Samedi 16 mai s’est déroulé la 3ème après-midi du Cycle de Rencontres Psychanalyse et Champ Social « Temps de Pratiques Inédites » (ACF-CAPA), à Lille.

Pierre-Yves Gosset, psychologue, intervenant au Courtil, membre de l’ACF-CAPA et Camilo Ramirez, psychanalyste, membre de l’ECF, ont conversé autour du cas présenté par Pierre-Yves Gosset. Il s’agit de Bastien, un jeune adolescent accueilli en institution.

« « Moi, il faut toujours que j’aie de l’électronique dans les mains ! » (Bastien). Ce que voile l’objet. »

 

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Betina Frattura, Camillo Ramirez et Pierre-Yves Gosset

Pierre-Yves GOSSET (résumé du cas) :

L’intention est ici de faire ressortir l’intérêt de situer le symptôme dans son ensemble afin d’isoler la fonction qu’il prend pour le sujet.

Le cas ici présenté dans le cadre du thème « Tous assujettis aux objets ? »  est celui d’un adolescent pour qui les appareils électroniques et en particulier les jeux vidéo ont pris une grande importance. Il s’agit de Bastien, 15 ans maintenant, suivi pendant plusieurs années en institution. Bastien y a été orienté très tôt, relativement à des difficultés d’apprentissage et des relations tumultueuses avec les autres, y-compris avec les membres de sa famille. Il s’en prend violemment à sa mère alors que celle-ci est enceinte d’une petite sœur avec laquelle il entrera en rivalité par la suite. Ne supportant pas l’autorité, il s’isole et passe un temps fort long concentré sur les jeux électroniques. Lorsque les parents tentent de limiter la durée de sa passion, il se met en colère contre eux, rendant la vie familiale insupportable. Il est en rivalité permanente avec eux et cela reste inamovible. Pour sa part, Bastien a déjà trouvé sa « solution ». Il s’agit pour lui de se brancher sur les objets plus-de-jouir que la technique actuelle nous met dans les mains. C’est ainsi que le symptôme tel que l’ont défini ses parents- « il est un solitaire », « il ne supporte pas l’autorité », « il ne souffre pas qu’on lui demande quelque chose » – contient en même temps la solution. Cette solution est toutefois précaire : tôt ou tard, il rencontre de la pire façon ce qu’il veut éviter. Peu à peu, le travail avec Bastien, passant aussi par notre consentement à ce qu’il use de ces objets, nous a permis d’établir ce avec quoi il se trouve aux prises et la fonction nécessaire qu’occupe pour lui l’objet-gadget. Concentré sur les performances que lui permettent de réaliser les jeux vidéo, appareillé aux écrans et aux écouteurs, il peut se détourner ainsi de la présence intolérable de l’autre, de l’énigmatique jouissance de l’Autre – incarnée tout particulièrement par les femmes et les filles – qu’il sent peser en permanence sur lui, et de la rencontre avec l’objet voix. Le recours aux objets-gadgets lui offre autant de répits, le met pour un temps à l’abri de ce qu’il ne supporte pas, le détourne de ce qu’il ne veut ni voir ni entendre et qui l’envahit de façon intolérable. C’est pourquoi il convient de placer en sous-titre de cette communication : « Ce que voile l’objet ».

Cela, nous avons pu le mettre en évidence à travers les plaintes de Bastien, plaintes que nous avons choisi de recevoir comme des indications, tant de ce qui l’envahit que de ce qui est nécessaire à son accompagnement. Par exemple lorsqu’une intervenante, dépassée et fâchée par le comportement de Bastien s’adresse à lui en criant et que Bastien lui répond : « Toi, tu élèves la voix et tu sais que je n’aime pas ça ! » Pierre-Yves Gosset intervient alors en s’adressant à sa collègue d’une voix douce et modulée, appuyant non pas tant sur l’énoncé que sur la voix et lui dit : « Tu sais ?, il est vrai que c’est très important  la voix… Une voix trop forte est souvent dérangeante pour Bastien. Il est important que la voix soit modérée ». Cette intervention de Pierre-Yves Gosset, à ce moment-là, vise à intervenir sur la collègue (qui crie sur Bastien) dans l’idée de « traiter » l’objet voix qui menace – pour Bastien – de surgir à tout moment comme persécutive. C’est une intervention qui vise à « traiter » l’Autre pour qu’il ne soit pas trop braqué sur le sujet au titre de vouloir à tout prix que celui-ci se tienne « au cadre ». Cette intervention trouve son origine dans le savoir même que Bastien a : suivant certaines plaintes de Bastien, prenant certaines plaintes, comme des indications précieuses, Pierre-Yves Gosset tente d’extraire cet objet voix qui le persécute. Cela illustre aussi ce que nous appelons « la pratique à plusieurs » dans le travail en institution avec la psychose. Enfin, cette intervention de Pierre-Yves Gosset touche aussi un point de responsabilité de Bastien : Pierre-Yves Gosset montre, à autres moments du cas, comment Bastien obtient des effets d’apaisement immédiats, surprenants, en pleine « crise », lorsque Pierre-Yves Gosset s’adresse à lui en chantonnant ou en faisant des calembours ou en usant de diverses « stratégies » pour situer, autrement que par le passage à l’acte, ces moments de séparation. Ceci démontre qu’un travail est possible avec la langue, ce dont Bastien se saisira ensuite. Enfin, permettre à Bastien, en sollicitant à chaque fois et suite à sa demande (« Il faut qu’il le sache ! »), une rencontre avec le directeur de l’établissement scolaire afin qu’il puisse énoncer ses plaintes récurrentes suite aux nombreuses bagarres dans lesquelles il est impliqué (« Tous m’énervent ») a eu fonction d’acte à double effet : l’apaisement de Bastien et l’établissement d’un transfert qu’il a énoncé comme suit : « Toi, Pierre-Yves, tu es mon garant, vu que tu t’occupes de moi ! ». Dans le monde dont il ne cesse de dénoncer le désordre, où jusqu’ici les objets-gadgets étaient pour lui le seul point de garantie, se profile maintenant au-moins un lieu qui garantit la portée de sa parole devant l’Autre.

 

D’après le commentaire de Betina FRATTURA :

Avec ce sous-titre : « ce que voile l’objet », Pierre-Yves nous donne une piste et une alerte, si l’on peut dire. Premièrement il nous met en alerte pour ne pas nous fourvoyer en prenant l’objet que Bastien demande, ici les objets électroniques par exemple, comme étant ceux que l’on devrait réguler dans le sens de permettre ou interdire.

Deuxièmement, il annonce aussi que cet objet matériel que Bastien exige, a une fonction, Pierre-Yves Gosset parle d’une fonction de voile. Ce qu’il décrit du travail, de la circulation de Bastien, son mode d’être au monde donne une idée de quelque chose d’assez difficile. A propos de la manœuvre du transfert, P.-Y. Gosset s’accommode d’une conception du sujet selon laquelle le sujet est en position d’objet d’une sorte, comme dit LACAN, d’érotomanie mortifiante. Et c’est là toute la spécificité du transfert dans la psychose.

Nous sommes ici dans une clinique qui s’oriente non pas de l’idéal mais de la cause.

 

D’après le commentaire de Camilo RAMIREZ :

Le cas de Bastien nous permet d’emblée de rappeler deux choses : premièrement, si nous sommes tous encombrés par la jouissance et cela est toujours difficile pour chacun, indépendamment de la structure subjective, dans le cas de Bastien, c’est vraiment la question des objets dans la clinique de la psychose. Mais il s’agit de traiter cette question de la jouissance qui nous embarrasse tous (ça concerne tout le monde), comment on vit écartelés à cause de ça, entre des idéaux et des choses pulsionnelles qui réclament satisfaction. C’est une question qui embarrasse les structures du névrosé et du psychotique, peut-être pas de la même façon, mais traiter ça sans l’appui de la fonction paternelle, c’est un volet qui a beaucoup intéressé la recherche de l’orientation lacanienne.

Ça nous dit d’emblée que lorsqu’on s’oriente de l’enseignement de LACAN, on n’a pas une idée déficitaire de la psychose, c’est-à-dire qu’on se dit qu’on ne dispose pas du même opérateur, on ne dispose pas de la même médiation pour traiter ça, mais on dispose d’autres choses qui viennent un peu à la place, qui sont plus ou moins fragiles, plus ou moins bancales, mais qui ont aussi une fonction. Et donc, on essaie de ne pas trop comparer et on a cheminé vers un : « tous embarrassés par ça », « tous débordés par ça », « tous nous avons à répondre de ça, qu’on soit névrosé ou psychotique », de tout ce qui exige en nous satisfaction, souvent tout de suite, et il n’y a pas que Bastien et Mélanie (1), c’est quelque chose qui s’impose comme ça, la pulsion c’est ça. La pulsion est une exigence qui vous dit « Eh bien je veux ça et tout de suite ! ». Que ce soit manger, que ce soit voir ou regarder quelque chose, … C’est important de poser ça d’emblée.

La deuxième chose que Bastien permet de rappeler, c’est qu’on doit être très prudent pour aborder la question des objets. Les objets hypermodernes, les objets de notre monde d’aujourd’hui, quand on parle de ça en psychanalyse. Parce qu’on tombe vite, nous-mêmes, dans une diabolisation de la chose. On décrit parfois un peu trop, avec plusieurs arguments, l’effet un peu ravageant, néfaste, de la modernité, dans le mode de vie, et donc on dit ici et là : « Eh bien nous voilà devenus autistes, isolés, couplés à nos objets, on préfère le gadget à rencontrer des gens pour de vrai, on préfère l’objet en toc à la rencontre en chair et en os, on préfère la jouissance solitaire à la jouissance risquée, à deux, de faire couple, on préfère tout ça. Et les sujets aujourd’hui, chez eux, coupés de la libido, coupés du monde, préférant donc la solitaire et petite jouissance, bien solitaire, tristounette, qui ne vaut pas celle de ce qu’on risque quand on va vers une relation avec des êtres qui ont une présence réelle ». Donc, je veux rappeler le soin, la délicatesse qu’implique de parler de ce rapport hypermoderne aux objets qui sont certes des objets d’aliénation, des objets qui touchent nos modes de vie, qui touchent l’économie de jouissance, qui touchent l’économie libidinale, et créent de façon incroyable et rapide des rapports pulsionnels aux objets qui n’existaient pas auparavant, pas avec cette force-là. Ce n’est pas quelque chose de l’ordre de l’équilibre, de l’homéostase, ce qui s’installe dans le rapport aux tablettes, MP4, ordinateur, jeux vidéo, … mais plutôt de l’ordre d’une autre satisfaction et donc on voit bien la pulsion agir là-dessus. On ne va pas dénier ça.

« Faire couple avec l’objet », est un volet que la psychanalyse connaît très bien. Nous sommes tous accouplés avec des objets et cette façon de faire couple avec un objet n’est pas tout à fait le même selon la position subjective dans la névrose ou dans la psychose. En psychanalyse, on repère la difficulté que peut avoir le sujet psychotique pour trouver un point d’appui dans la parole ou dans le symbolique, dans le langage, pour traiter cette non-séparation d’avec l’objet.

Bastien nous rappelle que ces points d’appui, il semble les trouver du côté des gadgets qui lui sont précieux car ils lui offrent le répit d’une petite discontinuité dans une continuité infernale qui est la sienne au quotidien. Quand on obtient ça, quand un jeune patient a trouvé de quoi se pacifier du monde en s’accrochant à un objet dont il fait un usage particulier, c’est bienvenu. Ça a beau être éphémère, ne pas s’installer dans la durée, les moments où ça fonctionne, ça nous donne des pistes sur comment l’accompagner, sur comment construire des projets de travail avec lui, des projets thérapeutiques du point de vue de ce qui le tourmente, à savoir l’enfer d’être tout le temps parasité par la même chose, notamment les relations de rivalité avec les autres enfants, jeunes. Quand ça s’arrête, ça lui permet de souffler et donc ce sont des soupapes auxquelles la clinique d’orientation lacanienne donne toute son importance. Si Bastien n’avait pas trouvé ça, il se serait en permanence affronté à quelque chose d’irrecevable au niveau de la rivalité. La rivalité a beau être insupportable pour tout le monde, difficile à traiter, il n’y a rien de plus humain que de devoir traiter sa rivalité dans une vie avec ses frères et sœurs. Ça peut traverser toute la vie d’un sujet.

Dans la clinique, ce que nous montre Pierre-Yves Gosset d’une part, c’est que nous n’avons pas d’autre choix que de prendre pour boussole les « indications » données par le sujet lui-même, alors que, comme c’est souvent le cas, ça se présente à nos yeux dans un premier temps sous une forme chaotique, hors-sens, éclatée. D’autre part il nous montre comment l’on peut faire, malgré toutes ces indications, avec les choses qui se passent en second dans la clinique au quotidien en institution sous une forme très éclatée. C’est intéressant comme question. Parce qu’on a le texte déjà très travaillé par Pierre Yves Gosset, on a quelque chose qu’il a déjà épuré, il a cerné la fonction de tout ça. Mais quand ça commence, quand on assiste à ça, on peut rester très longtemps sans élément de repère, sans pouvoir donner à ça le statut d’une indication. Alors, comment des éléments disparates deviennent des indices pour accompagner un sujet ? C’est toute la question justement. Pierre-Yves Gosset emploie une formule, au début de son texte : « Pour sortir de l’impasse, plusieurs conditions sont nécessaires si l’on se guide sur ce qu’il énonce quant à l’insupportable qu’il rencontre dans ces moments »

On voit que ce qui est proprement lacanien dans sa démarche, c’est qu’il y a une subversion des cadres classiques d’accueil en institution et que plutôt que demander au sujet psychotique de faire preuve d’adaptation en se pliant à un cadre existant, ici on tente de suivre quelle est la logique qui détermine l’instabilité d’un sujet, qui commande l’alternance entre les moments où il va bien et les moments où il va mal. On a l’impression que cela pacifie Bastien sans lui permettre pour autant une toute petite dialectisation de ce qui lui arrive. C’est une question qui traverse toute observation : on constate qu’il y a des effets thérapeutiques très importants, mais on se demande, comme souvent dans cette clinique, jusqu’où le sujet parvient à subjectiver à minima ces mouvements ; ce qui lui arrive. C’est la fine frontière qui sépare parfois, dans nos pratiques en institution, auprès du sujet psychotique, le désespoir : d’un côté, le « rien ne bouge » et de l’autre côté des petits progrès subjectifs qui en réalité sont énormes quand on est sur le trajet d’un sujet dans son épuisante quête pour traiter la jouissance qui l’envahit.

Nous en arrivons maintenant à la question qui nous réunit cet après-midi, celle de l’assujettissement aux objets. Dans le cas de Bastien, nous avons également cette répartition entre objets petit a et les gadgets. Je pense qu’on peut dire avec LACAN que les premiers, les objets petit a ce sont justement ces objets prélevés ou pas, du corps, selon la structure névrose ou psychose, autour desquels la pulsion fait son circuit. Ces objets sont donc des objets pulsionnels, à ne pas confondre avec les objets gadgets, les objets en toc, les objets de la production technologique, industrielle à grande échelle, qui se renouvellent de plus en plus vite, objets éphémères, et qui sont plutôt les objets que LACAN appelle les objets « plus-de-jouir », c’est-à-dire que ça vous permet de récupérer un peu de jouissance là où la jouissance est perdue de structure.   Dans le cas de Bastien, nous avons d’un côté par exemple l’objet voix, dont il met en garde ses interlocuteurs sur sa dimension insupportable quand celle-ci devient une grosse voix. Plusieurs stratégies sont tentées pour délester cet objet de son nuisible pouvoir d’effraction. C’est-à-dire qu’« on contourne », on est tout le temps en train de chercher des choses qui soient audibles pour le patient sans les user. C’est un art. Comment l’on apprend à dire, à parler, à s’adresser à quelqu’un et que ce soit efficace, à condition que cela ne le vise pas et qu’il ne se sente pas visé par ce qu’on énonce. Alors, ça implique sans doute beaucoup de conditions. Tous ces traits ont en commun l’habillage de l’objet voix et peut-être que cette interface entre les gadgets et les objets a peut se déduire de cette formule de Pierre-Yves: « Il a recours aux objets plus-de-jouir qui le détournent de ce qu’il ne veut ni voir ni entendre ».

Côté gadgets, il y a tous ces artefacts (jeux vidéo) dont il organise le trafic, en brouillant les pistes de sorte qu’on a le plus grand mal à savoir à qui ils appartiennent et c’est à ce niveau que nous trouvons une belle connexion entre ces deux versants de l’objet, c’est-à-dire qu’on prend appui sur son usage singulier des gadgets pour tenter d’apaiser le trop de jouissance de ses objets pulsionnels à lui et obtenir ainsi ce qu’il a du mal à obtenir par lui-même. A savoir : un point d’arrêt. Question : en quoi ces gadgets sont-ils les bons partenaires pour Bastien ? En quoi c’est pour lui la bonne trouvaille, qu’est-ce qu’il trouve là, on va dire au niveau de son économie, de jouissance. Ca l’accroche et ça tempère.

 

Résumé de la réponse de Pierre-Yves GOSSET :

Tout d’abord, il est important de s’intéresser à l’usage que font les sujets de ces objets modernes. C’est-à-dire qu’il n’y a pas à reculer devant les jeux vidéo qu’ont en mains les jeunes et les enfants. D’ailleurs, certains demandent à ce qu’on soit à côté d’eux : « Viens voir ! ». Et je pense qu’il faut s’y intéresser parce qu’ils ne font pas tous la même chose avec tous les jeux. Deuxièmement, le jeu a ceci de particulier qu’il est réglé, a toujours son propre système. Il faut y entrer, dans ce système, mais il n’y a pas de surprise : le jeu, ça ne jouit pas. Et il n’y a pas de perte, non plus. Tant que Bastien est devant le jeu, il se détourne de tout ce qui peut venir faire intrusion au niveau de ce qui est l’Autre, l’altérité de l’autre « Le prochain, c’est l’imminence intolérable de la jouissance » (2) Par contre, l’embêtant est ce qui dépasse le sujet quant au caractère illimité des possibilités qu’offrent ces logiciels. Ils confrontent immanquablement au « plus-de-jouir » infernal qui capte le sujet. Donc, cette « solution » comporte ses écueils, outre le fait que, comme on l’a vu, le voile dont elle prend fonction reste opaque.

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  • On lira le cas de Mélanie, écrit par Camilo RAMIREZ sous le titre: « Trop chaud, trop froid », dans la prochaine revue « La Cause du Désir » N°90
  • LACAN in : « Le Séminaire », livre XVI p.225. Editions du Seuil