Compte rendu de la Conversation « clinique et addictions » du lundi 9 février 2015 avec Fabián Naparstek, membre de l’EOL, Argentine, et du Conseil de l’Association Mondiale de Psychanalyse*

Résumé par Stéphanie Lavigne, suivi de Morceaux choisis par Pierre Sidon

1. Résumé 

La première partie de la soirée fût consacrée à l’histoire des drogues, thème que nous n’avions pas encore abordé lors de nos conversations. Fabian Naparstek dissocie radicalement une conception du rapport ancestral qu’entretient tout sujet avec une substance psychoactive, et la pathologisation des drogues. En effet, c’est lors de la découverte du syndrome d’abstinence via le discours de la science que l’alcoolisme et de la toxicomanie apparaissent (environ 150 ans). Pour lui « le rapport des individus à la drogue est millénaire »[1], c’est sur ce premier énoncé que deux questions se dégagent : la rencontre d’un individu avec la drogue daterait–elle de l’apparition du langage ? La fonction de la drogue serait donc directement liée au parasite langagier. La deuxième question en serait une conséquence, la drogue pourrait-elle désarticuler le langage jusqu’à toucher au Nom du père ?

Nous revenons au point de vue historique pour mettre en valeur l’importance du discours de la science qui, quant à lui, lui cherche une cause précise à la toxicomanie. C’est à partir de ce point de vue que les Etats-Unis mènent une politique de répression en incluant les thérapies. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), suit cette orientation et tente de définir l’usage simple d’un produit, en l’opposant aux consommations qui généreraient une grande dépendance. L’accent est mis sur la drogue consommée et non sur le sujet lui même. Il est rappelé qu’au début des études faites par les psychanalystes sur les toxicomanies, une tentative de définir « le vrai toxicomane » avait eu lieu. Cette orientation nous avait quelque peu éloigné d’une clinique au cas par cas des sujets parlants.

La deuxième partie de la soirée fût consacrée aux hypothèses du Dr Freud dans son texte, Malaise dans la civilisation, d’où Fabián dégage une conception freudienne des toxicomanies qu’il réfute pour ce qu’il en est du 21è siècle. Il nous dit qu’à l’époque de Freud, « l’usage des narcotiques était comme une béquille parmi d’autres », alors que dans notre postmodernité l’usage de drogue s’inscrit différemment dans notre culture : « il s’agirait d’une satisfaction unitaire et égale pour tous, qui tenterait de balayer toutes les différences ». En effet, au vu de l’effacement du Nom du père dans notre monde contemporain, nous rencontrons de moins en moins ce que Fabian nomme « les alcooliques romantiques ». L’époque de la prépondérance du Nom du père, permettait que la drogue puisse être un partenaire possible, là où « l’alcoolique se trouvait noué à la consommation par un certain lien idéal ». Or depuis cette époque, il y a eu ce que Jacques-Alain Miller a appelé « l’inexistence de L’Autre, où il s’agit d’une toxicomanie généralisée » [2]. On pourrait poser l’hypothèse d’un mariage du discours de la science avec le discours du capitalisme, « où prime la jouissance de la consommation proposée par le marché et égale pour tous ». En ce sens « n’importe quelle substance peut se transformer en la pire des drogues ». Sur ce propos, nous avons évoqué l’énoncé de Jacques-Alain Miller en 2011 « Toutes activité peut devenir une drogue » [3]. Lors de la conférence de Fabián Naparstek à Genève en 2014, celui-ci évoque le cas d’un homme addict à l’eau : « l’eau toxique de Mario » (cf : addcita.org : https://addicta.org/2015/02/07/leau-toxique/), ce cas clinique a été succinctement abordé au cours de la soirée, ne nous permettant pas de conclure nettement.

La troisième partie de la conversation s’est attachée au nom du père qui réprime et répertorie : C’est ainsi qu’une effervescence au sein de notre groupe est apparue au sujet de la réglementation en France concernant le tabac, notamment sur l’interdiction de fumer en voiture. Cette montée d’adrénaline incluait également les non fumeurs… Mais qu’est ce qui touchait autant notre assemblée ? Une interprétation nous a permis de pointer une réglementation française qui viserait à réglementer le plus intime de la jouissance de chacun.

Nous avons terminé notre conversation du 9 février sur l’orientation du dernier enseignement de Lacan (à partir du séminaire XX), concernant d’une part la notion d’une jouissance omniprésente, ce que Fabian Naparstek nomme « la métastase de la jouissance », et d’autre part la notion de sinthome. C’est une orientation qui part du singulier et qui s’apparente à ce qu’il y a de plus irréductible chez chaque sujet, c’est à dire de l’incurable. Nous avons conclu sur l’interrogation quand à la possibilité d’un transfert pour nos patients : De quel transfert s’agit-il dans nos institution ? Cette question n’a malheureusement pas pu être suffisamment discutée par manque de temps (une prochaine invitation est en cours). Néanmoins, l’idée d’être en position de partenaire du sujet a été soulevée, et nous avons pu évoquer l’intervention de Jacques-Alain Miller lors du congrès de l’AMP en 2004 concernant l’importance de l’amour dans le transfert[4].

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* Auteur de Introduction a la clinica con toxicomanias y alcoholismo, GRAMA EDICIONES (2005, 2009, 2010, 2012)

[1] On se référera à plusieurs reprises à l’article de l’auteur : Naparstek F.-A., L’essaim de drogues,  Revue la Cause du désir, n°88, octobre 2014.

[2] Sinatra, « La toxicomania generalizada y el empuje al olvido », Mas alla de las drogas, Pulral Editores, Bolivie, 2000, p 39.

[3] Jacques-Alain Miller, le Point, 10/08/2011, (…) « C’est aussi pourquoi le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c’est l’addiction. Le « Un » jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue : le sport, le sexe, le travail, le smartphone, Facebook… ». (…)

[4] Jacques-Alain Miller, Congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse, Une fantaisie, 2004, (…) « ce que nous disons traditionnellement : le sujet supposé savoir est pivot du transfert. Il me semble que le dernier Lacan dit autre chose, si je puis dire, il dit plutôt: le transfert pivot du sujet supposé savoir. Pour le dire autrement, il dit plutôt que ce qui fait exister l’inconscient comme savoir, c’est l’amour. D’ailleurs, la question de l’amour à partir du Séminaire Encore connaît une promotion tout à fait spéciale, parce que l’amour c’est ce qui pouvait faire médiation entre les un-tout-seul ».

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2. Morceaux choisis de la Conversation

  • Fabián Naparstek évoque d’emblée que le suffixe « manie », dans « toxicomanie » fait référence à la psychiatrie. « Toxicomanie et alcoolisme, la dichotomie existait déjà à l’époque : j’ai parlé de l’alcoolisme romantique à l’époque ; ce n’est pas habituel aujourd’hui ».
  • Pierre Sidon : le romantisme non plus…
  • Fabián Naparstek : à l’époque, un homme abandonné par une femme va rencontrer les autres hommes, de façon virile, avec l’alcool. On a plutôt affaire à une féminisation du monde, aujourd’hui. Aujourd’hui il n’y a pas de différence entre toxicomanie et alcoolisme.
  • FN : À propos d’addictions, on a beaucoup évoqué le jeu de mots : a-diction : sans diction. Mais parmi les addictions sans substance, à la mode, à Rennes dernièrement on a évoqué le cas d’un addict au sexe : or il ne s’agissait pas de ça ! Il s’agissait d’un homme en position féminine, qui cherchait l’amour avec une femme. Il y avait certes beaucoup d’histoires de sexe mais, fondamentalement, ce qu’il cherchait, c’était un mot, une parole d’amour. Pour cet homme on a trouvé des éléments de ravage à l’instar de ce que Lacan dit d’une femme.
  • PS : on a rencontré cela lors de notre dernière conversation sur ladite addiction au sexe, chez Alia.
  • FN : il faut différencier cela d’une féminisation dans la psychose.
  • FN : Freud lui-même parle de la toxicité du symptôme. C’est un débat ancien : où est la toxicité : dans le sujet ou dans l’objet ? Platon lui-même discute : la folie, est-ce le vin ou les femmes? On peut penser, avec Mauricio Tarab, que c’est la jouissance qui est toxique. Car le toxique peut devenir symptôme ou remède. J.-A. Miller parle du symptôme intra-psy ou inte-rpsy. L’inter-psy ce serait quelque chose comme le partenaire symptôme : c’est le partenaire qui devient toxique. On voit d’ailleurs beaucoup de femmes ravagées par un homme toxicomane. La manie c’est une rupture avec l’Autre. La manière de se lier à quelque activité ou substance c’est la rupture avec l’Autre.
  • Luis Iriarte Pérez : l’addictif c’est le sujet pas l’objet, contrairement à ce que dit la médecine
  • PS : pourquoi, dans l’histoire, cette rupture avec l’Autre verse-t-elle à moment donné dans la pathologie ? Tu évoques le syndrome d’abstinence qui sert, à-partir d’il y a 150 ans, d’index pour pathologiser ceux qui se coupent de l’Autre.
  • FN : on a aussi des gens qui se lient à l’Autre par la drogue maintenant.
  • PS : on est surpris que la science coupe la relation à l’Autre, le disqualifie mais l’usage traditionnel de la drogue pour se couper de l’Autre aussi. Est-ce que la science, le marché surtout, n’entre pas en concurrence avec l’usage traditionnel ?
  • Stéphanie Lavigne : à-partir de quand différencie-t-on l’usage de drogues de la toxicomanie ? Dès que le sujet parle, je dirais.
  • PS : tu dirais que c’est le parasite langagier qui est la maladie et le toxique le pharmakon ?
  • SL : Freud en parle comme ça : le briseur de souci. Il n’y a pas de rat toxicomane.
  • FN : je suis d’accord même si je ne le pensais pas comme ça.
  • PS : ça permet de poser la question que la drogue coupe la jouissance de l’être parlant et non pas : fait jouir. Car il y a une connotation morale avec cela.
  • FN : toute activité fait jouir. La question c’est comment se présente la jouissance pour chacun.
  • SL : Pierre tu es radical : il jouit quand même.
  • PS : oui, en effet, mais pas de la parole : ça inverse la perspective
  • SL : le toxicomane ne va pas à l’analyste, il ne parle pas. C’est la jouissance du blabla qui lui manque
  • FN : le toxicomane ne veut rien de l’Autre
  • PS : est-ce une forme d’auto-ségrégation ? (c.f. Lacan dans le Discours de clôture)
  • FN : c’est la rupture avec l’Autre qui est la plus radicale des ségrégations. Freud aborde la ségrégation à-partir de la jouissance féminine. Il faut faire la différence entre ségrégation et discrimination.
  • PS : et la toxicomanie comme envers du racisme (É. Laurent, Quarto n°40)
  • FN : l’époque du NdP c’est aussi une époque de ségrégation. Par les diagnostics.
  • Eugenia Varela : dans son Cours Extimité (Inédit), JAM évoque au début la ségrégation. Comme le sujet se met comme objet a dans l’Autre…
  • PS : alors ça ce serait discrimination : jusqu’à ce qu’on les mette à l’hôpital psychiatrique…
  • Eric Colas : ou en prison.
  • FN : il y  a une opération libidinale : l’économie : d’un côté la loi, d’autre côté la jouissance. La liste des drogues détermine la liste des NdP de l’époque.
  • PS : Kant avec Sade : la loi est aussi jouissance
  • FN : mais l’interdiction fonctionne
  • EC : si l’on ne les avait mis en prison, il y aurait quand même eu ségrégation…
  • FN : Éric Laurent a montré que la libération totale de la drogue serait terrible.
  • SL : il dit que chaque pays a libéralisé en fonction de la régularisation pulsionnelle locale
  • FN : ce n’est pas que le problème de la légalisation. C’est aussi la possibilité de la production.
  • EV : Éric Laurent disait que pour contrôler l’argent de la drogue il fallait peut-être le faire rentrer dans la comptabilité.
  • LiP : à propos du diagnostic : le « vrai toxicomane », comme on a dit dans les années 80, notamment au GRETA, avait rapport avec ladite structure perverse. D’autres parlent de la structure psychotique pour les toxicomanes. Et vous ?
  • FN : le vrai toxicomane c’est une manière de dire. Il n’existe pas bien sûr. C’est la clinique. Je pense aujourd’hui que ça n’a rien à voir avec la jouissance orientée.
  • PS : …par le fantasme ?
  • Vincent Calais : beaucoup de toxicomanes ont aussi une jouissance très orientée.
  • Eugenia Varela : il faut laisser tomber ce pb du diagnostic…
  • FN : on peut aussi laisser un sujet avec son diagnostic, ne pas rompre chez chacun l’identification : essayer de savoir quelle fonction a la drogue chez chacun. Les collègues belges ont une idée plus proche du rapport entre toxicomanie et psychose. Le problème c’est l’expression : « vraie toxicomanie ».
  • PS : si on dit vrai toxicomane c’est peut-être parce qu’on a l’idée du faux toxicomane. Ca serait quoi ? Celui qui n’a pas la vie rêvée du vrai toxicomane ?
  • FN : il y a des monomanies; mais la plupart changent de produit
  • PS : c’est ce que note Éric Laurent.
  • FN : ce qui m’intéresse c’est de penser souffrance localisée ou délocalisée. Pour J.-A. Miller le ravage est une souffrance délocalisée et le symptôme est une souffrance localisée. On peut travailler avec la localisation, moins avec la délocalisée. La perversion c’est une façon de localiser de façon très précise une jouissance. Et elle ne s’accompagne pas de souffrance.
  • SL : la délocalisée ne serait pas limitée à une structure.
  • FN : avec l’analyse si l’on peut commencer à localiser quelque chose, on peut mettre en fonction la structure.
  • EV : même s’il y a une partie qui ne sera jamais localisable.
  • Jose Altamirano : Parlons du cas de Mario Abello (voir sur ce site), d’addiction à l’eau ?
  • FN : j’ai pris ça car l’eau est la substance la plus pure de la terre.
  • PS : alors c’est l’addiction au placebo !
  • FN : c’est le Nom du Père donc qui décrète qu’une substance devient toxique. Qui tente de localiser la jouissance.
  • SL : c’est frappant de nommer ce qui devient interdit. Ex : le tabac : on allait jusqu’à interdire de fumer dans la voiture avec les enfants  : on était les criminels.
  • Mauricio Rugeles : on passe de fumer tuer à fumer tue l’autre : second hand.
  • FN : on peut jouir sans tuer l’Autre ?
  • PS : c’est pas sûr.
  • FN : c’est un monde plus ordonné quand on a ceci tue cela tue… Quand la jouissance est partout c’est différent. Faire la guerre contre la drogue, on peut le faire quand on sait où est la drogue. Il faut connaître l’ennemi.
  • PS : maintenant on fait la guerre à tout le monde. C’est drôle et terrible
  • MR : et ça s’est intensifié après la chute de l’URSS : c’était là l’ennemi. Il faut en inventer un autre.
  • FN : c’est la structure du NdP
  • MR : c’est conservateur de faire plus de NdP pour localiser l’ennemi !