions : la réduction des risques et l’éducation préventive. Appliquée au social, cela débouche sur une attitude prudente: de refus de la prohibition morale ou hygiéniste. Et une attention accrue aux individus en difficulté… bien différente de l’attention du consommateur moyen!

En cherchant à sortir d’une prévention associée au seul interdit pénal et à la seule utilisation de la peur, ou d’un soin qui ne serait que de sevrage et d’abstinence, il s’agit d’interroger cette consommation débridée qui nous est proposée au nom du marché et de sa loi de croissance exponentielle. On voit se mettre en place une éducation préventive qui prend le risque de l’expérience et du plaisir et une réduction des risques qui donne le temps de l’expérience du risque.

Car si nous sommes tous, peu ou prou, usagers… de la pulsion, certains sont plus fragiles: chez eux la pulsion de mort commande et pousse au pire. Or le remaniement profond du lien social de nos sociétés consuméristes aggrave leur souffrance. Le coût social des addictions sera donc grandissant dans les années à venir et il n’y a pas, à ce problème, de solution globale.

Une société moderne et responsable devrait donc développer une attention plus soutenue aux effets déshumanisants qu’elle produit en développant les structures de soins à même de les prévenir et de les traiter, le plus précocement possible. Ce n’est pas seulement une question morale, c’est aussi une question économique.