Pierre Sidon

Addictologie : Nom féminin. Étude des addictions, c’est-à-dire de la dépendance physiologique et psychologique à une substance ou à un comportement. (Source wikipedia)

Il y a d’abord l’addictologie comme pratique

C’est la pratique issue des pionniers de la prise en charge des toxicomanes : médecins, somaticiens et psychiatres, psychologues, infirmiers, travailleurs sociaux, patients, familles et bénévoles. Cette pratique, élaborée dans le cadre associatif issu des initiatives de quelques uns dans les années soixante dix, s’est formalisée progressivement sous forme institutionnelle. Issue d’un désir d’assistance aux plus exclus parmi les exclus, elle a gravi les échelons jusqu’à s’intégrer aujourd’hui dans sphères les plus institutionnelles de la médecine : à l’Université. C’est récemment qu’elle a pris nom d’« addictologie » dans ce processus, en quelque sorte, d’acquisition de ses lettres de noblesse. Voilà le toxicomane déchet repoussant indésirable dans toutes les institutions, les plus accueillantes même – comme l’était la psychiatrie -, devenu l’objet d’intérêt et d’étude le plus branché. Mais est-ce bien à lui qu’on s’intéresse ou bien plutôt à l’addiction qui sommeille en chacun ? Si les industries pharmaceutique, du tabac et agroalimentaire, se disputent, elles aussi, les recettes, sinon les secrets de l’addiction [1], ne doutons pas qu’il s’agit bien que tout le monde est, aujourd’hui, ou devienne, demain, un addict.

On peut décrire l’addictologie comme pratique, à l’ère des pionniers, comme un militantisme : la cause des toxicomanes : martyrs des opiacés et de l’industrie naissante des drogues, rejetés de la société, de la psychiatrie, et de la médecine mêmes. Défendre la cause des toxicomanes, c’est alors une approche pragmatique qui s’étend de l’exigence d’abstinence absolue à la prescription sauvage d’opiacés, du gourou sectaire au professionnel complice. Entre accueil et rejet, compassion et emprise. Puis survient le SIDA qui fait basculer le problème de la sphère éthique (la jouissance) à celle de la santé publique (l’épidémie). L’opération produit une réinsertion massive des toxicomanes dans le circuit de la médecine. Les traitements de substitution s’avèrent alors nécessaires et leur pratique, jusque là sauvage, s’impose comme « bonne pratique ». Le contrôle de la distribution impose enfin une mutation des institutions pionnières en un modèle réglementaire uniformisé et plus contrôlé. C’est dans ce processus que s’immisce en outre la science du calcul, par l’épidémiologie.

Addictologue OGM

L’épidémiologue, qui est au médecin ce que l’OGM est au maïs, va alors contaminer tout le champ culturel de la toxicomanie et produire la mutation du « médecin en toxicomanie » en addictologue à l’ère contemporaine, addictologue qui n’est plus tant un praticien qu’un théoricien, mais un théoricien sans discours. Soit : stérile. Est-ce alors encore un médecin si le médecin, défini par Galien cité par Lacan, est « dans son meilleur, aussi un philosophe »[2] ? En effet pas, car un addictologue aujourd’hui, dans le modèle universitaire, ce n’est d’abord plus nécessairement un médecin. Le Diplôme Universitaire d’Addictologie consacre en effet quiconque ayant accompli son cursus, comme Addictologue diplômé. Nous lisons par exemple sur le site de l’Université Paris VII, à la rubrique « Public » concerné par le diplôme :

« – Professionnels de la santé (Bac+3) minimum : psychologues, psychiatres, médecins, éducateurs, infirmiers, travailleurs sociaux, membres de l’éducation nationale, etc.
– Professionnels n’ayant pas les fonctions ci-dessus énumérées mais ayant une expérience de terrain minimum de trois ans auprès d’enfants, d’adolescents, d’adultes ou de personnes âgées ayant déjà une connaissance certaine de la psychopathologie. »

« Une connaissance certaine de la psychopathologie », vaste public en effet, comprenant effectivement déjà travailleurs sociaux et membres de l’éducation nationale. Considère-t-on que ce soient des publics formés à ladite « psychopathologie » ? Ce n’est pas notre avis et à ce compte là, il faut donc comprendre le mot « connaissance » dans le sens le plus large, et conclure : « n’importe qui » peut s’inscrire. Fait, à notre connaissance, déjà avéré. N’importe qui peut donc devenir addictologue au prix, certes d’un niveau universitaire minimum (Bac+3) et d’une centaine d’heures de cours. Mais quel est donc ce cursus susceptible de s’enseigner si vite à des publics si éloignés des formations clinique et psychopathologique du médecin, du psychiatre, du psychologue et même du psychothérapeute, tous longuement formés à l’Université, dans les écoles au long des stages, des supervisions, de l’analyse personnelle et des contrôles du praticien ? Qu’est-ce que l’addictologie ?

Clinique-mp3

L’addictologie est une pratique… du chiffre. Une réduction au chiffre, de tout comportement à un chiffre. Ainsi tout peut-il devenir addiction. L’addictologie elle-même aussi, pourquoi pas ?, pourrait donc rentrer, à ce compte, dans sa propre catégorie : sous le titre : addiction au chiffre :

– Mesurer : une quantité de comportement : quoi, combien, quand, depuis quand ?

– Mesurer : la motivation du patient à « entrer dans le soin » : à l’aide d’échelles toujours.

– Traiter : par la méthode comportementalo-cognitive, c’est-à-dire rééduquer directement le comportement en visant sa quantité pour l’amenuiser.

– Enfin, évaluer : quantitativement bien sûr, le résultat. Et, last but not least : faire des statistiques avec tout ça.

 

Du chiffre, du chiffre, du chiffre, encore et toujours du chiffre ! Car le chiffrage, par la numérisation qu’il produit, écrase les discours. C’est le chiffre qui se prend pour le réel là où le discours, par la lettre, produit un autre type de chiffrage, infiniment plus varié. Le chiffre, loin de permettre donc une approche scientifique de l’expérience de l’être parlant, en produit une forclusion, forclusion du réel comparable à celle constatée dans toutes les addictions, avec ou sans substance. L’addictologue, comme son patient, se protège donc du réel angoissant : c’est, quant à lui, un addict au chiffre, prosélyte par dessus le marché.

La clinique dite quantitative qui en résulte, soumise à cette opération de numérisation, la clinique numérique, est une clinique bas débit, dégradée, débarrassée des finesses du message, de la discrimination des différences, de la nuance et de la complexité, de la culture. Elle fait passer du déchiffrage de l’ensemble du discours du sujet, sujet par essence social (familial, social, sociétal et civilisationnel) au comptage de quelques quantités choisies pour une mesure en réalité impossible à étalonner, car qui est normal ? Le chiffrage déloge donc ici le déchiffrage. La néo-clinique qui en résulte est à la clinique et à la pratique ce que le mp3 est à la musique : une forme numérisée, dégradée, appauvrie. Et c’est bien cet ersatz de discours qui tapisse les manuels aujourd’hui : quoi, combien, quand ? Cette néo-clinique, continuiste par la vertu de la quantité, se substitue à toute qualité, à l’image du toxicomane qui, comme le remarque Éric Laurent, par sa pratique, démontre l’interchangeabilité des objets en consommant ce dont il dispose sans aucune discrimination [3].

L’addictologue universitaire, comme le toxicomane, s’avèrent donc de collusion dans un processus de constitution d’un homme universel, sans qualités. Persiste une quantité comprise entre le zéro introuvable du non addict à quoi que ce soit et l’infini mortel de l’overdose ou de tout excès de consommation, fut-elle, dans l’anorexie, consommation de rien. C’est là le pouvoir dissolvant du chiffre qui préside à l’émergence de cette anti-clinique où l’addict s’avère universel. À la question « combien » répond donc un « tous ». C’est le tous du chiffre, lapin mis dans la chapeau au départ et retrouvé à la fin : si tout peut être chiffré du réel alors tous le sont et tous sont éligibles au diagnostic. Et c’est ainsi que l’addictologue aussi devient le scientifique de choix pour étudier chacun, l’expert de tous. Mais c’est un expert qui sait rien sur tout, comme on le dit méchamment des journalistes, mais surtout : tout sur rien, comme on le constate à la lecture d’assommants « traités d’addictologie ».

Un précédent

La situation rappelle à certains égards celle obtenue par l’opérateur dépression en psychiatrie à-partir des années 80. Dans cette séquence, la fabrication « marketée » de ladite « maladie dépressive » accompagne le « dynamisme pharmaceutique »[4] dans la promotion d’une série de molécules qualifiées d’ « antidépresseurs ». Résultat : l’extension de la catégorie « dépression » aux dépends des distinctions cliniques, produisant deux types d’effets :

– négliger les cas les plus embarrassants : les anciennes mélancolies, dépressions dites résistantes et les psychoses notamment sont supplantées par les cohortes grandissantes de dits « déprimés » qu’il est impérieux de prendre en charge en priorité. La perspective de santé publique commande ici à-partir du postulat de l’unicité de La maladie dépressive : les formes dites mineures de ladite « maladie » sont en effet majoritaires. La prise en charge en est de plus est aisée, moins risquée et moins coûteuse et on la confiera à des opérateurs moins formés qu’on rassurera par des procédures standardisées. Le traitement associe des antidépresseurs prescrits à tous sans discrimination dans le circuit dit « non spécialisé » et des « thérapies brèves » sont administrées par des opérateurs peu qualifiés ;

– le deuxième effet est d’aggraver certains des cas les plus graves par :

• le défaut de soins qui en résulte

• ou par l’absence de discrimination suffisante dans l’administration tout de même risquée du traitement aux cas d’intensité dite mineure ou modérée : déclenchement de passage à l’acte par la prescription d’antidépresseurs sans évaluation et surveillance clinique spécialisée et sans traitement complémentaire anxiolytique voire neuroleptique ou antipsychotique.

L’addiction à l’addictologie est une addiction sans substance

Dans la situation actuelle, en ce qui concerne les addictions, il n’y a cependant pas de pharmakon à promouvoir. On ne doute pas qu’on cherche (aussi bien pour diminuer l’addiction que pour la susciter). Et pourtant l’on assiste tout de même à une extension de la catégorie des « addictions ». Celles-ci qualifient désormais une série infinie de comportements dits « de consommation », y-compris les fameuses « addictions sans substance ». Il s’agit, comme pour la dépression, l’hyperactivité, la bipolarité mais aussi l’autisme[5], d’une véritable épidémie de diagnostics, une épidémie sans substance en quelque sorte. On pourrait dire qu’il y a une addiction au diagnostic d’addiction, et que c’est donc, en l’absence de médicament de l’addiction, une addiction elle-même sans substance ! Sans substance mais pas sans cause. Et donc pas sans traitement pour autant.

Car en l’absence absolue de la moindre piste impliquant un quelconque mécanisme organique, biologique ou génétique en cause dans lesdites addictions, ce sont les causes sociales qui sont au premier plan. Il va en découler un néo-épicurisme hygiéniste inquiétant : après avoir repéré que le capitalisme rend la société « addictogène » par le pousse-à-la-consommation qu’il entretient, certains prônent désormais de traiter le mal là où l’on peut et quand on peut : le plus tôt possible, avant qu’il ne s’installe, chez les sujets sains. Comment ? En rééduquant ou en éduquant, c’est encore mieux. Mais éduquer qui ? Pas les malades donc, c’est trop dur, et c’est trop tard. L’entourage, les éducateurs eux-mêmes, les parents et futurs parents… Bref la société.

Les tentations régulatrices de l’addictologie

Une interview récente de Jean-Pierre Couteron [6], psychologue, président de la Fédération Addiction, indique une tendance. Celle-ci met l’accent sur le transfert de charge du thérapeutique vers l’éducatif et de la personne vers son environnement. Bref, protéger l’homme de la société : Rousseau revividus ? Il en conclut – comment ne pas abonder ? – qu’il convient de ne pas interdire aveuglément (« inutilité des politiques de prohibition ») mais qu’il est nécessaire de « se redéployer dans la société » pour la « rééquilibrer en permanence » :

« – ça demande, nous dit le président, (…) de ne plus être dans des lieux des soins dans lesquels on recevrait des personnes qui en auraient besoin (il faut encore que certains d’entre nous restent dans des lieux de soins pour recevoir ceux qui en ont besoin) mais qu’une partie d’entre nous se redéploie en direction du public : usagers mais aussi les environnements de ces publics : les familles, les éducateurs, les travailleurs sociaux pour un peu sensibiliser à cette société addictogène et donc développer on pourrait dire les mesures qui viennent équilibrer (…) Les outils de l’éducation et les outils du soin doivent venir rééquilibrer en permanence le courant dominant d’une société. »

Rééquilibrer la société ? Mais comment faire ? Se donner en exemple d’ataraxie pour ses contemporains ? Personne n’y songe. Amener les brebis égarées dans la frivolité des biens d’ici bas vers une spiritualité salvatrice ? Pas le genre de la maison. Et après la prévention adressée aux parents pour protéger les enfants du consumérisme, quelle prochaine étape prévoit-on ? Certes pas de les retirer à leurs parents pour les envoyer travailler la terre dans des campagnes à l’abri des miasmes des villes aux moeurs corrompues. Bref, on aimerait en savoir plus. Quant aux  métiers psys par contre, aucun doute sur les économies réalisées ainsi. Au total, ne redoute-t-on pas un déshabillage des institutions de leur force de soin ?

L’effet produit sur la clinique par cet opérateur « addict-à » partagerait donc des effets communs avec celui de l’opérateur « dépression » puisqu’il s’agit de traiter tous les cas les plus légers, y-compris dans des unités hospitalières, au détriment des moyens nécessités par le traitement des cas les plus graves : ceux-ci nécessitent pourtant le plus de technicité du fait desdites « comorbidités » psychiatriques constamment associées ainsi que du délabrement médical et social consécutif à l’intoxication et à l’incurie. Mais là où l’opération « addict-à » s’avère donc dépasser en ambition l’opération « dépression », c’est qu’elle ne s’arrête pas à traiter les cas mineurs de La maladie : elle veut traiter l’ensemble de la société. Et réussir là où la dépression avait échoué : à éliminer, en l’homme, non seulement sa tristesse, mais aussi, pour son bien, sa liberté.

Vers l’infini… et en deçà

À l’ère contemporaine, qui n’est plus celle du surmoi interdicteur mais bien incitateur, le moralisme d’allure permissive qui s’annonce dans cette politique est en réalité un hygiénisme autoritaire qui se réclame du bien-être du sujet (définition de la santé par l’OMS) dans une idéologie et une pratique de la prévention et de la réduction des risques. Quant à cette dernière, nous ne pouvons qu’abonder, mais nous ne prétendons pouvoir ne le faire qu’au cas par cas là où l’addictologie s’oriente maintenant vers une tempérance sociale des comportements. On frémit même à lire les visées de ce discours universel déségrégant : car ce qui se perd dans ce « pour tous », ce sont les exceptions, c’est-à-dire chacun. Mais surtout comment ne pas redouter que l’extension des prétentions de ladite addictologie n’éjecte in fine du soin les exceptions les plus graves au profit d’une cohorte non spécifiée de néo-addicts soumis à des traitements protocolisés sans aucune indication véritable (cas légers) ni aucun effet particulier (efficacité limitée) ? Et c’est peut-être déjà le cas ici et là.

Dans cette opération, le « tous addicts » de l’addictologie se révèle être un véritable « nous ne sommes là pour personne ». Une opération où l’envers de l’infini s’avère bien être : le zéro. Soit : un retour à la situation d’avant les pionniers. Si le désir de l’analyste est, selon Lacan, d’obtenir la différence absolue [7], il opère, en institution et dans la société, contre l’indifférence absolue qui peut être, à la fois – et de collusion-, celle de la société, celle des tenants de « La maladie addictive » et de celle d’individus eux-mêmes, dont le statut d’objet dans le fantasme de l’Autre se réalise.

L’application de psychanalystes à la pratique en institution permet de viser ce réel par la parole mais aussi par la pratique de mesures concrètes – en quoi il ne s’agit pas de psychanalyse « pure ». Ainsi notre pratique institutionnelle est-elle fondée non pas sur une idéologie fantastique ou sur une utopie sociale mais sur les savoirs de professionnels qui s’appliquent à un objectif commun par le biais de pratiques différentes mais orientées afin de tempérer la pente de sujets à rejoindre leur être de déchet. L’effet produit est réel : nous aidons chaque individu [8] à redevenir un sujet dans toutes les dimensions, corporelle, mentale et sociale, du terme.

 

[1] Par exemple : MICHAEL MOSS, The Extraordinary Science of Addictive Junk Food, The New York Times, 20 février 2013 : http://www.nytimes.com/2013/02/24/magazine/the-extraordinary-science-of-junk-food.html?pagewanted=3&_r=1&ref=magazine

[2] Lacan, « conférence médecine et psychanalyse », février 1966, inédit.

[3] Laurent Eric, Revue Quarto 42, « Trois remarques sur la toxicomanie », déc. 1990.

[4] Lacan, « Petit discours aux psychiatres », 1967, inédit.

[5] Laurent E., intervention à l’inauguration du nouvel hôpital de Navarre, en video : https://www.youtube.com/watch?v=D99IOoZ4BM4 (notamment à-partir de la minute)

[6] 26 fév. 2014, site du GREA

[7]Lacan J., Le Séminairelivre XILes quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, Paris, 1973, p. 248.

[8] Le terme individu, aux connotations quelque peu policières, est employé par Lacan dans sa conférence La troisième : « chaque individu est réellement un prolétaire de n’avoir nul discours de quoi faire lien social… » : Intervention au Congrès de Rome (31.10.1974 / 3.11.74), Lettres de l’Ecole freudienne, n°16, 1975, pp.177-203. Peut-être est-il à lire avec l’adverbe « réellement », qui le leste de son poids de réel, et par opposition au terme de « sujet » qui connote, quant à lui, l’effet issu de la différence signifiante comme telle.