Pierre-Gilles Guéguen

Conférence au TYA, Buenos Aires, le 21.04.2012

Traduit de l’espagnol par Jose Alberto Altamirano Valladares 

Dans une interview du magazine Le Point du 18 août 2011 intitulée « les prophéties de Lacan », Jacques-Alain Miller déclarait : « Lacan avait déduit que le modèle ancien ne tiendrait pas la route, que la sexualité allait passer du ‘Un’ fusionnel au ‘Un-tout-seul’. Chacun son truc ! Chacun sa façon de jouir ! Jusqu’à Lacan, on appelait ça l’autoérotisme. Et on pensait : normalement, ça se résorbe, car les deux sexes sont faits l’un pour l’autre. Eh bien, pas du tout ! C’est un préjugé. À la base, dans l’inconscient, votre jouissance n’est complémentaire de celle de personne. Des constructions sociales tenaient tout cet imaginaire en place. Maintenant, elles vacillent, car la poussée du ‘Un’ se traduit sur le plan politique par la démocratie à tout-va : le droit de chacun à sa jouissance propre devient un ‘droit humain’. Au nom de quoi la mienne serait-elle moins citoyenne que la tienne ? Ce n’est plus compréhensible. C’est aussi pourquoi le modèle général de la vie quotidienne au XXIe siècle, c’est l’addiction. Le ‘Un’ jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue : le sport, le sexe, le travail, le smartphone, Facebook… »

La prolifération de l’Un-tout-seul associée à la diffusion généralisée de l’addiction dans nos sociétés de masses résulte d’être une vision réaliste. Il y a ce qui est, ce qui existe aujourd’hui, qui est l’addiction généralisée, et il y a une manière dans laquelle la psychanalyse peut intervenir dans ce qui est : la praxis psychanalytique. La société de réseaux trouve de plus en plus un fondement, pas plus dans l’idéal incarné par un maître, mais dans des communautés d’addiction. Cela correspond à l’extension des droits de l’homme et à la montée de ce qui est excessivement judiciaire et du capitalisme financier effréné.

Certains, nostalgiques d’un corpus psychanalytique freudien qui serait valide quelque soit le contexte de la société dans laquelle on vit, s’entêtent à vouloir réinstaurer le père de l’Œdipe, un père de la Loi. Cette position est non seulement réactionnaire mais surtout vaine.

D’autres, inspirés par un courant de la philosophie américaine, voient d’un bon oeil le relativisme s’installer : Whatever works ! à l’instar de la satire qu’un Woody Allen a produite récemment. Et en général ce relativisme convient à l’industrie du médicament, fondée précisément sur un pragmatisme qui met de côté la subjectivité. Il s’agit, au contraire, pour nous, d’élaborer une réponse propre à la psychanalyse, qui sache « se passer du père à condition de s’en servir ». Quelle praxis en découle-t-il ? Et comment, en particulier, la psychanalyse peut-elle s’appliquer à ce qu’on a défini comme la thérapeutique ? Autrement dit : comment accueillir, dans le discours analytique, tout l’éventail des phénomènes addictifs, quelque soit leur différence ? En sachant qu’il existe un hiatus entre la même définition de la « dépendance » dans le DSM et ses troubles, et ce que l’on entend par « toxicomanie » quand on l’aborde comme un symptôme psychanalytique.

Considérons d’abord que, pour qu’il y ait de la psychanalyse il y a besoin de psychanalystes. Comme Lacan l’avait formulé un jour d’une phrase si lapidaire qu’évidente : « la psychanalyse est l’opération qui s’attend d’un psychanalyste ». Nous entendons nous baser sur cette définition.

Jacques-Alain Miller nous le rappelait après la rencontre « PIPOL 3 » : les effets de la psychanalyse ne viennent pas de l’environnement : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de divan, un cabinet ou un type de clientèle particulière qu’il n’y a pas de la psychanalyse. Parce qu’elle tient au rapport de celui qui soutient le discours psychanalytique avec l’expérience avec laquelle lui-même ou elle-même s’est compromis. C’est par cela que des effets psychanalytiques peuvent se produire dans l’institution. Je dis qu’ils « peuvent » parce qu’il est quand même nécessaire que l’institution ne fasse pas obstacle à ce que des effets analytiques se produisent.

Cependant ces « lieux alpha », comme les a nommés Jacques-Alain Miller, ce ne sont pas que des lieux d’écoute, ce sont des lieux de réponse : « un lieu où le bavardage prend la forme de la question, et la question même prend la forme de la réponse ». Il n’y a là aucun mépris pour le bavardage mais le problème est celui de savoir quand la conversation se convertit réellement en psychanalyse : il n’y a de lieu alpha que par l’opération de l’analyste qui permet à la conversation de découvrir un trésor, celui d’un sens autre qui vaut comme réponse, c’est-à-dire comme savoir dit inconscient . Ce changement de la conversation se produit grâce à ce que nous appelons le transfert qui permet l’événement interprétatif d’avoir lieu. L’événement interprétatif qui divise un avant et un après ».

Et encore une fois, je cite : « c’est nécessaire mais il faut que l’on installe le circuit au moyen duquel l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée. Le sujet se trouve accroché au le savoir supposé dont lui même ignorait être le siège ».

En effet il est dit clairement mais aussi très subtilement qu’il faut accorder beaucoup d’importance au terme « accroché ». « Le sujet se trouve alors  accroché avec le savoir supposé dont lui même ignorait être le siège ». L’effet analytique est défini comme un crochet, une connexion même « fugace » avec l’inconscient. Arrêtons-nous un instant sur cette formulation. Les termes d’accrochage et de décrochage qui sont associés : ce ne sont pas n’importe quels signifiants. Ils ont été inventés pendant la Convention de la Section Clinique à Antibes en 1998. Ils s’appliquent d’abord aux déconnexions successives qui ont lieu dans le cas de la psychose. Dans celle-ci, l’on n’observe pas des phénomènes nets et brutaux d’activation, mais une dérive lente et cependant remarquable qui fait que le symbolique se défait part par parti. « L’appareillage » du sujet par le langage se défait, l’intérêt pour le savoir scolaire par exemple disparaît, et après le lien avec la famille, et souvent, il arrive la connexion avec le toxique au lieu de la connexion avec le savoir. Le produit permet alors la réitération identique d’une manière de satisfaction érotique du sujet qui se développe sans l’Autre. Si nous nous appuyons sur le dernier Lacan, nous dirons que nous sommes tous addicts puisque la jouissance est auto-érotique mais que nous la faisons exister grâce à l’amour sous la forme du désir pour l’Autre du sexe.

Cependant, comme on le se sait bien, l’usage massif de toxiques dévie de l’amour et du sexe. Il est donc légitime de s’interroger sur le point suivant : à quelle condition peut la psychanalyse intervenir dans le traitement des différentes toxicomanies ? Une autre question saute alors à l’esprit – et c’est ce que Jacques-Alain Miller évoquait dans sa conférence « Une fantaisie » : l’objet addictif que Lacan désigne dans le Séminaire XVII comme plus de jouissance en toc : a-t-il la même valeur que l’objet a qu’il « semble » que Lacan avait pu construire à partir du Séminaire X ?

Allons directement à la réponse. L’objet a, dans la dernière conception que nous a laissée Lacan, ne peut être borné par le signifiant : il est réel, la pulsion le maraude comme autour d’un trou, et l’on ne peut qu’à peu près – épisodiquement disait Lacan – dire ce qu’il est, lorsqu’il est pris dans le fantasme, c’est-à-dire « mis en fonction signifiante ».

D’autre côté, l’inconscient est source de savoir dans le réel mais nous ne pouvons pas non plus dire ce qu’il est. Il faut croire, comme il faut croire que dans l’autisme l’on peut obtenir une obscure décision du sujet vers les rives du signifiant à-partir, d’abord, de l’élection du monde. De tels effets sont constatés.

L’objet de la science, l’objet « lathouse » en revanche est un faux objet puisqu’il est exprimable en parole, reproductible, calculable. Pour chaque sujet cependant nous ne savons jamais dans quelle constellation signifiante s’installe le lieu du vide de l’objet a lacanien. Nous ne pourrons jamais savoir d’avance quelle est la marge d’extériorisation qu’on peut lui attribuer.

C’est à cela que la psychanalyse peut travailler avec le sujet toxicomane : parier sur le fait que l’objet qui est choisi ne sature pas toute la jouissance et aider à supporter, grâce à la chaîne de la parole, le plus de jouissance possible en s’appuyant sur les inventions signifiantes qui entoureront le trou.

Comme les psychanalystes le savent, cette mobilisation peut être, dans quelques cas, très difficile puisque le produit peut représenter à la fois ce qui détruit et ce qui soutient le sujet dans l’univers du langage : son symptôme bien réel. Toujours un par un et souvent un tout seul.