Aurélie Charpentier-Libert

Intervention préparatoire à la conversation du TyA-Envers de Paris du 18 mai 2015

 

Un barrage contre la folie

« Ne devient pas fou qui veut » inscrivait Lacan sur les murs de la salle de garde de psychiatrie lors de ses études. La machine DSM[i] fait aujourd’hui mentir cette assertion, à l’heure de la création d’un nombre vertigineux de nouvelles maladies psychiatriques démocratisées en « trouble ». Ainsi, la folie se trouve dégradée au rang de troubles de la santé mentale, qui concerneront bientôt 100% de la population susceptible de ramener de l’argent à l’industrie pharmaceutique.

Est-ce en raison de cette épidémie de troubles qu’une majeure partie de l’hôpital psychiatrique est devenue si sélective sur le choix de ces pensionnaires ? En effet, il est nécessaire pour être hospitalisé actuellement d’avoir des symptômes très visibles et dérangeants pour l’ordre public. Cela n’est-il pas un effet de la prédominance des manuels de classifications qui se dressent entre le soignant et le patient ? Dans la « Conférence sur la psychanalyse et la formation des psychiatres à Saint-Anne », de 1967, Lacan dit ainsi du psychiatre face à son fou qu’il est « qu’il le veuille ou non, concerné. Il est irréductiblement concerné ! » S’il ne se sent pas concerné, c’est qu’il se protège en interposant « entre lui et le fou, un certain nombre de barrières protectrices »[ii]. N’est-ce pas là où repose une part de l’engouement pour les manuels de diagnostiques prêts à l’emploi ? N’est-ce pas ce qui leur est nécessaire car cela les [je cite] « sépare de cette espèce d’être qui est en face de vous et qui s’appelle le fou ? » ? Ainsi, une certaine psychiatrie qui ne veut rien savoir de son histoire, se cache derrière des catégories diagnostiques changeant sans cesse et appauvrissant la clinique de manière dramatique.

Ce qui se perd, c’est bien sûr l’accès à la jouissance singulière à chacun, qui est inclassable et qui ne s’entend que pour peu que l’on se place dans une certaine « passion de l’ignorance » comme l’a très bien établi Lacan [iii]. À cette passion de l’ignorance, qui permet de se faire enseigner par ce que dit le patient, Lacan oppose la puissance trompeuse du savoir des psychiatres.

D’un côté se trouve donc une psychiatrie souvent sourde et bavarde, de l’autre des patients qui ne disent pas grand-chose et parmi eux des personnes qui ne demandent rien : les toxicomanes. De cette rencontre forcée, que résulte-t-il ? Quels sont les effets d’un docte savoir appliqué à cette jouissance unique de l’addict ? A l’heure où s’étendent l’éducation et la rééducation comportementale, que nous révèle ledit toxicomane de la psychiatrie actuelle?

Clinique éthylique

Parmi les toxicomanes rencontrés à l’hôpital, la plupart sont ceux condensés sous le nom d’alcooliques. C’est le cas de M. T. qui grâce à la sympathie que lui porte son médecin, est hospitalisé pour ses idées noires. On demande au psychologue de rencontrer ce patient: « Qu’est ce qu’il a ? C’est un alcoolique, il a tout perdu, femme, enfant, travail. Pourquoi ? Parce qu’il boit ». La nomination d’alcoolique arrête donc tout approfondissement de ce qui provoque les idées noires, aussi bien du côté du médecin que de l’homme en question.

Pourtant, en donnant la parole à M.T., tentant d’être guidée par une docte ignorance, j’apprends que l’alcool n’est pas la source de ses problèmes, mais ce qui tente de les rendre moins insupportables. Les choses ont commencé à mal tourner sur le plan professionnel, où il n’avait pas su gérer ses comptes, provoquant sa faillite. Par la suite sa femme a commencé à l’insupporter, il était persuadé qu’elle lui mentait, lui cachait ses affaires, le trompait. Il en a la certitude même s’il n’a jamais compris pourquoi. C’est donc lui qui est parti un jour, ne supportant plus de vivre au côté de cette femme malveillante. Mais il affirme qu’elle a continué à le persécuter au téléphone. Il a alors commencé à boire.

Un appui dans la vie de M. T. s’est défait et il est devenu la proie d’un Autre méchant. C’est pour ne plus en être le jouet qu’il s’est isolé de cet Autre. L’alcool vient alors faire taire l’angoisse et la paranoïa, et la douleur qui résulte de cette solitude. Il s’avère que c’est également ce qui fait taire des hallucinations acoustico-verbales que M. T. reste réticent à évoquer plus en détail.

Voilà de quelle façon le signifiant alcoolique vient mettre un couvercle sur la jouissance dont M. T. témoigne, c’est-à-dire celle de l’Autre à son endroit. Il s’en remet au Discours du maître et accepte le « tu es cela » – alcoolique en l’occurrence. Ce signifiant maître prend en psychiatrie la forme du chiffre et aussi de la catégorisation. On ne retient alors du sujet que ce qui est observable et le rattache à une catégorie clinique. Il n’y a donc pas de place pour la singularité mais une standardisation des désirs et des jouissances. Ainsi « alcoolique » laisse M. T. seul avec sa solution ravageante qu’est l’alcool, sans le soulager du sentiment de persécution qui l’étreint.

La jouissance gênante du toxicomane

On peut se demander pourquoi la jouissance liée aux toxiques suscite aussi fréquemment une condamnation morale à l’heure où chacun possède son objet d’addiction.

Eric Laurent[iv] explique qu’« au fond, ce que nous ne supportons pas dans l’autre, c’est une jouissance distincte de la nôtre. » La particularité de celle du toxicomane est d’être une jouissance Une, pas sexuelle. C’est-à-dire qu’elle ne se fragmente pas en se localisant sur un endroit du corps. Elle est entière et se retrouve en cela fort différente.

Nous avons développé à plusieurs reprises, lors des Conversations du TyA-Envers de Paris, la singularité de la jouissance dans la toxicomanie, et ses conséquences. Ainsi nous avons démontré de quelle façon cette addiction conduisait à s’isoler de l’Autre et de sa demande. Une image populaire décrit l’alcoolique marié à la bouteille. Cela souligne que le toxicomane ne se confronte pas à la difficulté inhérente au non rapport sexuel, au malentendu entre les sexes. Dire qu’il fait couple avec le toxique, en l’occurrence la boisson, révèle également qu’il ne se plaint que rarement de ce partenaire muet. De cette façon, il ne demande rien. Mais si l’institution rejette ces derniers du fait qu’ils ne demandent rien, l’exclusion subjective se double alors d’une exclusion médicale, comme l’illustre le cas de M. S.

M. S. est hospitalisé suite à un accident corporel survenu dans un état de lourde alcoolisation. La cause de l’accident est imputée d’emblée à l’alcool et ne sera pas questionnée différemment.

Dans le service, M. S. ne parle à personne et ne demande rien, surtout pas à être sevré. Il veut qu’on le laisse tranquille. Très vite l’idée est suggérée de le laisser sortir puisqu’il ne fait rien pour s’en sortir.

Pourtant lors des entretiens il m’interpelle soudainement : « Je comprends pas, quand j’entre dans un bar, je veux un café et on me sert une bière ». Au-delà de la formule qui peut prêter à sourire, c’est une expérience dramatique que raconte cet homme et qui insiste sur l’impasse dans laquelle il se trouve. Cette énigme qui problématise son rapport à l’alcool, et à l’autre, me semble constituer un début de demande. Je l’encourage à en raconter d’avantage sur tout ça. Il a été un professionnel très apprécié de ses collègues et clients pour sa rigueur et son humour. Mais sa situation s’est progressivement détériorée, au moment de son divorce peut-être, il ne sait pas, et il s’est mis à boire dans les bars une fois sa journée terminée. Il peine à garder un lien avec ses enfants et s’isole de plus en plus ; les arrêts de travail se succèdent.

Puis il en vient à déployer quel est le drame de sa vie. Il a des pensées homosexuelles qui lui font honte au plus au point. Il avoue également craindre pour sa vie si cela se savait. Cette idée s’articule au souvenir d’avoir été battu par son père à l’âge de 4-5 ans pour avoir été trop proche d’un petit garçon.

L’homosexualité constitue pour M. S. un pêché mortel et l’alcool est ce qui le soulage de toutes ces pensées « malsaines », tout en les cachant aux autres. Cette jouissance Une de l’alcool vient donc empêcher la jouissance sexuelle de se manifester. Il y a chez lui une sorte de complaisance à être reconnu alcoolique puisque cela contribue à recouvrir son impossible à supporter. Cette jouissance qu’il met en avant est également insupportable pour les soignants et, très vite, plusieurs en concluent qu’il n’a pas vraiment envie de s’en sortir et que le garder ne servira à rien. Il est ainsi rejeté, avec son consentement. Son hospitalisation sera brève… Inutile ?

De l’asile à l hôtel

« Cela ne sert à rien ». Parmi les raisons qui rendent difficile l’admission en psychiatrie celle-ci m’interpelle particulièrement en raison du mépris déclaré par ceux-là même qui y travaillent et qui ne reconnaissent absolument pas les vertus d’asile et de soins d’un séjour dans les murs. L’hospitalisation ne servirait donc, dans bien des cas, à rien. La pression administrative qui pousse à ce qu’un patient n’occupe pas un lit trop longtemps (au nom du DMS[v]) contribue à cette conclusion. Ainsi donc, les murs de l’hôpital et les équipes qui y travaillent et les font vivre ne porteraient plus l’étayage, la protection, l’apaisement nécessaire à certains. Si l’on retire ce qui constitue le soin, il ne reste alors qu’une sorte d’hôtel pour ceux qui se trouvent en dehors du lien social.

D’où cette opinion qui se fait souvent entendre : « il se croit à l’hôtel ». C’est alors avec réticence que sont accueillis les toxicomanes qui ne semblent rien demander si ce n’est quelquefois un abri provisoire. Comment se sortir de cette apparente incompatibilité hospitalisation-toxicomanes ? Pierre Sidon nous éclaire par sa position sur la situation des lieux de soins pour toxicomanes: « Ainsi, nombre de demandes de soins résidentiels dissimulent-elles – maladroitement – de simples demandes d’hébergement – nous les acceptons comme telles car nous ne demandons pas qu’ils soient guéris avant même que de les soigner. »[vi]. En effet, peut-on renoncer avant même d’avoir essayé ?

Mme. B. vient se faire hospitaliser alors qu’elle est à la rue. Bien qu’elle se présente comme alcoolique chronique, elle parvient à susciter chez plusieurs l’envie de l’aider à se sevrer et même à trouver un logement pour elle et sa fille, actuellement confiée à une famille d’accueil.

Mme B. parle sans difficulté de sa vie, elle en a l’habitude ayant depuis son enfance rencontré une multitude de psy, juges, éducateurs… Perdue dans une fratrie de 12 enfants, elle n’a de souvenirs du foyer familial qu’une pièce unique où chacun se trouvait un coin au sol pour dormir. Cela jusqu’à ces 7 ans, lorsque son père ivre, tue sa mère sous ses yeux et se retrouve incarcéré à perpétuité. Mme B, orpheline, est séparée de ses frères et sœurs et découvre alors la vie de foyers en familles d’accueil. Ce qui ressort de ce qu’elle me livre est sa capacité à rebondir face à chaque drame de sa vie, mais aussi, à tout quitter chaque fois qu’elle pourrait s’installer. Cette errance répond à la position subjective qui semble être la sienne.

La fille de Mme B. a 8 ans. Cette petite est placée une première fois alors qu’elle n’est encore qu’un bébé. Après plusieurs années Mme en récupère la garde. Mais après quelques temps, où elle s’efforce d’être abstinente, il semble qu’elle ne supporte plus la proximité de sa fille. Elle m’apprend que c’est elle-même qui a fait le signalement qui a causé le nouveau placement de la fillette, et également qu’elle a un autre enfant de 20 ans qui a été élevé en famille d’accueil. Si Mme B. a mis au monde ses deux enfants, elle ne peut pourtant pas occuper une place de mère.

Si elle parle facilement, il est pourtant difficile de savoir ce que veut Mme B., mais en attendant, l’hôpital peut être l’abri dont elle a besoin, sans lui en demander d’avantage pour le moment. Les choses se compliquent lorsqu’un membre de l’équipe l’encourage à obtenir une visite auprès de sa fille. Mme B. ne veut pas la voir mais elle n’ose pas lui avouer, ni même se l’avouer. Elle prend prétexte de son hospitalisation pour reculer la date de la rencontre, mais son interlocuteur bien intentionné poursuit ses démarches et Mme B. exprime une forte angoisse. Nous abordons la question en équipe et j’explique, avertie par les entretiens, que contrairement à ce qu’elle peut laisser entendre, elle ne veut pas voir sa fille pour le moment et qu’il est dangereux de l’encourager à le faire. Mais sans le recours à l’image de la bonne mère repentante dont certains soignants l’avaient parée, ceux-ci ne parviennent plus à la soutenir et ne semblent plus voir en elle qu’une mère indigne et alcoolique profitant de l’hôpital. Le rejet succède à la compassion. Certains avaient vu en Mme B. une semblable, une mère attristée par le manque de sa fille et n’ont pas supporté d’être confronté à sa jouissance, différente de la leur, et au Réel qui l’accompagne.

C’est toute la difficulté de devancer une demande de soin qui ne se fait pas et de ne pas prendre une demande d’hébergement pour ce qu’elle est, en attendant que peut être le sujet se saisisse de l’opportunité d’en vouloir d’avantage.

Conclusion

 « La clinique psychanalytique c’est le réel en tant qu’il est impossible à supporter » affirme Lacan. Ainsi la clinique ne peut être définie par des classes et des concepts, mais par le réel et les différents modes de défense qu’il engendre. On mesure ainsi l’emballement pour les concepts ségrégatifs qui ne cessent de se développer en psychiatrie.

Tout ce qui vient objectiver le patient toxicomane sert à se protéger du Réel en jeu, en rejetant la singularité de sa jouissance et de son désir, seule piste vers une solution autre que toxique, inédite.

 

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[i] Manuel Diagnostique et Statistique

[ii] Lacan J., « Conférence sur la psychanalyse et la formation des psychiatres à Saint-Anne », 10 novembre 1967 (version internet).

[iii] Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011

[iv] Laurent. E., Quarto, « 3 remarques sur la toxicomanie », 12/1999, p.34

[v] Durée Moyenne de Séjour

[vi]Sidon.P., « À l’ère de l’Autorisation : encore des institutions ? », texte paru sur addicta.org