Michel Jean, suivi du commentaire par Éric Zuliani puis du débat avec les participants

Michel Jean Psychologue à la Maison des Associations de Lille a présenté le cas d’un jeune de 16 ans, Stéphane, dans le cadre du Temps de pratiques inédites, ACF-CAPA, le samedi 11 avril 2015. Lire l’argument et le programme ici… Merci encore à Betina Frattura qui nous confie la publication de son cycle pour cette année.

Ce jeune homme est accompagné en consultation par ses parents car ceux-ci s’inquiètent « sans dramatiser » pour leur fils qui passe entre 16 et 18 heures par jour avec des jeux vidéo.

C’est suite au retour – en urgence – de Stéphane en France après une tentative, ratée, de scolarisation dans un pays étranger dans le cadre d’un échange culturel, qu’un retrait du monde s’est progressivement installé pour devenir quasi-totale.

Quant à ce séjour à l’étranger Stéphane peut dire que tout se passait bien au niveau scolaire – d’autant plus qu’il parle bien la langue du pays – mais qu’il s’est senti « maltraité » par la famille qui l’accueillait : « ces gens » lui demandaient de participer aux tâches de leur vie quotidienne, tâches que Stéphane a vécues comme trop rudes, pénibles .

Dès premières consultations auprès des accueillants de la Maison des Adolescents, une orientation vers le psychologue de la MDA est proposée à partir d’un constat sur lequel Stéphane, ses parents et les accueillants sont d’accord : Stéphane « a peur des autres » et – selon les mots de Stéphane-, « il faut faire quelque chose ».

Nous n’apprenons pas quel type de jeux intéressent Stéphane car l’accent est mis plutôt sur le fait qu’il a coupé tout lien social, se sent empêché de sortir de la maison, a peur de se déplacer seul, est déscolarisé ; la vie à la maison est de plus tendue malgré l’attitude délicate et le soutien des parents. La question du père est de savoir si « Stéphane passe trop de temps sur les écrans parce qu’il est en difficulté dans le monde et dans les rapports sociaux, ou si c’est son goût excessif et exclusif pour les jeux vidéo qui le conduit à s’isoler et à vivre hors-monde ».

Le psychologue se dit frappé par le mode de présentation de ce jeune homme qui « entre en relation avec gêne », « timide », « massivement inhibé », comme ayant « une toute petite vie  retirée à l’intérieur de lui », et qui « a des grandes difficultés à prendre la parole : « il faut  aller le chercher très loin, le porter par la parole ». Stéphane n’exprime aucune demande et ne prend pas la parole.

Dès le premier entretien familial deux événements sont évoqués. Le premier –rapporté par la mère- se déroule quand Stéphane a environ un an : un problème de santé assez bénin nécessite une intervention chirurgicale et une hospitalisation d’une journée. La mère le conduit à l’hôpital le matin –le règlement lui interdit de rester auprès de son enfant- et quitte un petit garçon qui hurle dans les bras d’une infirmière. Le soir, elle le retrouve dans le même état, toujours hurlant, dans les bras d’une autre infirmière. Le deuxième événement c’est Stéphane qui le rapporte : il a environ trois ans et un petit garçon de quatre ans le maltraite à la récréation. « Je pense l’avoir dit aux enseignants et à mes parents ; et ils n’ont pas réagi . Vous ne m’avez pas cru», reproche-t-il vivement.

Un véritable réseau de suivi thérapeutique se tisse peu à peu autour de Stéphane : accueillants de la MDA, éducateur spécialisé en jeux vidéo, psychologue, psychiatre ; aussi une diversité de modalités de prise en charge : entretiens individuels, familiaux, séances de psychodrame, hospitalisation . Stéphane n’arrive pas à s’y rendre mais manifeste son accord pour que tout cela continue sans sa présence physique et dit « ça ne peut que m’aider ». D’ailleurs il se débrouille pour faire en sorte que son psychologue et son psychiatre s’appellent pour parler de lui, soutient la poursuite des entretiens des parents avec le psy, etc.

Parallèlement à sa grande inhibition et à sa difficulté pour prendre la parole, Stéphane peut – à certains moments- être d’une grande précision dans « des formules incisives » quand il s’agit de dire son vécu des autres : il explique que ses « profs sont sans patience, donnent des taches impossibles, sont méprisants » et puis « J’imagine pour certains profs des traitements qui feraient pâlir d’envie les bourreaux de l’inquisition les plus inventifs …Au moins, avec les jeux vidéo je peux m’en donner à cœur joie ! » . Aussi, lors d’une consultation, on entend un bébé qui pleure dans la rue et Stéphane réagit vivement : « J’imagine des trucs affreux, genre l’éclater contre le mur, ou plus banalement, le rouleau compresseur… » A ce moment le psy lui dit : « J’avais pensé à la détresse d’un nourrisson, la vôtre quand vous étiez tout petit ». Stéphane répond : « ça peut aussi être ça… ».

Ce « ça peut être ça aussi… » sera une formule qui vient fréquemment chez Stéphane lorsque le thérapeute propose une autre signification aux événements dont Stéphane fait part et qui ont pris pour lui une signification figée, féroce .

Lors de séances de psychodrame il peut dire « ça m’amuse bien les jeux vidéo ; je ne m’en lasse pas ! Quand je me risque de sortir, je me fais l’impression d’être un petit mec bizarre qui a peur de tout ; dans les jeux vidéo je suis un général aux pouvoirs quasiment divins ! »

Les parents, pour qui une limite a été franchie au moment où Stéphane leur vole de l’argent pour des jeux, tentent de limiter le temps devant les écrans : cela provoque une grande agressivité chez Stéphane. Celui-ci refuse de suivre des entretiens avec l’éducateur et le psychiatre spécialistes en addictions. Il poursuit -tout en s’absentant beaucoup- les séances de psychodrame et les entretiens avec le psychologue. Le psychiatre, d’ailleurs, n’avait pas été en désaccord pour arrêter le suivi : « Ce jeune homme est dans une attitude provoquante avec son inertie ; il se replie dans son petit cocon informatique ».

Le suivi de Stéphane est relativement court : deux ans et demi ; et il continue son cours.

Stéphane a pu décrocher son bac – pas sans le soutien accru de ses parents – mais ne peut pas faire des projets. Son rapport aux jeux vidéo n’a pas changé si l’on considère son « temps de consommation ». Mais il peut peu à peu, de manière discrète, questionner sa position au monde : si bien il n’éprouve aucun sentiment de culpabilité il semble paralysé par l’idée de décevoir ses parents ; il remarque sa très grande difficulté à entrer en lien avec ses paires tout en ne se laissant pas interroger là-dessus. Il se risque à questionner certains vécus et le sentiment de perplexité qui les accompagne, via les séances de psychodrame – comme par exemple la tentative d’aide d’une enseignante au moment où il commençait à décrocher : « elle a voulu me tendre la main et j’ai pensé qu’elle voulait me donner des coups. Je regrette cette erreur ».

Monsieur JEAN, se fait docile aux exigences du cas sans vouloir à tout prix le guérir de son « comportement addictif » ; il se demande : « Sans ce symptôme, quel serait le destin de ses angoisses, des peurs, de sentiments de danger, des idées de persécution de Stéphane ? Car de quoi ce jeune homme tente-il de sortir ? Ce symptôme ou pire ? »

Commentaire : la boîte noire, par Éric Zuliani

1 – Michel Jean vient de nous présenter le récit d’une rencontre sur plusieurs années d’un jeune adolescent de 16 – 17 ans, et ce qui frappe, c’est la multiplicité des dispositifs pour l’accueillir : certains se succèdent, certains sont en place simultanément, certains sont abandonnés ; certains mettent en présence le jeune et les parents, les parents sans le jeune, le jeune seul. Je me suis posé la question de savoir pourquoi cette multiplication des dispositifs ; voici ma réponse : eh bien je crois que le praticien se laisse guider par Stéphane, par ce qu’il dit et ce que veulent dire ses conduites. Il fait cas de Stéphane, pratique une clinique du « je dis que ».

2 – Pourtant le nombre de dispositifs présentés dans ce récit clinique semble objecter à cette clinique du « je dis que », car ils relèvent aussi d’une clinique « des parents disent que » ; on a même « le psychiatre dit que ». Ainsi la question se pose de savoir si c’est la décision de Michel Jean de proposer ces différents dispositifs où si c’est le cas qui l’exige ? Mon point de vue est que le cas qui l’exige. M. Jean a en effet très vite repéré quelque chose dans la rencontre, qu’il nomme parfaitement. Stéphane est-il un garçon timide, un peu réservé ? Non. Pour M. Jean c’est un garçon « qu’il faut porter par la parole, questionner avec prudence, aller à sa rencontre. » Toutes ces formulations indiquent une chose : Stéphane est loin d’être soutenu par sa propre parole ; c’est donc très loin qu’il faut aller le chercher et le porter par la parole. Ce n’est pas pareil qu’avec d’autres sujets qui prennent la parole aisément. Ici, disons que Stéphane a une difficulté radicale à prendre la parole, et à s’y faire représenter. Or, M. Jean pense que pour aller chercher Stéphane ce ne peut se faire que par la parole. Quand quelqu’un a un problème, il vient vous voir, il commence à vous parler spontanément de son problème, il fait une demande, comme le dit M Jean. Les choses ici ne se présentent pas ainsi, car « Stéphane est retiré à l’intérieur de lui ». Alors, bien sûr, nous le sommes tous un peu. Nous appelons cela notre intimité : « C’est mon intimité ; ça ne te regarde pas. » Mais à l’intérieur de nous il n’y a pas que l’intimité : depuis Freud qui a nommé cela inconscient, nous savons qu’à l’intérieur de nous il y a aussi une extimité : quelque chose de nous et qui pourtant nous est étrangère, nous en sommes souvent l’objet. Voici l’opposition que je propose pour éclairer cette configuration. Là où il faut aller le chercher, très loin donc, c’est là où Stéphane est comme objet, puisqu’il n’est pas sujet de sa parole : il est l’objet, comme on dit, le siège, de quelque chose qui semble l’absorber. A l’inverse, quand quelqu’un parle spontanément, il représente ce qu’il est, son être comme objet, dans ce qu’il dit : il est alors sujet de sa parole. Oh, il suffit d’un lapsus alors pour montrer qu’il ne maitrise pas grand chose en parlant : les mots se jouent de nous. Nous sommes sujet à la parole comme on dit être sujet à de fortes fièvres. Voilà donc une opposition de termes : notre être est à la fois objet et sujet.

3 – Il me semble que M. Jean est orienté par cette notion d’inconscient, qu’il y a une extimité propre à Stéphane, et que M Jean aide Stéphane à prendre connaissance de cette extimité. Par exemple, il nous rapporte ce détail : Stéphane convient d’éprouver des difficultés à entrer en relation avec ses pairs et que cela n’est pas tout à fait normal ; mais, ajoute le praticien : « Il ne se laisse guère questionner à ce propos. » M. Jean est donc très prudent. La prudence n’est pas l’inhibition puisqu’à un moment donné, à propos du hurlement d’un bébé dans la rue, du tact au tac, il va le connecter au hurlement des un an de Stéphane, qui répond alors : « Ça peut aussi être ça. » Prenons un autre petit détail. Il raconte un souvenir de ses trois ans. À l’école, un petit voisin le maltraite. Voici sa formule : « Il pense s’être plaint aux enseignants… » Cette formule est saisissante. Il n’est pas sûr d’avoir parlé : aux enseignants et sans doute à ses parents. Et pourtant il précise qu’il en veut à ses parents de ne pas l’avoir cru. Ce simple propos indique deux directions au praticien : celle de savoir si Stéphane prend authentiquement la parole de manière générale ; il émet lui-même un doute sur ce point. La question n’est pas tranchée pour lui. L’autre piste est plus affirmative dans sa bouche : c’est celle du reproche, du ressentiment, de la fomentation aussi, car à un moment donné on découvre la vie intérieure de Stéphane – avec quoi est-il « retiré en lui-même » ? Il considère les profs comme des maitres féroces, comme méprisants. Il imagine alors, dans une ambiance de ressentiment, ce qu’il pourrait leur faire subir. Vous voyez là apparaître, dans de petits scénarii imaginaires, des scènes où il est, d’une part, objet des propos des autres, et d’autres scènes où l’autre est objet… de ses actes violents. Cela reste dans le registre imaginaire. Le point commun entre ses scènes ? Le tourment. Stéphane est l’objet d’un autre tourmenteur et cela peut se retourner virtuellement. Et cela provoque une activité de pensée intense. Nous apercevons, à ce moment-là, à quoi lui servent très précisément les jeux vidéos : à se détourner de cette activité de pensée. Il y a là une indication clinique très précieuse : un sujet souffre avant tout de ses pensées, pas de l’Autre. Son être est l’objet de pensées tourmentantes. Ne pouvant prendre la parole, ne pouvant se faire représenter à travers les mots, il se refugie dans un univers de virtualité ou il semble trouver à reconstituer quelque chose de lui-même où il n’est plus objet. Cela ne se fait pas par des mots mais plutôt par des images. Il y a là un enseignement concernant l’addiction et sa fonction pour Stéphane. Cette solution est coûteuse en temps et en appauvrissement du lien social.

4 – Alors vous voyez le sujet humain se représente, se présente au travers d’objets – pensez ici à l’Avare de Molière -, mais aussi au travers de mots. Les jeux vidéos c’est lui comme être (et non comme avoir), mais à travers des images, des virtualités : c’est par métonymie, en effet, qu’il passe de son être comme objet tourmenté par les propos de l’autre à son être comme objet logé dans les jeux vidéos. Mais ce par quoi M. Jean est guidé c’est mieux : « Améliorer la position du sujet » (définition de la thérapeutique par Lacan dans le Séminaire L’angoisse). Il y a là un effort du praticien pour arracher Stéphane d’une position d’objet tourmenté par l’Autre ou logé dans images des jeux vidéo, afin qu’il se constitue comme sujet au travers de fragments de discours, pas au travers d’actes agressifs ; que se constituent pour lui, des significations propices à ré-ouvrir des perspectives heureuses : les hurlements d’un bébé, par exemple, mieux vaut qu’ils aient une signification de détresse que celle qui implique une réponse violente (Avez-vous vu le film Post-partum ?).

5 – On ne peut faire cela que si l’on pénètre dans la boite noire. Je fais allusion ici à l’interdiction qui fonde la psychologie comportementale qui est à présent partout : ne se référer qu’aux comportements. Les parents, comme M. Jean, Stéphane lui-même, ont beaucoup de mérite pour braver cette interdiction. S’en tenir aux comportements c’est identifier ce qu’est un sujet à ses comportements en ignorant la boite noire. C’est prendre un instantané. Il n’y a en effet pas que dans les jeux vidéos qu’il y a des images ; dans le monde des grandes personnes il y a le comportementalisme : là, règnent aussi les images assignantes. Et l’on peut dire que c’est aussi une addiction : une volonté addictive a identifier le sujet à ses comportements.

La boîte noire c’est aussi une allusion au crash de l’avion Barcelone Francfort. Il a fallu un certain temps, pour savoir qu’Andréas Lubitz souffrait aussi de pensées tourmentantes. Il a fallu le témoignage, non d’un psychologue ni d’un psychiatre, mais d’une ex-petite amie, pour apprendre que des cauchemars le tourmentaient. Elle, savait, sans avoir lu Freud ni Lacan, que le cauchemars c’est quelque chose de réel, et du sujet. Elle l’a quitté sur au moins cette donnée. Alors, dans le cas de Stéphane, les parents sentent que c’est grave. M Jean aussi et finalement, Stéphane aussi.

Il apparaît alors dans le cas deux orientations : la chronique des comportements, addiction aux images que sont alors les comportements, ce qui aboutit a ce genre d’énoncé : « Il a une attitude provocante, avec son inertie. Il se replie dans son petit cocon informatique » ; ou alors, ce que les parents, M. Jean et sans doute d’autres personnes lisent dans ce que dit et fait Stéphane. Il y a un passage exemplaire de cela. Stéphane à un moment donné fait l’aveu du temps qu’il passe devant les écrans. Plusieurs propositions sont faites : rencontrer un accueillant de la MDA ? Non dit Stéphane. Limité le temps, visée ici éducative ? Non dit Stéphane. Finalement s’en remettre à ce qu’il dit, et que dit-il ? De passer autant de temps devant les écrans ? « Ce n’est pas normal ; il faut faire quelque chose. »

Voulons-nous des enfants sages ?

En 1946, au sortir de la guerre, le Dr Lacan s’intéresse à la manière dont la psychiatrie anglaise s’est comportée – de manière exemplaire, selon lui -, avec des militaires qui présentaient ce qu’on pourrait appeler des troubles du comportement, les excluant du front, car pas sans risques pour leurs collègues. Il fait, alors, une remarque : au vu de ce qu’a été la seconde guerre mondiale (Lacan fait ici allusion tout autant aux violences collectives qu’aux phénomènes d’endoctrinement et de propagande), « ce n’est pas d’une trop grande indocilité des individus que viendront les dangers de l’avenir humain. (…) Par contre le développement qui va croitre en ce siècle des moyens d’agir sur le psychisme, un maniement concerté des images et des passions (…) seront l’occasion de nouveaux abus de pouvoir. » En citant ce passage, je ne fais pas allusion aux images des jeux vidéos. Le maniements concerté des images et des passions fait au contraire allusion à la situation actuelle où le psychologisme se fourvoie dans la passion de l’ignorance de ce qui se passe dans la boite noire, ignorance du sujet de l’inconscient, et dans son goût pour les comportements qui fixent et font toujours plus image. C’est l’addiction à cette ignorance et aux images dans la psychologie d’aujourd’hui que je mets en question.

L’indocilité

Je me réfère souvent à ce propos pour resituer le travail que je fais en institution (ITEP). Ce mot « indocile », n’est pas si mal : ce n’est pas un diagnostic, mais il permet d’apercevoir la place importante du « non », du refus chez les sujets que nous accueillons. Les psychologues de l’enfance ont découvert ce fait : le « non » comme structurant le sujet. On voit que Stéphane dit à des moments précis non. Quand devient-il alors pathologique ? La question vaut d’être posée. Nous avions, par exemple, il y a quelques temps, un jeune garçon qui venait à l’Institut d’une curieuse manière. Le matin il jetait son cartable, au dessus d’une barrière, dans la cour, puis se faufilait par la porte, évitant habilement les bonjours des adultes. La journée commençait ainsi pour lui, journée de cavalcades solitaires dans les couloirs. Il ne pénétrait jamais dans aucune salle mais en ouvrait les portes. Il ne s’asseyait pas pour manger et, toute la journée, circulait ainsi de porte en porte. Nous ne manquions pas, tous, de le solliciter ; à chaque fois, il disait une phrase, une seule : « Je m’échappe. » Ce « non » contrastait avec un « oui » décidé à venir à l’Institut : nous n’avions aucune crainte qu’il fugue. Nous étions décontenancés. Jusqu’à ce qu’un éducateur qui avait fait le choix de ne pas lui courir après, de ne pas le solliciter, entende la phrase suivante : « Tu vois, je m’échappe (il partait alors, et revenant sur ses pas, surpris que cet éducateur ne le suive pas) : et là, je m’échappe ? » Sa question permettait un dialogue avec cet éducateur. L’éducateur décida de nous communiquer alors sa découverte : le « je m’échappe » pouvait se formuler comme une question. Il y eut un déplacement : il apparaissait qu’il ne s’échappait pas de nous, mais de quelque chose. Ce jeune garçon nous demandait depuis le début de l’aide : nous devions lui permettre de trouver les voies d’une échappatoire, véritable. La réalité de la situation s’en trouva profondément modifiée du simple fait que l’éducateur, par son abstention à le rattraper, avait entendu le point d’interrogation, et avait entamé un dialogue. Le jeune garçon n’était à présent plus indocile mais menacé et disait non à cette menace, et non pas à nous. Nous nous sommes mis alors à déchiffrer, à ses côtés, ce qui pouvait bien le menacer, pour combattre cela avec lui, plutôt que de le punir pour ses absences.

Établir un lien

On peut dire que l’éducateur n’a rien fait d’autre que de donner à ce point d’interrogation un statut profondément humain : après tout, en effet, nous étions tous en droit de nous demander ce que veut dire exactement « je m’échappe » ; le peut-on vraiment dans la vie ; peut-on échapper aux autres, à sa condition d’être parlant ? Peut-on s’échapper d’un monde pour se réfugier dans un autre ? Le jeune garçon a dit oui à ce point d’interrogation en le répétant auprès d’autres adultes qui à présent l’entendaient et parlaient avec lui. Quelque chose de nouveau s’est établi entre lui et nous.

Retenons, au passage, le terme simple d’établi puisque une institution n’est rien d’autre que le résultat d’une action qui établit, qui institue. Quelque chose s’est établi entre nous et ce garçon : un lien social, très curieux certes, mais un lien social tout de même, à travers de petits fragments de discours. « De petits fragments de discours » est le nom du cadre dont nous parlons dans nos institutions. M Jean ne fait rien d’autres dans les rencontres avec Stéphane que de tenter d’établir un lien social – très singulier -, puisqu’il ne va pas perdre de vue Stéphane, alors même qu’il n’est pas présent par exemple. Les êtres humains sont ainsi faits que pour établir des choses dans leur monde ils parlent, c’est-à-dire, ils tissent des significations ; plus précisément, ils s’inscrivent dans des liens de discours pour pouvoir parler avec d’autres, c’est-à-dire partager des significations communes, s’appuyer, aussi, sur des significations personnelles. Pour les jeunes dont nous nous occupons, ces liens ne sont pas établis à l’avance. Ces liens de discours, une fois établis, leur permettent de dire et de faire, et de répondre de ce qu’ils disent et font, c’est-à-dire, de revendiquer la responsabilité de ce qu’ils disent et font. Ce jeune garçon qui s’échappait était responsable, à présent, puisqu’il s’échappait, à juste titre, du fait d’une menace. Nous apercevions, à présent, le sujet dont il était question dans les comportements de ce jeune garçon. Par exemple, nous avons découvert qu’il ne mangeait pas à table car le sujet dont il était question pour lui était que les aliments étaient empoisonnés : il était l’objet de tentatives d’empoisonnement ; nous le savions à présent et comprenions mieux ses prises à la volée de divers aliments.

Une pratique ce sont des actes

Je veux à présent faire une remarque. Tous ici nous avons une pratique. Vous connaissez, sans doute, cette manière dont certaines personnes rejettent la théorie au nom de la pratique ou l’inverse : ceci témoigne d’un lien difficile entre ces deux registres. On doit à Kant de résoudre ce lien entre pratique et théorie, qui introduit un tiers élément (une zone intermédiaire) articulant théorie et pratique : il s’agit d’une zone où se produit ce qu’il appelle « l’acte de jugement ». Juger, dit Kant, « c’est décider si la règle en théorie s’applique ou non au cas présent ». Maintenant si vous avez, par exemple, uniquement une approche épidémiologique des troubles du comportement, vous définissez un sujet moyen ayant tel trouble du comportement – un addict, par exemple -, afin de définir une règle valable pour tous ; mais vous éliminez, alors, cette dimension de l’acte de juger relatif à un cas. Si vous réduisez maintenant votre pratique à l’application d’une méthode a-théorique, mais qui marche, pour traiter tel trouble du comportement, vous faites aussi l’impasse sur cette dimension d’acte de juger pour ce cas-là et pas un autre. Dans les deux perspectives – celle de l’individu ou celle de la méthode, le cas comme exception, singulier, passe à la trappe. Si l’on prend l’exemple de l’éducateur qui par son abstention fait surgir le point d’interrogation, qu’est-ce que cela donne ? Il est en infraction avec un certain sens commun, qui est une norme, et qui consiste à rattraper une personne qui s’échappe ; il est en infraction, aussi, avec le projet institutionnel qui dit que les enfants doivent être aux endroits indiqués par l’emploi du temps. Et bien, je n’ai jamais vu personne opérer autrement dans les institutions que de cette manière : en infraction avec la théorie ou avec la méthode. Le véritable savoir, celui qui nous importe, se situe dans cette zone de « l’acte de jugement ».

La folie aujourd’hui

Prenons une autre perspective. Ce dont souffrent les sujets que nous sommes amenés à rencontrer, parfois durant plusieurs années, dans différents dispositifs, est complexe, difficile à nommer. Voilà pourquoi depuis la fin du XVIIIe siècle, les catégories diagnostiques n’ont cessé d’évoluer au gré le plus souvent de considérations politiques : recensement des populations dangereuses, mais aussi politique de la santé. Le mal dont ils souffrent peut être attribué à des causalités diverses : le cerveau, le gène, mais aussi la famille, voire même les lieux de soins (comme l’a fait le mouvement anti-psychiatrique) ou la société entière. Or, il y a quelque chose qui a depuis toujours été repéré et nommé « folie ». On a donné le nom de « folie » à des types de refus qui disaient des vérités. C’est à cette part de « folie » que nous nous adressons, cette part extime.

En effet, que font les personnes qui s’occupent de jeunes indociles ? Elles les accueillent, leur parlent, les appellent par leur prénom, les interpellent, leur demandent si elles vont passer une journée meilleures que la veille ; elles essaient de les rendre sensibles aux actes qu’elles ont commis, rentrent en dialogue pour leur demander les raisons de leur actes, etc. Qu’est-ce que tout cela, sinon reconnaître implicitement que le sujet peut se rendre responsable de cette part extime ? Si votre travail était d’être infirmier en pneumologie, vous n’auriez pas idée d’interpeller le sujet de cette façon pour le rendre responsable de sa tuberculose.

La question est alors de savoir si cette folie est déficit ou production ? Si nous reprenons le cas du jeune garçon qui s’échappe, dans un premier temps, en effet, nous pouvions le considérer comme incapable de se tenir dans les lieux prévus pour lui. Mais à partir du moment où le point d’interrogation fait surgir l’élément « menace », ses conduites ne sont plus déficit mais production, plus précisément défense, le terme est de Freud. Il a finit, par exemple, par consentir à rester en classe, en se sentant en sécurité. L’enseignante a développé des manières de faire qui ne soient pas menaçantes. En contrepartie, il réussissait à travailler seul et acceptait de donner son travail en le laissant. Elle nous fit part, alors, de l’extraordinaire savoir qu’avait ce jeune. Comment avait-il pu apprendre, alors que l’école lui était impossible depuis fort longtemps ? Il s’intéressait aux dinosaures, à la manière dont ils n’avaient pas pu survivre à la glaciation. Nous avons, alors, traduit : à la manière dont ils n’avaient pas pu s’échapper. Du coup, nous nous sommes aperçu que ce jeune garçon, malgré ses grandes difficultés, n’échappait pas aux seules lois qui vaillent, celles du langage. Les êtres humains, quand ils se décident à parler, le font, en effet, nécessairement par allusion, par évocation : ils vous parlent des dinosaures pour parler de leur tourment. Ils savent mieux que les psychologues, qui définissent la langue comme un phénomène de communication, que la langue est foncièrement équivoque, et que ce peut être le problème et la chance pour le sujet : un cri de bébé peut être équivoque pour un sujet, et M. Jean tente de libérer Stéphane de significations mauvaises concernant ce hurlement.

Le symptôme ne se confond pas avec les troubles du comportement

Nous avons donc la responsabilité d’améliorer la position du sujet : c’est-à-dire, de le tenir éloigné de sa position d’objet de ce qui le tourmente. Pour ce faire, il faut distinguer les troubles du comportement de ce que l’on appelle un symptôme. Les troubles du comportement s’inscrivent sur une même ligne qui va de l’inhibition au passage à l’acte : on sent qu’il peut y avoir cela chez Stéphane. La rubrique des faits divers montre régulièrement ce qui résulte de prendre les choses par le bout du trouble du comportement : de telle personne qui vient de tuer un nombre conséquent d’autres personnes, on dit : « C’était pourtant quelqu’un de tranquille ; il parlait peu, se manifestait peu ; il suivait bien à l’école » ; bref un « enfant sage ». Construire un symptôme, c’est autre chose. Une institution se voue à cela : par de doux forçages, nous obligeons le sujet à nouer des relations avec nous ; nous les désinhibons, et ce faisant, nous les obligeons à tenir compte de leurs difficultés. Dans le « trouble du comportement » le sujet est identifié à ce qu’il fait. Par exemple, on dit : « Le tueur au scooter ». Le symptôme, lui, laisse entendre que le sujet se distingue de ses comportements, et que ces comportements peuvent être rapportés et lus dans leur logique.

À ce couple inhibition/passage à l’acte, s’oppose donc un autre couple : angoisse et symptôme. Le symptôme est ici une défense du sujet contre l’angoisse, et une alternative aux mises en acte.

Pour saisir ce qu’est un symptôme, il faut se détourner du modèle médical. Le symptôme relevant de la subjectivité ne fonctionne pas selon le modèle viral. Pour comprendre ce qu’est un symptôme, mieux vaut prendre le modèle de la grève, comme signe que quelque chose cloche, ne va pas de soi. Une grève est-ce un message ou un trouble du comportement à l’ordre public ? Vous voyez avec cette question le lien du trouble du comportement et de l’ordre public.

Freud a aperçu que le symptôme est ce qui est le plus singulier chez un sujet, qu’il peut même devenir le style d’un sujet, comme on le voit dans les témoignages de sujets comme Temple Grandin. En ce sens, le symptôme n’est pas un dysfonctionnement mais un autre type de fonctionnement. On voit que Stéphane, par exemple, n’a pas attendu pour se donner des solutions à ce qui le tourmente.

Voici un dernier exemple. Olivier, un garçon pas du tout facile, bien souvent menaçant, est pourtant, lui aussi, menacé. Il va un peu à l’école et vient à temps partiel à l’ITEP. Il arrive en insultant et repart de même. Entre les deux, c’est comme une matière instable. Aucune routine n’est évidente pour lui. Se sentant persécuté par un autre jeune, il a pu le poursuivre jusqu’à chez lui pour le battre violemment. Son gros mot préféré est : « Ta gueule ! » Ce n’est pas n’importe quel gros mot. Fondamentalement, il demande à ce que ça se taise pour lui. Un jour qu’il me dit « Ta gueule » ; je lui réponds, théâtral, en donnant de la voix : « Monsieur ta gueule ! » Il sourit, mi épaté, mi agacé. Il vacille et ne sait choisir sa position ; enfin un peu d’équivoque. Comme il a de la fierté – il en faut pour vivre ce qu’il vit -, il s’éloigne dans une bordée d’injure. Puis les jours suivants, il prend l’habitude de m’appeler « Monsieur ta gueule » pour me dire bonjour. Puis, il finit par m’appeler Monsieur Zuliani en se moquant copieusement de mon nom bizarre. Mais un autre problème se pose : Olivier rend ses départs absolument catastrophiques. Il ne peut partir et reste comme englué, sur le parking, parfois à lancer des pierres sur l’institution. Il faut alors l’intervention d’un éducateur pour le conduire jusqu’à l’arrêt de tram. Lors d’un entretien, il dit : « Les demi-journées, je ne peux pas me rattraper. » Seule l’intuition de son éducateur référent permet de déchiffrer cette phrase qui serait passée à la trappe sans sa vigilance. Son emploi du temps le fait venir en effet, des matinées puis il part ; nous ne le savions pas, lui si. Et ce sont justement ces départs qui sont problématiques. Le propos déchiffré nous donne ceci : Je sais bien que je fais des bêtises ; mais j’ai l’idée de me rattraper. En ne me gardant pas l’AM, vous ne me permettez pas de me rattraper. Là ce n’est plus « s’échapper », mais « se rattraper ». Depuis plusieurs mois, ce « se rattraper » est devenu une articulation précieuse entre lui et nous. Ainsi, nous le punissons régulièrement, afin de lui donner sans cesse la possibilité de se rattraper !

Débat avec les participants

« Symptôme ou pire »

La formule proposée par M. JEAN « Symptôme ou pire » est épinglée par E. ZULIANI qui en souligne l’originalité. En effet, elle est à contre-courant puisqu’on a l’idée « Ce serait tellement mieux si ce n’était pas ça ». Or, « Ce serait tellement pire si ce n’était pas ça ! » est beaucoup plus intéressant !

Cette remarque permet à une participante d’aborder la question de la structure, du symptôme et du passage à l’acte. L’exemple est donné d’un autre jeune homme très tourmenté, suivi en CMP, qui écrit les scénarios qui l’envahissent, au contenu des plus cru. Cela suscite l’inquiétude chez les intervenants qui l’accompagnent, bien que cela semble être sa solution à lui. Tant qu’il écrit, il se maintient à l’écart du passage à l’acte, c’est cadré.

La causalité psychique chez l’être humain

Réponse d’E. ZULIANI. A l’encontre de ce que cherchent à établir les enquêtes sociales, les causalités chez l’être humain sont indirectes et laissent la place à la manière dont le sujet se détermine par rapport à ce qui lui est présenté (pornographie, jeux vidéo,…). Ici, on a un sujet sur la frange, c’est-à-dire qu’on ne sait pas de quel côté il va pencher. Il y a un combat délicat, pas d’affrontement entre Mr JEAN et ce jeune. Il y a plutôt un combat interne au sujet qui considère que soit le hurlement (celui du bébé qui pleure), c’est lui, qu’il y a quelque chose à traiter du hurlement, c’est-à-dire la voix hurlante, ou alors, ce hurlement est à l’autre et qu’il faut qu’il y ait de l’Autre. Et alors, il y a une voix qui est embêtante.

Ce sujet est jeune encore. S’agit-il d’une psychose ? Il y a à avancer avec prudence car cela est encore plastique, souple. D’où l’importance de protéger « une relation de confiance », formule importante. En fait, les intervenants de son entourage (Mr Jean, les parents, les intervenants) font avec le symptôme de ce jeune sans rien y « comprendre ».

La responsabilité du sujet

B. FRATTURA.   C’est un jeune, en effet, rien n’est encore décidé mais la structure ne surgit pas de rien, du jour au lendemain. Tout n’est pas joué mais pour Stéphane, qui vient de nous être présenté, il y a un moment où les choses vont se décider et il va prendre « part au jeu ». D’une part, il y a une sensibilité chez lui à ce qui lui vient de l’Autre, proposé comme une nomination autre. Par exemple, le hurlement du bébé qu’il entend, c’est le « rouleau compresseur ». Mais à ce que l’Autre lui dit, il répond : « Ça peut aussi être ça ». Comme si une signification restait en attente ; ça ne se décide pas et lui-même va très doucement avec la signification. Parce que quand il est sûr de la signification, c’est l’horreur, c’est l’Autre féroce.

D’autre part, à propos de la protection, il y a une stratégie du sujet intéressante de la part de Stéphane. Il se débrouille pour que l’Autre, qui est composé par Mr JEAN, les parents, le psychiatre, tous ces « petits personnages » qui s’occupent de lui, se mettent ensemble à parler de lui. C’est-à-dire que quelque chose va se passer dans l’Autre où il pourra être produit, lui, comme effet d’un discours.   Parce que ça parle de lui, il est tout à fait d’accord, même soulagé, que ceux qui s’occupent de lui parlent en son nom : « Ca ne pourra faire que m’aider ». Il est partout parce qu’il a compris ce principe de tout discours, c’est-à-dire qu’il suffit que 2 ou 3 parlent en son nom et du coup, il existe, même s’il ne doit pas mettre son corps. Parce que déplacer son corps lui est au plus haut point dangereux, menaçant. Donc, il reste chez lui mais aux psychodrames, aux entretiens familiaux, ça parle de lui est cet Autre cette fois n’est pas uniforme et qui l’assigne à résidence, à être « l’addict aux jeux vidéo ». Là, ce jeune homme a saisi qu’il peut avoir une production de sujet, un effet de sujet dans ce discours qui se tient dans l’Autre et c’est un enjeu pour lui. C’est en lien à ce que vous avez dit qu’il n’est pas soutenu par sa propre parole.

Suspens de la signification et perplexité

E. ZULIANI.  C’est très intéressant, je n’avais pas vu ça comme cela mais c’est aussi une solution qu’il trouve quant à la question de la signification en général. C’est vrai qu’il y indécision dans la signification. Que cette indécision perdure, c’est peut-être bien que ça reste un peu comme cela. Pour lui en effet, il y a une espèce de suspens de cette question de la signification. Il faudrait peut-être quelques autres exemples, Mr JEAN pourrait peut-être en dire plus sur le fait qu’il ne tranche pas, c’est toujours « virtuel ». On retrouverait d’une certaine manière le terme de « virtuel », non plus branché à la question des jeux vidéo, mais à la question de « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Une espèce de suspens qu’on retrouve chez certains sujets, qui parfois aussi les plonge dans une certaine perplexité. Est-ce le cas ici ?

J. MICHEL. En effet, c’est ce qui est en jeu pour Stéphane dans les psychodrames. Par exemple, quand il dit : « Si j’avais accepté de l’aide de cette prof… » Il y a une suspension puis, dans la phrase d’après, il énonce : « Quand je me risque à l’extérieur, quand je me risque à demander de l’aide, ça se passe plutôt bien. »

Jeux vidéo et identification

Un participant pose la question de la valeur positive des jeux vidéo, à partir d’un cas de sa pratique, plus âgé, dépressif, admis à l’hôpital pour tentative de suicide après avoir arrêté de jouer. La question est posée de savoir à quels jeux s’adonne le sujet : jeux en réseau ? Seul ? Qui renvoient à des choses différentes. Quelles seraient les valeurs positives du jeu notamment en termes de construction d’identification, peut-être parfois d’idéalisations qui peuvent aussi être écrasantes. On a l’impression que pour ce jeune qui est en évitement de sa pensée, qui ne peut pas aller ni à la rencontre de l’extimité de l’autre en soi, dont vous venez de parler, ni à la rencontre de l’autre à l’extérieur, est-ce que le jeu en réseau ne peut pas être un filtre qui va permettre cette rencontre de l’autre virtuel ? Un autre artificiel, mais sur lequel on peut s’appuyer ?

M. JEAN. Il m’a dit une fois : « Vous, vous n’avez pas d’amis dans tel et tel continent?! Moi, j’en ai ! ». Etre au fait de la culture des jeux vidéo chez les jeunes sujets permet à l’accueillant d’adopter une position vis-à-vis de ce symptôme qui ne soit pas l’agacement. A la Maison des Adolescents, il y a plusieurs professionnels qui connaissent bien cet univers qui font tout un travail à ce propos et travailler en équipe, ça aide, ça cultive aussi.

Le participant. C’est intéressant aussi pour le jeune, de pouvoir parler de sa pratique du jeu vidéo.

Mr JEAN. C’est pour ça qu’il a rencontré cet accueillant de la MDA mais il n’a pas souhaité poursuivre, non plus.   

Témoignage

Un participant, à partir de son expérience, témoigne de l’incompréhension des générations. Agé maintenant de vingt-trois ans, ayant commencé avec les jeux vidéo vers six, huit ans, il dit avoir « grandi de l’intérieur » avec cela. C’était la Playstation 1, maintenant la Playstation 4. Il a grandi avec ça, et pense que ceux qui ne l’ont pas connu, ignorent la « puissance identificative » en ce que le jeu vidéo concerne la réalité d’un sujet. La réalité n’est plus extérieure, dans ce que les générations plus vieilles peuvent considérer comme la vraie réalité. Pour ce jeune-là, sa réalité, c’est le jeu vidéo. Et dans l’intervention de Mr JEAN, ce qui m’a interpellé c’est que le seul moment où il montre qui il est, c’est quand il se met en colère pendant un entretien contre son père qui essaie d’amener tout doucement le problème des jeux vidéo. Là, c’est lui. A tous les autres moments où il met de la bonne volonté pour se traiter contre ça, c’est le discours de l’Autre qui lui glisse dessus. Mais il ne le pénètre pas encore.

E.ZULIANI. Mais vous avez vu que dans le cas il y a autre chose que la question des jeux vidéo ?!

Le participant. Oui, d’accord. Mais ce symptôme, ce n’est pas un sinthome. C’est une solution mais c’est tout ce qu’il a trouvé. Mais il ne faut pas sous-estimer l’enfermement. C’est tellement réel. Parce que c’est l’Idéal du moi qui devient atteignable dans le jeu vidéo ; l’identification à l’avatar.

E.ZULIANI. Vous êtes très proche des développements qu’a fait J-A MILLER à la Journée de l’Institut de l’Enfant pour préparer la prochaine journée dans deux ans. Vous aurez vingt-cinq ans et vous viendrez parce qu’il a beaucoup développé la question de la virtualité. J’ai beaucoup aimé aussi votre remarque : « J’ai vécu ça de l’intérieur ». Le thème sera : « Vers l’adolescence ». Qu’est-ce que c’est que l’adolescence ?   Quand vous dites « de l’intérieur » vous dites « Il y a une incompréhension ». Je suis d’accord avec vous. On ne comprend pas ce dont souffrent, les tourments et en même temps les satisfactions que tirent les jeunes des jeux vidéo mais au-delà, si on ne s’en tient qu’au comportement-« Il passe beaucoup de temps devant l’écran etc… »- on ne comprend pas vraiment ce que vous décrivez de l’intérieur-vous utilisez l’expression « l’idéal du moi »-c’est vraiment saisissant. J-A MILLER en a parlé, la question de l’idéal du moi, la question de la réalité. Il considère par exemple que pour les jeunes d’aujourd’hui, la réalité était immorale. Est-ce que ça vous parle cette expression ?

Participant : Oui. C’est le lien plaisir-déplaisir. Dans le jeu vidéo, le plaisir ressenti à être ce qu’on n’est pas dans la réalité est tellement fort que le déplaisir de l’épuisement-il y en a qui arrivent à ne même plus s’alimenter ni se laver pour pouvoir jouer- le déplaisir est tellement masqué par le plaisir que pour faire retour à la réalité que d’autres générations pourraient considérer comme la seule réalité,…

Question de « la limite »

Une participante pose la question de la limite. Bien que vous n’avez pas prononcé le mot, mais depuis tout à l’heure je me dis que vous considérez un peu le jeu vidéo comme un sinthome, finalement. Par contre, ce que ça m’évoque, à vous entendre, si on reste au stade du symptôme, c’est qu’on a le sentiment que rien ne vient faire limite. C’est-à-dire que jouer dix-huit heures par jour, est-ce que ça n’est pas quand même du côté du symptôme ?

B. FRATTURA. Considérons-nous le symptôme comme un déficit, un échec, quelque chose à éradiquer ? Ou comme l’effet d’un impossible ? Le symptôme, c’est une tentative de solution « ratée » mais par rapport à quoi ? Par rapport au mieux, dont parlait E. ZULIANI, ou par rapport au père, mais alors, on va au pire.

E. ZULIANI. Par exemple, les êtres humains, décident de vivre avec une femme ou un homme comme solution à un problème qu’ils rencontraient, de solitude, recherche de l’âme sœur etc… Et aussitôt la solution qu’ils se donnent devient un problème.   La question est : « Qu’est-ce qu’on fait alors, maintenant ? ». Quant aux limites, le sujet lui-même le dit : « Ce n’est pas normal ! »

B. FRATTURA. Le monde dans lequel, sujets, nous pouvons circuler est un monde de discours. Ce monde de discours, c’est le lien social possible et c’est à partir de ça qu’on peut penser une limite. Si vous ne faites pas telle chose, c’est parce que vous fonctionnez à l’intérieur d’un discours qui vous permet de vous repérer pour savoir par où vous allez passer et par où vous n’allez pas passer. Ce n’est pas parce qu’il y a une barrière que vous n’allez pas sauter au-dessus. C’est parce que inscrits à l’intérieur d’un discours, ça vous permet de vous arrêter avant d’enjamber la barrière. Pour ce jeune homme, la question des limites que nous, au nom du père et au nom du « mieux », voudrions lui mettre pour aller faire une balade au vert plutôt que de passer des heures devant les jeux. Mais la dimension du temps, pour la mesurer, il faut aussi qu’il y ait eu un chiffrage de la jouissance qui permette cela, qui permette de dire : « Là, je suis en train de perdre mon temps ; je n’ai pas le temps » ou « Je ferai tout pour me faire le temps qu’il faut ». Mais quand la jouissance est sans limite, n’a pas été un peu écornée par autre chose, on a (comme dit ?) tout le temps devant soi. Et derrière soi…   Tout ce discours que ce jeune homme essaie de mettre autour de lui, c’est ça qui peut lui permettre alors d’avoir un rapport au temps, avoir, lui, un rapport au temps, le sien et pas celui qui mesure des comportements : « Tu as passé trop de temps ! ». Au nom de quoi ? Au nom de notre mode de fonctionner à nous, dont « nous sommes d’accord pour dire : c’est le meilleur. ».

E.ZULIANI.  Pour ce sujet, je dirais presque qu’on est au début d’un travail. On est à deux ans, deux ans et demi. C’est un début de travail. Cette question de la limite est intéressante. LACAN s’est beaucoup intéressé à ce terme. Dans tout son enseignement, il y a une multitude de termes qu’il avait essayé de travailler. Il a évoqué les franges, les frontières, le cadre, le littoral, le bord. Pour montrer qu’à chaque fois, ces termes n’indiquaient pas les mêmes bords. Le bord n’est pas pareil qu’une frontière qui n’est pas pareille qu’un littoral. Moi qui suis en Bretagne, un littoral, c’est très changeant. Ça peut avoir plusieurs kilomètres de différence, à marée basse, à marée haute.  Je pense que là où il y a une limite, c’est qu’il ne verse pas dans le risque passage à l’acte. Ça c’est une limite qui a sans doute été mise beaucoup en évidence, plus que comment le limiter. On lui propose d’ailleurs de le limiter en temps. On lui a fait une proposition et il a refusé aimablement.

P-Y GOSSET. Quand FREUD traite des pulsions, il écrit : « La pulsion ne connaît ni la nuit ni le jour. » Et le Réel dans ce cas-ci, ce n’est pas tant le fait qu’il passe beaucoup de temps sur la console. Ce qu’il fait, le jeu vidéo, répond à quelque chose du Réel mais ce n’est pas ça le Réel. Le Réel, c’est ce qui l’envahit, c’est-à-dire ses pensées.

Par ailleurs, en mettant en série les événements de son histoire tels que lui et ses parents en font part, à savoir son inextinguible détresse lorsque tout petit il est confié à une autre personne que la mère, le reproche qu’il fait aux parents et professeurs de n’avoir rien fait lorsqu’à l’école il se faisait maltraiter et enfin, lorsqu’au jeu de psychodrame, il interprète une proposition d’aide comme une tentative d’agression, c’est un sujet qui est foncièrement « laissé tomber ». C’est pour cela que je trouve que c’est très délicat et qu’il faut être très prudent parce que soit il est laissé tomber, soit quand on insiste, on l’envahit et c’est d’autant plus inquiétant que se présente pour lui la crainte de recevoir des coups.

(Une participante). Je voyais plutôt la limite comme quelque chose qui empêche, quelque chose qui oblige les limites du corps, de son corps. C’est-à-dire qu’il y a un moment où on doit aller aux toilettes, un moment où on doit manger, où on doit dormir. Ce qui le coupe finalement de son jeu vidéo.

E. ZULIANI. Mais Mr. qui témoignait tout à l’heure disait qu’apparemment, on peut rester sans manger, sans se laver,…

Autre participante. Est-ce que ça ne peut pas aller jusqu’à la mort, cette affaire ? Je pensais à la jouissance sans limite, à la jouissance Autre, du côté de quelque chose qui viendrait border.

E. ZULIANI. On n’a pas dans le cas l’amorce de ça. Le cas nous laisse au moment où il dit : « C’est pas normal ». Là, il y a un petit « suspense »pour faire de la clinique fiction mais évidemment, ce serait bien, que quelque chose vienne border, vienne surtout tamponner ce à quoi il a affaire, les pensées auxquelles qui le tourmentent.

B. FRATTURA. Il reste vague, il n’arrive pas à mordre sur quelque chose, lui. Ce sont déjà de toutes petites victoires qu’il puisse venir une fois sur deux à sa séance, qu’il puisse quitter ça une fois sur deux pour aller au psychodrame. On voit en effet à quoi peut être réduit le corps ramené à un stade inconnu du pur besoin, finalement, parce qu’on n’arrêterait que quand il faut satisfaire ses besoins les plus primaires.

Une participante. Dans le film « Birdman », il y a quelque chose qui peut se retrouver. Le héros est limité au niveau de son corps parce qu’il ne peut pas s’envoler comme un oiseau alors qu’il a vécu ce rôle-là.

E. ZULIANI. C’est une lecture intéressante de ce film qui, pour ma part, m’avait laissé assez dubitatif.